Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
mercredi 25 juillet 2018
Je vous présente l'acide tartrique
On connaît Louis Pasteur pour sa découverte des micro-organismes et la mise au point des premiers vaccins, mais on ne sait pas assez qu'il se rendit d'abord célèbre par une superbe découverte de chimie. Pasteur était chimiste, et c'est la saine application de la méthode scientifique qui lui permit tout aussi bien de faire cette découverte initiale de chimie que les découvertes ultérieures de microbiologie.
Quand Pasteur commença ses travaux de chimie, on savait qu'il y avait des composés qui agissaient sur la lumière. Tout avait commencé avec Rasmus Bartholin (1625-1698), qui publia en 1669 ses observations des propriétés optiques du spath d'Islande : un rayon réfracté par un tel cristal produisait deux rayons : c'est la découverte de la biréfringence. Puis Étienne-Louis Malus (1775-1812) observa en 1809 que la lumière du soleil couchant observée après réflexion, puis à travers un cristal biréfringent changeait d'intensité avec la rotation du cristal.
Et c'est ainsi que Jean-Baptiste Biot en vint à mettre au point un appareil pour mesurer de combien des solutions (par exemple, du glucose en solution dans l'eau) agissent sur la lumière. On savait que certains composés faisaient tourner la « polarisation » de lumière dans le sens des aiguilles d'une montre, ou dans le sens inverse (vers la gauche, ou vers la droite).
Or il était apparu que les solution de tartrate préparées au laboratoire différaient de celles que l'on obtenait en dissolvant de ces cristaux que l'on trouve au fond des tonneaux de vin. Pourtant, chimiquement, ces composés semblaient être les mêmes !
Pasteur observa ces cristaux au microscope, et découvrit qu'il y avait des cristaux de deux sortes, un peu comme des mains gauches et des mains droites : les cristaux étaient identiques… mais pas superposables ! Et il observa, de surcroît, que le mélange de chaque sorte faisait tourner la polarisation de la lumière, mais que le mélange des deux cristaux en quantités égales rendait la solution du mélange inactive sur la lumière. Et c'est ainsi qu'il fut conduit à imaginer que ces cristaux étaient dus à des « atomes » diversement organisés (en réalité, des molécules).
Il y a des témoignages de ce que Biot, mandaté par l'Académie des sciences pour vérifier la découverte de Pasteur à reproduire avec lui les expériences, se mit à pleurer de joie de voir ses théories si bien établies et prolongées : « Mon cher enfant, j’ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le cœur. » Et la publication de ce résultat dans les Comptes-rendus de l'Académie des sciences fut un grand événement scientifique de l'époque.
Mais nous sommes allés vite en besogne, car, en réalité, dans les tonneaux de vin, c'est moins de l'acide tartrique que des sels de ce dernier, que l'on trouve. Dans une solution d'un tartrate, il y a l'ion tartrate, qui est de l'acide tartrique auquel il manque un atome d'hydrogène, et des ions minéraux, tel le sodium ou l'ammonium. C'est un détail, et une chimie extrêmement simple permet d'obtenir l'acide tartrique à partir du tartrate : en 1769, le chimiste suédois Carl Wilhelm Scheele fit bouillir du tartre (bitartrate de potassium) avec de la craie et décomposa le produit en présence d’acide sulfurique.
L'acide tartrique, gauche ou droit, est acide, mais cela n'est pas une évidence, car on connaît d'autres composés, qui, selon qu'ils sont gauche ou droit, engendrent d'autres perceptions. Par exemple, la carvone donne une odeur de menthe ou de carvi, selon qu'elle est gauche ou droit. Et le pire cas est celui de la thalidomide, qui a engendré des malformations du système génital chez les descendantes de femmes qui ont pris ce médicament, quand il n'était pas de la bonne configuration.
Revenons encore à l'acide tartrique. En cuisine, on peut s'en procurer sous la forme d'une poudre blanche, cristallisée, comme du sucre, mais dont on verra facilement la saveur, si l'on en goûte : c'est une saveur acide, mais ce n'est pas la saveur de l'acide acétique du vinaigre, ni la saveur de l'acide citrique du citron, ni celle de l'acide lactique des yaourts. C'est une saveur particulière, que je trouve très élégante, et c'est pourquoi j'ai proposé de l'acide tartrique en cuisine : sur la table, un poivrier, une salière et une tartrière. Puisque tous n'ont pas le même goût pour le sucre, le sel, ou l'acidité, pourquoi ne pas donner à chacun la possibilité d'amender le plat qui est servi ? Bien sûr, on ne ferait pas cela pour les plats de mon ami Pierre Gagnaire, puisqu'il a bien répondu que, pour lui, le sel n'est pas un curseur mais un instrument de l'orchestre, et le fait est qu'on ne demande pas à Debussy d'enlever ou d'ajouter des violons dans ses œuvres, mais au quotidien, je ne vois guère d'inconvénient à ce que nous puissions avoir les aliments à notre goût, surtout quand, dans les familles, les goûts diffèrent et qu'il est de toute importance d'éviter les casus belli.
Utilisons l'acide tartrique !
lundi 23 juillet 2018
Un programme extraordinaire !
EXPLOREZ L’UNIVERS FASCINANT
DE LA GASTRONOMIE EN 2 SEMAINES
À Paris et à Reims, vivez une immersion complète pour découvrir les coulisses de la
culture du goût, de la gastronomie et des arts de la table. Unique en son genre, ce
programme rassemble une sélection de thématiques centrées autour de la gastronomie,
telles que l’histoire, l’anthropologie, les sciences ou l’économie.
Plus de 25 sujets sont proposés par d’éminents professeurs, chercheurs et experts de
l’alimentation, tels que:
• La psychologie du goût et notre relation à l’alimentation
• Les tendances et innovation dans la gastronomie à travers le monde
• La cuisine « Note à Note », utilisation de composés purs pour créer des mets
• L’histoire de la gastronomie
Plus d’informations :
Edwige Regnier, Directrice de Projet : eregnier@cordonbleu.edu
Tél : 06 60 46 40 81
www.heg-gastronomy.com
A unique educational programme
Institute of Advanced Studies in Taste, Gastronomy and the Arts of the Table
EXPLORE THE FASCINATING WORLD
OF GASTRONOMY IN 2 WEEKS
In Paris and Reims, experience a full immersion in the culture of taste, gastronomy and fine
dining. This unique programme groups together a selection of gastronomy themed topics,
such as history, anthropology, sciences and economics.
Over 25 subjects are covered by eminent university professors, researchers and food experts,
such as:
• The psychology of taste and our relationship with food
• Food trends and innovations around the world
• “Note by Note” cuisine, use of pure compounds to create dishes
• The history of gastronomy
Further information :
Edwige Regnier, Project Manager: eregnier@cordonbleu.edu
Tel: 06 60 46 40 81
www.heg-gastronomy.com
Les Ateliers Science & Cuisine
La gatronomie moléculaire est une activité de recherche scientifique, et, comme toute autre discipline scientifique, elle vise la recherche des mécanismes des phénomènes, et, plus spécifiquement, la recherche des mécanismes des phénomènes que l'on observe en cuisine.
Comme toute autre discipline scientifique, la gastronomie moléculaire a des applications de deux types :
- des applications techniques, via la technologie
- des applications éducatives.
C'est dans ce second cadre que nous avons introduit initialement les "Ateliers expérimentaux du goût", pour le Premier Degré (écoles), et les "Ateliers science & cuisine", pour le Second Degré (collèges, lycées). Les fiches, à la disposition des enseignants, sont préparées au sein du Groupe de gastronomie moléculaire, avec Marie Claude Feore et Laure Fort.
Evidemment, ces fiches sont sur le site de l'Education nationale, et, plus précisément, sur le site de l'Académie de Paris :
https://www.ac-paris.fr/portail/jcms/p1_80293/ateliers-science-cuisine
samedi 21 juillet 2018
Peut-on penser bien quand on fait des fautes d'orthographe ?
Il y a des questions vraiment terribles, politiquement dangereuses, et, je ne sais pourquoi je verse de ce côté bien trop souvent. L'orthographe ? Il y a eu des guerres pour moins que cela. Evidemment, c'est le lieu d'affrontement entre ceux qui la maîtrisent, et les autres. Avec des arguments variés qu'il serait trop long de répéter.
Non, ma question est seulement de savoir si l'on arrive à bien penser même quand on fait des fautes d'orthographe en grand nombre. Et je vois deux réponses.
Tout d'abord, j'observe des étudiants à l'orthographe défaillante qui me disent être dyslexiques... mais que je vois seulement négligents, hâtifs : si l'on pose les mots sans y penser, comment avoir le temps de se préoccuper de leur orthographe ? La fameuse dyslexie est surtout une paresse et une négligence, comme pour tous ceux qui me disent "je ne suis pas bon en...".
Et puis je vois une seconde réponse, qui est donnée par l'usage des langues étrangères : nous pensons facilement au voisin quand nous disons neighbour, ou nous n'avons pas de difficulté à bien penser au poids quand nous disons weight, en anglais... mais ces mots s'écrivent-ils bien ainsi que nous les orthographions ? Cela nous chagrinerait de les orthographier de façon erronée, mais notre capacité intellectuelle n'en serait pas amoindrie pour autant. Un débutant en anglais a le droit d'avoir des hésitations, et il ne pensera pas mal pour autant... de sorte que cela semble vrai pour notre langue maternelle. Bien sûr, on pense plus finement si l'on sait que "rutilant" signifie "rouge" (du minerai nommé rutile) ou que "glauque" signifie "vert", mais notre pensée (scientifique) ne serait guère changée si l'on écrivait "binsène" au lieu de "benzène" : tout au plus serait-on gêné à la lecture des autres.
En revanche, il est certain qu'une orthographe déficiente fait mauvais effet sur ceux dont l'orthographe est mieux assurée, et il est certain, aussi, que ces derniers sont "heurtés" quand ils sont confrontés à des fautes d'orthographe. Ainsi, la lecture attentive d'un texte fautif du point de vue de l'orthographe est considérablement ralentie, parce que nous avons le sentiment d'un désordre qu'il faut corriger.
J'en suis là de mes réflexions. Qui m'en dira plus sur ces relations de la pensée et de l'orthographe ?
vendredi 20 juillet 2018
L'acide ascorbique
L'acide ascorbique ? C'est la vitamine C. Et elle permet d'éviter le brunissement des fruits et des légumes : la preuve en est que les jus d'orange ou de citron brunissent très peu, par rapport aux jus de pommes ou de poires, par exemple.
Pourquoi l'utiliser ?
En cuisine, le jus de citron est utilisé pour des raisons variées. Par exemple, pour empêcher des fruits ou des légumes de noircir, le jus de citron apporte de l'acide ascorbique, ou vitamine C. C'est ainsi une pratique courante que de mettre des quartiers de citron dans une bassine d'eau où l'on met des légumes que l'on a épluchés. Car, par exemple, ce n'est pas appétissant d'avoir des carottes râclées qui brunissent, ou des pommes, ou des poires. Le pire, c'est évidemment pour les jus ou les champignons de Paris.
Ces brunissements sont dus au fait que les végétaux contiennent des quantités notables de composés phénoliques, qui sont dans les cellules végétales (les petits sacs dont l'agrégation constitue les tissus végétaux), séparés d'enzymes qui ont un nom barbare : polyphénol oxydases. Tant que les deux types de composés sont ainsi dans des compartiments cellulaires différents, tout va bien. Mais quand le couteau coupe les cellules, il libère, en surface des végétaux coupés, les deux types de composés, qui réagissent chimiquement. Oui, un simple coup de couteau provoque des réactions chimiques !
C'est aussi le cas quand on heurte des végétaux : on sait que les pommes se tallent facilement, par exemple. Mais on ne sait pas assez que la partie endommagée, cette calotte hémisphérique qui apparaît sous la peau, a un volume qui est directement proportionnel à la hauteur de chute ou à l'énergie du choc. Raison pour laquelle on aura intérêt de recommander la plus grande délicatesse dans le maniement des fruits et des légumes. D'autant que le goût est modifié, et pas seulement la couleur.
Bref, pourquoi utiliser de la vitamine C ? Parce que le jus de citron, ou les quartiers de citron, sont des objets coûteux, encombrants, dont une partie seulement est active. Là où l'on mettrait le jus d'un citron entier, il suffit en effet de 50 milligramme environ.
Cinquante milligrammes, que cela représente-t-il ? Un volume de la taille d'une petite goutte d'eau ! Oui, il suffit d'une pointe de couteau pour remplacer le jus d'un citron, avec pour avantage supplémentaire que l'on évite le goût citronné, qui n'est pas toujours celui que l'on veut !
L'aspect « citron »
L'acide ascorbique est réglementairement considéré comme un additif, sous le numéro de code E 300, et, comme tous les additifs, il est critiqué par des ignorants qui confondent toxicologie et lutte politique contre le « grand capital » que serait l'industrie alimentaire, avec plus ou moins d'ignorance.
Cela dit, même les ignorants qui critiquent sans savoir font une exception pour l'acide ascorbique. Et c'est vrai qu'ils auraient du mal à en dire du mal.
Mais évitons leurs sites pourris, et allons plutôt voir si l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail, l'ANSES, dit différemment ? On trouve « L'acide ascorbique ou vitamine C intervient dans de grandes fonctions de l'organisme : défense contre les infections virales et bactériennes, protection de la paroi des vaisseaux sanguins, assimilation du fer, action antioxydante (capture des radicaux libres), détoxication de substances cancérigènes, cicatrisation. La vitamine C favorise également l'absorption du fer non héminique.
»
Bon, jusque là, tout va bien.
Puis « La vitamine C est présente dans tous les végétaux mais à des quantités variables.
La vitamine C est la plus fragile de toutes les vitamines : elle est sensible à l'eau, à la chaleur à l'air et à la lumière. Par exemple à température ambiante, la moitié de la teneur en vitamine C d'un aliment peut être perdue en 24 heures. Les modes de cuisson et de stockage doivent donc être adaptés de manière à limiter les pertes.
» Cette fois, on voit que l'acide ascorbique en poudre est avantagé sur les fruits et les légumes, puisque, lui, n'est pas dégradé.
Les apports conseillés ? « Ils tiennent donc compte de la couverture des besoins en vitamine C dans le cadre de son double rôle, pouvoir antiscorbutique et pouvoir antioxydant. Les besoins en vitamine C sont accrus dans certaines situations pathologiques (fracture, infections, traitement anticancéreux) mais également en fonction des modes de vie (activité physique intense, consommation excessive d'alcool, tabagisme). Par exemple, un supplément de 20% de vitamine C est conseillé chez le fumeur de plus de 10 cigarettes par jour pour contrecarrer le stress oxydant lié au tabac.
Les apports moyens en vitamine C dans la population française (données INCA2) sont de 77 mg/j chez les enfants de 3 à 17 ans et de 93 mg/j chez les adultes de 18 ans-79 ans. Ces apports ne sont pas différents entre la population féminine et masculine.
Chez les adultes, la principale source d’apport en vitamine C sont les fruits (27%) puis les légumes (hors pommes de terre) (22%) à égalité avec les boissons fraîches sans alcool (essentiellement les jus de fruits) (22%).
Chez les enfants, ce sont les boissons fraîches sans alcool (essentiellement les jus de fruits) (37%) qui constituent la principale source d’apport en vitamine C, suivi des fruits (17%), puis des légumes (hors pommes de terre) (14%).
Pour assurer la couverture des besoins quotidiens en vitamine C, il est recommandé de consommer environ 500 g de fruits et légumes par jour.
Aussi, la consommation, au moins une fois dans la journée, de fruits ou de légumes crus permet d'assurer aisément la couverture des besoins en vitamine C.
»
Décidément, j'ai donc bien du mal à trouver des inconvénients, mais lisons jusqu'au bout, puisqu'il y a une rubrique « Risque de déficience et d’excès d’apport ». Cette dernière stipule « Chez les individus non carencés, la concentration plasmatique de vitamine C est un bon indicateur du statut vitaminique. Les études épidémiologiques (notamment SU.VI.MAX) ont estimé la concentration plasmatique optimale de vitamine C à 60 µmol/L chez le jeune adulte. En effet, celle-ci correspond à la concentration qui permet d'atteindre le pouvoir antioxydant maximal nécessaire à la protection des individus vis-à-vis des risques de maladies cardiovasculaires et neurodégénératives, de cancers, de cataracte.
La pathologie spécifique, mais aujourd'hui exceptionnelle, liée à la carence en vitamine C est le scorbut. Elle se manifeste par des œdèmes (gonflement des tissus lié à leur hydratation excessive), des hémorragies et peut entraîner la mort si elle dure plusieurs mois. Les situations de carence modérée, encore fréquentes, sont responsables de perte d'appétit, d'amaigrissement et de fatigue.
En excès, la vitamine C est éliminée dans les urines. Toutefois un excès de vitamine C peut entraîner des maux d'estomac, des diarrhées, des calculs rénaux. » Autrement dit, il ne faut pas manquer de vitamine C, mais il n'y a pas à craindre les excès !
Quelques idées techniques
■ Comme indiqué, quand nous épluchons des fruits ou des légumes, empêchons les de brunir en les pulvérisant avec une solution faite d'une pointe de couteau d'acide ascorbique dans quelques cuillerées d'eau (juste de quoi pulvériser).
■ Pour bloquer le brunissement d'un jus de fruit fraîchement produit, notamment à la centrifugeuse : ajoutons une pointe de couteau d'acide ascorbique dans le récipient où vient couler le jus.
■ Dans tous les plats note à note, ne pas oublier la vitamine C, qui contribuera à faire des « plats santé ».
Où s'en procurer
Chez tous les fournisseurs qui approvisionnent les pâtissiers, mais aussi sur internet.
Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs
A propos d'études, je rencontre un cas intéressant, avec des étudiants que je convainc d'utiliser le livre Calcul différentiel et intégral, de Nicolas Piskounov. Ces étudiants ont des lacunes mathématiques (comme nous tous), et le livre, qui est élémentaire mais très bien, leur sera certainement utile. J'ai réussi mon coup : les étudiants ont été jusqu'à acheter le livre ! Bien sûr, je leur ai fait des reproches : une copie papier, alors qu'ils disposaient d'un pdf ! Pourquoi sont-ils ainsi restés collés aux siècles passés (le papier) ? Allons, au fond, nous devons commencer par nous réjouir de leur démarche.
Que vont-ils faire du livre ? Le lire, sans doute, un peu ; peut-être l'annoter, le « travailler ». Mais pourquoi feront-ils cela ? Parce qu'ils ont le sentiment qu'ils doivent le faire ? Parce que je leur ai donné l'envie de le faire ? Un peu des deux, sans doute, mais je ne peux m'empêcher de comparer cette manière avec celle qui était la mienne, quand, adolescent, j'ai eu moi-même ce livre entre les mains. Je me souviens de cet immense bonheur ! Dans mon cas, il n'y avait pas d'objectif dont le livre aurait été le chemin, à savoir que ce livre, et les connaissances qu'il transmet, n'était pas une obligation pour arriver quelque part, mais bien plutôt le plaisir lui-même. Il n'était pas question de besoin, de devoir, d'obligation, ni d'énergie communiquée par autrui, mais d'une énergie interne, intrinsèque, le bonheur de découvrir des objets que je pressentais aimer. Bien sûr, mon amour pour ces objets était naïf, enfantin, mais il était intrinsèque, et pas extrinsèque, et je pense que cela fait beaucoup de différence.
Certains s'amusent de voir au chevet de mon lit de tels ouvrages (chimie organique, mécanique quantique...), qui sont la possibilité de quelques instants de bonheur avant de dormir. On retrouve ici cette idée que je développe souvent, et qui vient des Jésuites : « Il ne faut pas agir en tant que Chrétien, mais en Chrétien ». Pour ce qui concerne les calculs, il se trouve que j'ai personnellement un immense plaisir à les faire, à les ruminer, à les perfectionner, à les refaire, à les améliorer…
Mon cas personnel est sans intérêt dans cette discussion, et c'est plutôt une manière particulière de vivre que je cherche à décrire, et que je retrouve, d'ailleurs, décrite avec presque les mêmes mots, par Michel Debost, flûtiste de talent et auteur d'un merveilleux livre d’enseignement de la flûte. Pour Debost, même les gammes, les exercices a priori les plus rébarbatifs doivent être du bonheur, et ils le sont pour lui. Et c'est précisément parce que Debost aime jouer de la flûte qu'il en joue, sans chercher à savoir si les exercices sont ou non en prévision d'un concert. Pour lui, les exercices sont un bonheur intrinsèque, et pas extrinsèque, et cela fait encore toute la différence, car celle ou celui qui a fait du bonheur à faire les choses les fera sans compter son temps, sans chercher des circonstances favorables pour le faire. Ce qui nous amène aux réflexions de Francis Crick, initialement physicien, qui décida de changer de discipline quand il s'aperçut qu'il s'intéressait surtout à la biologie. Il reçut le prix Nobel quelques années après.
Oui, la première chose à faire est donc sans doute de chercher en nous quels sont nos bonheurs intrinsèques. Des bonheurs actifs, et non pas des bonheurs passifs tels que regarder inutilement des séries à la télé. Comptons honnêtement le temps que nous passons à faire des choses qui nous abaissent : discussions sans intérêt, consommation passive de la télévision ou des journaux… Si l'on admet avec certains professeurs du conservatoire de musique qu'il faut 4000 heures de travail pour devenir un violoncelliste raisonnable, à défaut d'être bon ou talentueux, alors nous pouvons mettre en perspective tout ce temps perdu. Décidément, je crois avoir raison de détester ce mot de « consommateurs », pour préférer celui de citoyen. Face à ceux qui veulent nous gaver tels des oies, résistons, apprenons à résister.
Il me reste ici deux points à discuter : cette résistance que je viens d'évoquer, et le « travail » que je prononcé plus haut.
A propos de résistance, il me semble qu'elle doit être enseignée dès l'école, car il s'agit là d'un vrai devoir civique, pas d'une attitude individualiste idiote, mais d'une double responsabilité individuelle et collective. Nous ne pouvons pas laisser nos enfants devenir des consommateurs : c'est irresponsable.
A propos de travail, maintenant. J'ai évoqué 4000 heures de travail… mais pour certains qui connotent péjorativement le mot « travail », il y a sans doute là quelque chose de terrible, de rebutant. Je propose toutefois de convoquer ce proverbe alsacien que j'ai modifié pour le faire plus juste: « le travail a des racines et des fruits délicieux ». Le proverbe initial dit que le travail a des racines amères et des fruits délicieux, mais c'est parce que c'est un travail extrinsèque, et non pas intrinsèque, comme discuté précédemment. Si l'activité, mot qu'il faut peut être préférer au travail, a son bonheur en elle-même, alors évidement elle n'a pas des racines amères, mais des racines délicieuses.
Quant à ses fruits… On s'en moque peut-être un peu, car quand on est dans le plaisir du chemin, on n'est pas dans le désespoir de ne pas avoir atteint le but. Oui, donc, l'objectif doit certainement être posé en premier, mais une fois posé, il y a le chemin que l'on parcourt, et si l'on s'est débarrassé d’un objectif lointain, alors on peut se concentrer sur le chemin, qui devient l'objectif lui-même, et l'on a alors le bonheur de se promener, de flâner… Activement, bien sûr, mais le chemin est le vrai bonheur !
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