mardi 12 novembre 2024

Entre poésie et autorité

 Je sors d'un restaurant où le sommelier, tiré à quatre épingle, avait un discours... qu'il est bon d'analyser. 

Notre homme parlait, techniquement, péremptoirement, et il n'écoutait pas ce qu'on pouvait lui dire. Il se prenait au sérieux, mais il est vrai que le bon vin est une question sérieuse, n'est-ce pas ? 

Interrogé, mon entourage était partagé. Certains lui trouvaient de la prestance, de la classe, appréciaient son numéro, lui reconnaissaient de bien tenir sa partie, de contribuer au cérémonial du repas par son sérieux. 

D'autres identifiaient dans son discours des faiblesses qu'ils avaient eu la charité de ne pas lui faire observer... et supposant qu'il ait été capable de s'arrêter dans la récitation qu'il déroulait. Ils lui reprochaient son manque d'humour, qu'ils associaient soit à de la prétention, soit à une décision de posture (qui manquait de sourire). 

Notre homme était-il compétent ? Quand nous avons réussi à l'arrêter, nous avons pu vérifier qu'il ne l'était pas "absolument".  

Sa position était-elle la bonne ?

lundi 11 novembre 2024

Les deux formalismes



La physique fait usage de l'algèbre pour exprimer ses régularités de la nature : ce que l'on a nommé des "lois".
Et, initialement, les lois identifiées étaient essentiellement des proportions. Par exemple, le poids est proportionnel à la masse, et la constante de proportionnalité est l'accélération de la pesanteur. Par exemple, la "loi d'Ohm" exprime une proportionnalité entre la différence de potentiel électrique et l'intensité du courant électrique.
Pour certaines "lois", il peut y avoir des proportionalités inverses, et avec des termes exponentiés. Par exemple, pour la "loi de la gravitation universelle", ou loi de Newton, la force d'attraction gravitationnelle entre deux corps massique est proportionnelle aux deux masses, et inversement proportionnelle au carré de la distance qui sépare leur centre de masse.

Au fond, les équations expriment des relations qui pourraient se dire avec des mots, mais de façon plus concise. Ce fut l'apport de l'algèbre.

Pour la chimie, le "formalisme" n'est pas de cette nature, et les équations sont des représentations des objets.
Bien sûr, là encore, on pourrait décrire les objets en mots, mais ces descriptions sont interminables, parce que des mots ne suffisent pas à dire les choses. Par exemple, comment dire un "éléphant" en mots ? Il faudrait commencer par dire que c'est un animal, qu'il est mammifère, quadrupède, qu'il a une certaine taille, couleur, une trompe, et ainsi de suite à l'infini.
Pour une molécule, il en va de même. Pour décrire la molécule d'acide acétique, il faudrait commencer par dire qu'elle est faite deux deux atomes de carbone liés par une liaison, que le premier est également lié à trois atomes d'hydrogène, tandis que le second est lié à un atome d'oxygène par une double liaison et à un atome d'oxygène lié à un atome d'hydrogène ; mais il faudrait ajouter qu'il y a une mésomérie, à savoir que le dernier atome d'hydrogène dont nous avons parlé se "répartit" entre les deux atomes d'oxygène, et cela imposerait de parler des électrons, et ainsi de suite à l'infini.
Dans cette description infinie, il faudrait tenir compte du fait qu'il y a rotation entre les deux atomes de carbone, selon l'axe de leur liaison, qu'il y a des angles entre les liaisons, mais avec des possibilités de vibration, de rotation, etc. Et, pour les électrons, il faudrait surtout décrire leur répartition "moyenne".
La forme et la taille de ces objets ? Si l'on utilise des lettres pour représenter la molécule, comme dans la formule H3C-COOH, alors la question ne se pose pas... mais les idées ne sont guère fixées Veut-on donner une idée de la chose ? Il faut surtout considérer l'influence électrique, les "champs" engendrés par les électrons.
Et on pourrait ainsi discuter à l'infini : le formalisme de la chimie, notre CH3COOH, ou la formule développée, sont des abrégés qui recouvent une description dont la "profondeur" maximale ne dépend que de la connaissance de la chimie. Et cette profondeur augmentera avec le développement de la chimie.
La difficulté du maniement de ce formalisme est donc d'un ordre très différent  de la difficulté du maniement du formalisme de la physique, le maniement algébrique.

dimanche 10 novembre 2024

Attention : il y a des articles médiocres (évidemment)

Je montre un mauvais article scientifique à un jeune collègue (doctorant), et il s'étonne qu'un tel texte ait été publié dans une revue internationale. 

En réalité, puisque ce doctorant n'en est pas au tout début de sa thèse, c'est moi qui m'étonne qu'il ne sache pas que nombre d'articles publiés sont médiocres. Son directeur de thèse ne l'a-t-il pas averti de ce point essentiel ? Et pourquoi n'a-t-il pas découvert cela lui-même ? 

Discutant de cela avec un collègue senior, ce dernier me demande si je suis bien sûr que l'article est médiocre, et la réponse est oui. Oui, parce que la question qui est annoncée n'est pas celle à laquelle il est répondu. Oui, aussi parce que la conception du dispositif expérimental a prévenu toute possibilité d'interprétation. Par exemple, si on a besoin de voir des phénomènes à l'échelle du micromètre, des images avec un champ de 100 micromètres par 100 micromètres sont quasi condamnés. 

Mais il y a pire : les auteurs de l'article ont exploré un système trop "sale" pour que l'on puisse faire des interprétations. Et ainsi de suite : le texte est médiocre du début jusqu'à la fin avec notamment une partie de discussion très insuffisante, alors qu'elle aurait pourtant permis aux auteurs de s'apercevoir de la médiocrité de leur travail et de la nécessité de faire des expérimentations complémentaires avant de proposer une publication.


J'ai indiqué à mon jeune ami que moi rapporteur, j'aurais interdit la publication d'un tel texte ou, plus exactement, j'aurais annoncé un besoin de correction majeur avant la publication puisque je suis partisan de ne jamais rejeter des manuscrits mais plutôt de demander des améliorations, fussent-elles essentielles.

samedi 9 novembre 2024

Des possibilités d'erreurs à chaque signe

Engagé dans toute une série de relectures d'épreuves, je vois combien le diable est caché partout. 

J'en suis là à relire des épreuves finales d'articles qui ont été mis en page après avoir été 

- écrits par des auteurs

- relus par ces derniers

- soumis et lus par un éditeur, 

- analysés par des rapporteurs, 

- révisés

- envoyés aux membres d'un comité éditorial, dont certains membres ont relu le texte

- mis en page

- relus par la personne qui a fait la maquette (au moins deux fois)

- relus par les auteurs

... et je continue de trouver des erreurs, grosses ou petites. 

Bien sûr, ça converge : progressivement, les grosses erreurs sont éradiquées et les fautes d'orthographe disparaissent, les fautes de typographie sont moins nombreuses, mais je suis bien sûr que si je reprends le texte et que je le lis encore plus doucement que je ne le fais habituellement, je retrouverai bien une ou deux erreurs. 

Je ne m'émeus pas de ce phénomène, que je connais bien, mais je m'interroge surtout sur le fait que nos étudiants n'ont pas l'expérience de ce type de travaux de relectures répétées, et c'est bien dommage parce que c'est cela la vraie vie professionnelle : il ne s'agit pas de simplement produire des textes, mais il faut surtout produire des textes de qualité, et dans ce processus, on découvre donc des phénomènes qui nous laissent généralement pantois. Il serait bon que nous le fassions découvrir à nos jeunes amis.

vendredi 8 novembre 2024

Deux cultures

Ce matin, un ami s'étonne que je ne connaisse pas un certain Moss, qui, me dit-il,  aurait conduit une voiture très rapide avec laquelle il aurait battu un record de vitesse. 

Je ne suis certainement pas gêné  de ne pas connaître  ce Moss, d'autant que je viens de m'assurer que mon ami ne connaissait pas Kammerlingh Onnes, qui, lui,  battu le record de la plus basse température. 

C. P. Snow, mathématicien anglais, avait écrit un livre où il discutait cette séparation entre la  culture populaire et la culture scientifique. Il faudrait le relire, mais le fossé n'a pas de raison de se creuser.

Qu'est-ce que la science (de la nature) ? Il n'y a qu'une seule méthode

Ces temps-ci, je vois nombre d'amis qui confondent rigueur et science.  La rigueur, c'est la rigueur, et Flaubert était rigoureux, ou Mozart, par exemple... mais ils n'étaient pas scientifiques pour autant. De la rigueur, on peut en mettre dans toute activité humaine, et c'est d'ailleurs le propre des gens que j'aime que de ne pas être des tas de viandes avachis, mais au contraire des êtres dressés autour d'une "colonne vertébrale" (quelle est la vôtre ?). Pour la science, j'ai discuté dans mon livre Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique (culinaires), quelles relations ?, la question du mot "science", que les sciences de la nature ont eu tendance à "confisquer"... mais il y a des sciences de l'humain et de la société, qui ne se confondent pas avec elles. 

Et l'on a le droit de parler de la "science du cuisinier", ce qui ne signifie pas que les cuisiniers soient des scientifiques... au sens des sciences de la nature. Focalisons nous donc à partir de cette phrase sur les sciences de la nature. Quel est leur objet, leur unique objet  ? <h3><b>Chercher les mécanismes des phénomènes, par l'emploi de la "méthode scientifique". </b></h3> Et qu'est-ce que cette méthode ? Elle tient en six points : <b>1. identifier un phénomène</b> 2.<b> le quantifier</b> (tout doit être "nombré", disait déjà Francis Bacon) 3. <b>réunir les données de mesure en équations</b> nommées "lois" 4. <b>produire des "théories" </b>en regroupant les lois et en introduisant des "mécanismes", assotis de nouvelles notions, concepts... ; à noter que, évidemment, tout doit être quantitativement compatible avec ce qui a été mesuré en 2 5. <b>recherche de conséquences logiques, testables,  des théories</b> 6. <b>tests expérimentaux de ces prévisions théoriques</b> 7. <b>et ainsi de suite </b>à l'infini en bouclant, car une théorie n'est qu'un modèle réduit de la réalité, pas précis à l'infini (un exemple : Georg Ohm, à partir de ses mesures imprécises, a identifié la loi d'Ohm, mais quand, un siècle après, on y a regardé de plus près, on a vu que la relation entre la différence de potentiel et l'intensité électrique était plutôt sous la forme de marches d'escalier... et c'est l'effet Hall quantique). Tout cela étant clair, on pourrait me demander : comment êtes-vous sûr que cette méthode est la méthode scientifique ? Ma réponse est que je soumets cette vision à tous les scientifiques du monde entier, dans les pays du monde, à raison d'environ 200 conférences par an, et jamais je n'ai eu de réfutation. Cela est publié... mais, surtout, c'est tiré de l'analyse des travaux des Lavoisier, Faraday, Pasteur, Einstein, etc. Bref, ce n'est pas une invention personnelle. 

D'autre part, on observera que la science (de la nature) ne se confond pas avec la technologie ou ingénierie, ni avec la technique. La technologie a une visée applicative que la science n'a pas. Je rappelle que la science cherche seulement les mécanismes des phénomènes ; elle ne cherche ni à produire des médicaments, ni à faire des ordinateurs, etc. La technique, elle, est la production. Elle est améliorée par la technologie, qui prend les résultats de la science pour les transférer. C'est notamment pour cette raison qu'il faut absolument combattre des terminologies comme "technoscience", qui sont aussi absurde que "carré rond". Et pour terminer, j'ajoute que chaque champ - science, technologie, technique- est merveilleux... quand il est bien fait. Il n'y a pas de hiérarchie, la science qui serait mieux, ou la technique, ou la technologie : on ne compare pas des pommes avec des bananes. Et il faut les trois pour que nous parvenions, dans la plus grande clarté intellectuelle, à faire demain un monde meilleur qu'aujourd'hui. Vive la Connaissance produite, partagée, utilisée pour le bien de l'humanité !

jeudi 7 novembre 2024

Avançons avec les mots

L'écriture, surtout scientifique ou technique, n'est pas nécessairement difficile mais demande beaucoup de soins. Dans ces rédactions, il n'y a pas de place pour l'à-peu-près et même l'emploi de mots habituels doit nous faire réfléchir. 

Par exemple, l'expression "capacité calorifique", que j'ai apprise quand j'étais étudiant, est légitimement à remplacer par l'expression "capacité thermique", parce que le calorique est une notion ancienne, une scorie du développement de la thermodynamique. Si le concept de chaleur peut être conservé, avec une approche quantitative qui l'a bien délimité, il n'en est pas de même de la question du calorique. Et c'est à ce titre que l'on évitera le mot calorifique, périmé. 

Dans la même veine, la terminologie dioxygène pour désigner une classe de molécules formées chacune de deux atomes d'oxygène, agace un peu les scientifiques âgés, mais elle s'impose absolument parce qu'elle permet de ne pas confondre le gaz dioxygène et l'élément oxygène. 

Ce grand mouvement de clarification terminologique des sciences va de pair avec son développement théorique  : tout progrès est bienvenu même s'il impose aux plus paresseux ou  aux plus réactionnaires des efforts qu'ils n'ont pas envie de faire. 

Au fond, les choses n'ont pas changé depuis que Lavoisier a écrit dans son Traité élémentaire de chimie, à savoir que l'on ne pourra pas perfectionner les sciences sans perfectionner le langage, et vice-versa. Utilisons les bons mots pour penser bien.