vendredi 8 décembre 2017

Les "Matériels et méthodes"

La question des "Matériels et méthodes", dans les articles scientifiques,  a été discutée ici il y a quelque temps. J'ai essayé de montrer que cette structure des publications scientifiques modernes de chimie était essentielle, merveilleuse, remarquable...

Mais si elle est utile, elle ne doit pas être systématique. Evidemment, quand les caractéristiques de l'expérience se fondent dans le travail scientifique lui-même, notamment dans l'analyse de la question posée (l'introduction de l'article, par exemple), alors la section "Matériels et méthodes" risque de n'être plus réduite qu'à peau de chagrin, et alors, pourquoi la faire figurer?

Inversement, elle peut guider le scientifique. J'en tiens pour preuve l'exemple d'une thèse où, récemment membre du jury, j'ai dépisté des insuffisances parce que les indications données étaient insuffisantes.

Autrement dit, la question des "Matériels et méthodes", c'est surtout une question de soin, d'application, de travail. Et, qu'on la mette ou non, il faut maintenir l'idée : la section "Matériels et méthodes" est une merveilleuse invention, parce qu'elle est un de ces outils intellectuels supplémentaires que nos prédécesseurs nous ont forgés. A nous de le rendre encore meilleur!

Des questions d'application

Cela devient une antienne... mais on progresse.

Ce matin, je reçois des questions :


L'application des théories de gastronomie moléculaire en cuisine moléculaire nécessite souvent l'utilisation d’ustensiles peu communs en cuisine traditionnelle. Existe-il des techniques ne nécessitant que peu de matériel spécifique ?
Comment élaborez-vous ces nouvelles techniques ?
Commence t-il à y avoir des spécialisations dans le domaine ?
Dans quel autre domaine, que la cuisine ou le textile, la science pourrait-elle, selon vous, s’initier ?
Quel est l’impact de la gastronomie moléculaire au niveau international ?
Quel avenir prévoyez-vous pour la gastronomie moléculaire ?

Première observation : il y a lieu de se réjouir, parce que nous observons que nos correspondants font bien la différence entre la gastronomie moléculaire (gastronomie moléculaire = science) et les applications (cuisine moléculaire = cuisine).

Ensuite, oui, il est vrai que la cuisine moléculaire fait usage d'outils particuliers... parce que c'est bien cela, la définition de la cuisine moléculaire : " l'utilisation de nouveaux ingrédients, de nouveaux outils, de nouvelles méthodes".


Cela étant, des recettes comme le "chocolat chantilly", et bien d'autres, ne font pas usage d'outils ni d'ingrédient spécifiques. Voir par exemple, les "fiches recettes" sur mon site, ou les recettes de Pierre Gagnaire, dans la partie "Art et science".

Répondons maintenant aux autres questions :

Comment élaborez-vous ces nouvelles techniques ?
Je ne suis pas certain de bien comprendre : j'élaborerais des "techniques"? Non, je propose des utilisations de techniques variées. A part la question du "pianocktail, j'élabore peu de techniques.
En revanche, oui, je propose des tas de nouvelles méthodes, fondées sur l'utilisation des connaissances produites par les travaux scientifiques. La réponse de "technologie générale" fait l'objet de mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique... culinaires : quelles relations?", Editions Quae/Belin.

Commence t-il à y avoir des spécialisations dans le domaine ?
Dans quel domaine?

Dans quel autre domaine, que la cuisine ou le textile, la science pourrait-elle, selon vous, s’initier ?
S'initier? Je suppose que l'on voulait dire "s'immiscer", ce qui signifie "se glisser, un peu insidieusement d'ailleurs" (connotation). Cela dit, la science n'est pas "dans" les domaines techniques ; elle en part, pour explorer le monde. Et il faut redire que la chimie, notamment, s'est déjà bien dégagée des "arts chimiques" que sont la fabrication de métaux, de médicaments, de textiles, de cosmétiques. Tout cela figure en détails soit dans mon article récents des Accounts of Chemical Research, sur mon site "Travaux de Hervé This", soit dans mon livre "La sagesse du chimiste", Editions L'oeil 9.

Quel est l’impact de la gastronomie moléculaire au niveau international ?
De plus en plus de groupes scientifiques se créent dans le monde, avec des séminaires, des conférences, etc. Il y a même un réseau des groupes des divers pays... et j'ai proposé de la "gastronomie moléculaire comparative", pour bientôt.

Quel avenir prévoyez-vous pour la gastronomie moléculaire ?
Elle se développera, comme les autres sciences, à l'infini (puisque la science n'a pas de fin, comme je l'écris dans mon Cours de gastronomie moléculaire n°1.


Vive la gourmandise éclairée!

La formule de la béarnaise

Comment résister à vous transmettre cette citation terrible, tirée de La gaye science du foyer, par Soeur delage, Librairie d'éducation nationale, Paris, 1931.Page 51 :

« Rien n'interdit de penser que ce qui est meilleur au goût est également d'une valeur physiologique supérieure »


Hélas, mille fois hélas, cette idée formidable (en français, le mot "formidable" signifie en réalité "qui fait peur") à anéanti l'Empire romain : à l'époque, on édulcorait les vins avec des sels de plomb... mais je rappelle l'intoxication au plomb, ou "saturnisme", induit des troubles qui, selon leur gravité et le moment de l'intoxication, seront réversibles (anémie, troubles digestifs…) ou irréversibles (atteinte du système nerveux, encéphalopathie,…)

Le saturnisme est une maladie qui peut affecter tous les mammifères et les oiseaux (par exemple, les canards qui vivent dans des lacs dont les abords sont très fréquentés par les chasseurs). Chez l'homme, la quantité maximale tolérée est en France de 50 µg de plomb par litre de sang.
Une partie du plomb absorbé par ingestion ou inhalation est excrété, mais le reste s'accumule relativement durablement dans l'organisme, essentiellement dans les os ; 80 à 95 % du plomb absorbé se fixe dans les os en s'y substituant au calcium. Dans l'os, le plomb a une demi-vie moyenne de 20 à 25 ans. Il est aussi stocké dans le foie, le rein, le cerveau... où il cause des effets graves et irréversibles sur l'organisme, dont retard mental chez l'enfant, hypertension, troubles neuromoteurs voire paralysie, stérilité, cancer et mort.

Faut-il vraiment croire à nos sens? D'ailleurs, je ne peux m'empêcher ici de rapporter une discussion avec une personne croyante, qui soutenait que tout ce que Dieu avait donné était bon, et que c'était l'être humain qui avait tout perverti. Et la cigüe? Et le lion? Et la peste?

Décidément, l'ignorance fait du mal, et la croyance, hélas largement répandue aujourd'hui, dans uen prétendue Bonne Nature n'est qu'une ignorance dangereuse. Ne devrait-on pas réintroduire quelques données sur les risques des produits "naturels", dans l'enseignement culinaire?

Ne nous fions pas à notre goût

Comment résister à vous transmettre cette citation terrible, tirée de La gaye science du foyer, par Soeur delage, Librairie d'éducation nationale, Paris, 1931.Page 51 :

« Rien n'interdit de penser que ce qui est meilleur au goût est également d'une valeur physiologique supérieure »


Hélas, mille fois hélas, cette idée formidable (en français, le mot "formidable" signifie en réalité "qui fait peur") à anéanti l'Empire romain : à l'époque, on édulcorait les vins avec des sels de plomb... mais je rappelle l'intoxication au plomb, ou "saturnisme", induit des troubles qui, selon leur gravité et le moment de l'intoxication, seront réversibles (anémie, troubles digestifs…) ou irréversibles (atteinte du système nerveux, encéphalopathie,…)

Le saturnisme est une maladie qui peut affecter tous les mammifères et les oiseaux (par exemple, les canards qui vivent dans des lacs dont les abords sont très fréquentés par les chasseurs). Chez l'homme, la quantité maximale tolérée est en France de 50 µg de plomb par litre de sang.
Une partie du plomb absorbé par ingestion ou inhalation est excrété, mais le reste s'accumule relativement durablement dans l'organisme, essentiellement dans les os ; 80 à 95 % du plomb absorbé se fixe dans les os en s'y substituant au calcium. Dans l'os, le plomb a une demi-vie moyenne de 20 à 25 ans. Il est aussi stocké dans le foie, le rein, le cerveau... où il cause des effets graves et irréversibles sur l'organisme, dont retard mental chez l'enfant, hypertension, troubles neuromoteurs voire paralysie, stérilité, cancer et mort.

Faut-il vraiment croire à nos sens? D'ailleurs, je ne peux m'empêcher ici de rapporter une discussion avec une personne croyante, qui soutenait que tout ce que Dieu avait donné était bon, et que c'était l'être humain qui avait tout perverti. Et la cigüe? Et le lion? Et la peste?

Décidément, l'ignorance fait du mal, et la croyance, hélas largement répandue aujourd'hui, dans uen prétendue Bonne Nature n'est qu'une ignorance dangereuse. Ne devrait-on pas réintroduire quelques données sur les risques des produits "naturels", dans l'enseignement culinaire?

Du goût

Deux questions, me sont adressées, ce matin :

1. le gras est un support de goût: pourquoi?

2. pendant la préparation du fond de veau, il faut dans un premier temps faire colorer la viande à feu très vif: pourquoi?


En réalité, il s'agit de question de goût.
D'une part, les molécules odorantes sont le plus souvent des molécules peu solubles dans l'eau : c'est pour cette raison qu'elles se dégagent des aliments (lesquels sont essentiellement de l'eau), pour passer dans l'air, et gagner le nez, où elles ont parfois des récepteurs. De ce fait, ces molécules qui ne se dissolvent pas dans l'eau se dissolvent bien dans les graisses.
Stricto sensu, le gras n'est pas un support de goût, mais un solvant de molécules odorantes. Il ne sert à rien pour les saveurs : le sucre ne s'y dissout absolument pas, le sel non plus.

Pour la seconde question, c'est encore une question de goût : la coloration des viandes provoque des transformations moléculaires variées, réactions de Maillard, hydrolyses, oxydations, etc.
Puis ces produits sont dissous dans l'eau du fonds.
Toutefois, il faut savoir que l'on peut aussi ne pas faire colorer, et l'on a d'autre goût.

Plus généralement, méfions-nous des "on dit que" et des "il faut"!

Ne confondons toujours pas

Je suis évidemment fautif, et à l'origine de confusions. D'où de nécessaires éclaircissements.

Partout, je dis (parce que c'est la vérité) que la gastronomie moléculaire, c'est de la science, et non pas de la technologie.

Mais le même homme a "inventé" des tas de choses : pianocktail, chocolat chantilly, gay-lussac, wurtz, vauquelin, oeuf à 65 °C, sel glace, kessel, shitao, paré, nollet, priestley, conglomèles, fibrés, cristaux de vent, maillard...

Ces inventions ne sont pas de la gastronomie moléculaire, puisqu'il s'agit d'inventions, et non de découvertes. Ce sont les fruits d'un travail de "technologie culinaire", qui ont fait usage des connaissances produites par la gastronomie moléculaire.

Il faut répéter, très vigoureusement, que la science ne sert à rien, ne doit servir à rien... d'autre que produire des connaissances qui sont, elles, tout à fait indispensables à la technologie, et donc à la technique.

Dans mon cas, c'est la même personne qui fait de la science et qui, hélas, ne parvient pas à s'empêcher de faire des inventions à partir de la science. Je contribue à la confusion, pardon!

Un autre jour, d'ailleurs, il faudra que nous discutions la question de la science et des connaissances qu'elle produit... mais c'est pour une autre fois : si nous voulons être clairs, ne bourrons pas la valise avec trop d'idées.

Aujourd'hui, j'y reviens : la science (gastronomie moléculaire) n'est pas la technologie (culinaire, en l'occurence), ni d'ailleurs la technique (la cuisine, moléculaire ou non).

Vive la gourmandise éclairée!

A propos du sel

De nombreuses questions m'arrivent, chaque jour, et j'ai fait la faute de répondre individuellement, au lieu de donner une indication qui permette la discussion collective. Je profite donc du message suivant :


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Bonjour

Je me permets de vous écrire car un éternel débat nous anime mes collègues et moi ! Je m'appelle xxx, je suis passionné de cuisine depuis mon enfance et je suis depuis maintenant un certain nombre d'années vos travaux sur la cuisine moléculaire. Je crois que le sujet m'a intéressé après avoir vu un reportage sur el Buli en 1999.

Le contexte : je déjeune tous les jours au bureau avec mes 3 collègues (tous ingénieurs), chacun ramène sa gamelle comme on dit. Le problème est qu'un jour sur deux, deux de mes collègues soutiennent qu'il ne sert à rien de saler en cuisine, que c'est tout aussi bon comme ça et que de toute façon comme ils n'ont jamais mangé salé chez eux, cela ne leur manque pas et puis tant mieux parce que le sel ce n'est pas bon pour la santé, etc.
Ce à quoi nous tentons de répondre que le sel est un réhausseur de goût, que des pâtes ou une purée sans sel c'est tout simplement immangeable, etc.

Bref, tout cela serait bien gentil si cela ne venait pas animer nos repas un jour sur deux depuis 3 ans ! C'est pourquoi j'ai absolument de votre aide pour enterrer le débat une bonne fois pour toutes !

Existe-t-il une explication scientifique (ou du moins logique) qui montrerait que le sel est un élément indispensable à la dégustation (et par la même occasion que les chefs cuisinent avec pour une bonne raison et non juste pour suivre la recette... on a les arguments qu'on peut !) ?

Monsieur, merci infiniment de m'avoir lu et pour votre réponse qui, je n'en doute pas, m'aidera à donner le coup de grâce à cet interminable débat :-)
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Ma réponse est que, tout d'abord, les sels minéraux font beaucoup pour la saveur des mets. Il suffit de comparer de l'eau distillée et de l'eau potable (du robinet, minérale) pour comprendre que la saveur, ce n'est pas rien.

D'autre part, je relate dans mon livre "Casseroles et éprouvettes" (Editions Pour la Science/Belin) l'expérience qui consiste à mettre une pincée de sel dans un verre de Schweppes montre que le sel (chlorure de sodium) réhausse le sucré du Schweppes, mais affaiblit l'amer de la quinine présente (et qui rend le Schweppes fluorescent : quand nous en buvons, n'oublions pas de l'éclairer en lumière noire). Le mécanisme de l'effet est inconnu.

Enfin, la présence d'ions dans l'eau favorise le dégagement des molécules odorantes les moins solubles, comme le montre la comparaison d'un potage de légume non salée, et du m^eme potage salé.



Pour terminer, notre ami croit hélas que je m'intéresse à la cuisine moléculaire, alors que, si j'ai créé cette "tendance culinaire", c'est la gastronomie moléculaire qui me fait lever le matin.

Vive la gourmandise éclairée!