mardi 31 octobre 2023

Nous vivons de façon schizophrène

 
Une publicité pour une crème dessert, couverte de crème chantilly, avec des éclats de sucre, des noisettes... Dessous, en lettres presque aussi grosses que celles de la publicité, un avertissement : « pour votre santé, évitez de manger gras, salé, sucré". 

 

A la réflexion, ce type d'objets, devenus familiers, est tout à fait extraordinaire. D'un côté, on nous engage à manger des bonnes choses, et, de l'autre, on nous dit que c'est très mauvais. Que faire ? 

 

On aura compris que je considère les lois hygiénistes comme médiocres, inutiles. On ne cesse de nous le dire, partout, qu'il faut éviter de manger gras, salé, sucré. Pourtant nous ne cessons de manger gras, salé, sucré. Pis encore : ce sont les groupes les plus pauvres de la population qui souffrent d'obésité, laquelle ne vient certainement par de l'odeur de la cuisine, mais bien plus d'une alimentation déséquilibrée (car il faut avouer qu'il coûte plus cher de cuire des petits pois que des pommes de terre, du riz ou des pâtes). 

 

Faut-il donc dépenser de l'énergie et de l'argent pour nous donner mauvaise conscience quand nous mangeons des bonnes choses ? Ou bien, serait-il plus avisé de faire une véritable éducation alimentaire, laquelle devra nécessairement s'effectuer dans les écoles ? 

On aura compris que je milite pour la deuxième option... en ajoutant que la morale qu'on nous fait sans cesse me fatigue. A des discours négatifs, je préférerais des discours positifs, encourageants, optimistes. A bas les pisse vinaigre ! A bas les lois inutiles ! Militons pour une éducation enjouée, expérimentale. Apprenons à manger dans le plaisir, et n'oublions pas, d'ailleurs, que la question est l'adéquation des prises alimentaires à l'exercice que nous faisons. Découvrons le monde merveilleux des aliments et de leur transformations culinaires. 

 

Tout cela existe, et a un nom : les Ateliers expérimentaux du goût (https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/applications-pedagogiques/premier-degre/les-nouveaux-ateliers-experimentaux-du-gout), pour les écoles, et les Ateliers science & cuisine, pour les collèges et les lycées (https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/vive-la-connaissance-produite-et-partagee/applications-pedagogiques/second-degre) !

lundi 30 octobre 2023

On n'a pas assez enseigné la micro-chimie

 
Les travaux pratiques de chimie ? Il y en a autant de sortes que d'établissement... mais je m'étonne du résultat : sans sourciller, les étudiants qui ont été formés par ces séances utilisent des expériences qui utilisent des grammes ou des dizaines de grammes de réactifs, et des centaines de grammes de solvants. Tout cela est très fautif ! 

En quoi ? D’abord, les réactifs coûtent parfois extraordinairement chers, de sorte qu'il y a une indécence économique à procéder sur de telles quantités. 

D'autre part, les solvant doivent être recyclés, ou jetés, ce qui pose des problèmes de pollution, mais, aussi, ils exposent les expérimentateurs à des vapeurs dangereuses, d'autant plus dangereuses que les volumes de solvant ont été grands. 

Et puis il y a le risque d'explosion et d'intoxication, toujours présent, et qu'il faut réduire autant que possible : alors qu'un milligramme de produit ferait une explosion anodine, un gramme suffit à endommager un bâtiment, à mettre des vies en danger ! 

 

Il est donc tout à fait anormal de faire des expériences qui utilisent des quantités de produit du même ordre de grandeur que celle qui sont utilisées lors de trop nombreux travaux pratiques. Des travaux pratiques qui font manipuler des quantités de l'ordre du gramme sont de la mauvaise formation, en plus des risques que l'on fait courir aux étudiants. 

Bien sûr, on peut choisir des expériences pour lesquelles le danger est limité, mais elles ne préparent alors pas aux véritables travaux de chimie. 

Dans la vraie vie, dans la vraie vie scientifique au quotidien, on ne manipule pas de telles quantités, et si les étudiants n'ont pas appris à manipuler de très petites quantités, alors ils ne sont pas préparés. 

Une des raisons pour lesquelles la chimie physique s'est dotée d'appareils d'analyse capables d'identifier les produits en très petite quantités est précisément la nécessité de réduire les quantités à utiliser lors des expériences. La conclusion s'impose : les enseignants de chimie ou de chimie physique ne doivent pas proposer aux étudiants en travaux pratiques d'utiliser des quantités notables de produits ou de solvant. Évidemment, au lieu de dénoncer des fautes, nous ferions mieux d'encourager la communauté tout entière à apprendre la microchimie aux étudiants. Cela passe par une rénovation des matériels, car il est vrai que les ballons où l'on manipule des milligrammes sont bien différents de ceux où l'on manipule des grammes. Dans les laboratoire de chimie, chassons les verreries susceptibles de contenir plus que quelques grammes au total !

Science ou technologie ? Le "ou" n'est pas exclusif !

 
Dans The Analytical Chemist, le physico-chimiste George Whiteside discute la question de la science et de la technologie, avec un intérêt manifeste pour cette dernière. 

En substance, il dit qu'il a fait de la science, mais que la technologie est bien mieux. Il veut ainsi faire entendre un goût personnel, qui rejoint celui qu'avait le chimiste allemand Justus von Liebig, quand il programma l'enseignement de la chimie en Allemagne (ce qui est devenu une force nationale), au tournant du XIXe siècle. Liebig, alors, n'avait pas de mots assez durs contre la science, parce qu'il voulait promouvoir la technique et la technologie. Avait-il raison ? De promouvoir technique et technologie, sans doute, mais fallait-il rabaisser la science pour autant ? Politiquement, il fut habile, mais intellectuellement, l'usage de l'argument d'autorité était bien faible ! 

« Autorité », le mot est lâché : pour Whiteside comme pour Liebig, l'argument d'autorité est mis en avant : « puisque je suis si bon, écoutez ce que je vous dis ». 

Et, pour revenir à la question, puisque l'autorité ne doit être en rien dans nos choix, y a-t-il lieu de choisir entre science et technologie ? Certains peuvent faire de la science, parce que c'est la base de ce qui nous fait humain. Certains peuvent faire de la technologie, parce que c'est... la base de ce qui nous fait humain. Assez de pensée unique ! Assez d'alternatives inutiles, assez de mauvaise foi, arguments justifiant des choix personnels et qui voudraient imposer aux autres des chemins souvent décidés de façon très conjecturale. Je ne dis pas que Whiteside n'a pas réussi dans son domaine, au contraire, et j'ai souvenir de merveilleux travaux qu'il a faits, un des plus extraordinaire ayant consisté « à cracher dans la soupe ». 

J'explique. Les fullérènes sont des molécules faites uniquement d'atomes de carbone, en forme de ballon de football ou de tubes grillagés. Ces molécules sont insolubles dans l'eau, mais Whiteside a utilisé de l'amidon pour solubiliser les fullérènes. L'amylose mis avec les fullérènes dans un bac à ultrasons conduit à l'enroulement en hélice de l'amylose autour des fullérènes et à la mise en solution de l'ensemble, grâce aux nombreux groupes hydroxyle (-OH) de l'amylose. Ultérieurement, quand on crache dans la solution, la salive apporte des enzymes nommées amylases, qui, coupant progressivement les molécules d'amylose, libèrent progressivement les fullérènes. On imagine que l'on puisse faire ainsi avec des composés odorants. 

 

Concluons : j'ai beaucoup d'admiration pour certains travaux de G. Whiteside, mais je crois qu'il a tort d'opposer science et technologie : il faut les deux, pour que les deux se développent harmonieusement.

Vive la technologie !

dimanche 29 octobre 2023

The "International Journal of Molecular and Physical Gastronomy" ?

 It's here : https://icmpg.hub.inrae.fr/international-activities-of-the-international-centre-of-molecular-gastronomy/international-journal-of-molecular-and-physical-gastronomy

La loi n'est pas la fin de la science

 
L'avantage, quand on est « insuffisant », c'est que l'on a la possibilité de s'améliorer. L'avantage, quand on n'a pas de maître, c'est que, certes, on fait des erreurs qu'il nous aurait peut être évitées, mais que, si l'on traque le « symptôme », on peut progresser. 

 

Je me souviens ainsi d'un jour où je lisais un manuscrit d'article scientifique qu'une revue m'avait demandé de « rapporter ». Je lisais donc d'abord l'introduction, m'assurant que la question posée était claire, que la bibliographie avait été bien faite. Puis je regardais attentivement la partie « Matériels et méthodes », afin de m'assurer que les informations étaient suffisantes, que toutes les précautions méthodologiques avaient été bien prises par les auteurs. Je passais aux résultats, et m'assurais que rien d'exagéré n'était produit, que les résultats correspondaient donc bien aux méthodes mises en œuvre, que le traitement statistique était bien fait. Puis je lus la discussion, pour voir si tout était cohérent. Tout allait bien. Certes, il y avait des détails à corriger, mais rien de bien grave... sauf que je trouvais l'article médiocre. 

Logiquement, j'aurais dû dire à l'éditeur que l'article était acceptable, mais quelque chose me retenait. Quoi ? Je ne savais pas. De sorte que je décidais de lire une fois de plus, et je ne retrouvais que bien peu de choses supplémentaires à corriger. Je mis le manuscrit dans mon cartable, et décidai de laisser passer la nuit. Le lendemain matin, dans l'autobus, je le sortis de mon cartable, je le relus... et tout s'éclaira ! Les auteurs avaient caractérisé un phénomène, et ils n'avaient en réalité pas considéré les mécanismes compatibles avec les lois qu'ils avaient dégagées ! Ce n'était donc pas un travail scientifique, en quelque sorte, mais seulement une étape sur le chemin scientifique. 

A la réflexion, ma réaction était injuste* : tout ce qui figure sur le chemin de la science (observation de phénomènes, caractérisation quantitative, réunion des mesures en lois synthétiques, recherche de mécanismes, prévision théorique, test expérimental de ces prévisions) est un bout de science, et mérite donc publication, parce que cela fait avancer le travail. 

 

 

* En réalité, pas complètement : ajuster des données par une fonction, comme les auteurs l'avaient fait, nécessite d'avoir une raison de choisir cette fonction particulière !

samedi 28 octobre 2023

Du sucre avec de la farine


C'était une expérience que je faisais en public, lors de mes conférences, il y a une vingtaine d'années : si l'on verse une cuillerée de farine dans de l'eau bouillante, alors se forment des grumeaux. Si l'on s'y prend bien, on peut obtenir, par exemple, un gros grumeau de un ou deux centimètres de diamètre. Si on le sort à l'aide d'une cuiller, on peut le poser sur le plan de travail et le couper par le milieu : on voit alors un cœur de farine sèche, entourée d'une « coque » gélifiée, de farine « empesée ».

 

Répétons l'expérience, en mêlant une bonne proportion (environ un tiers) de sucre en poudre à la farine, avant de laisser tomber d'un coup le contenu d'une cuiller dans de l'eau bouillante : cette fois, aucun grumeau n'apparaît. Pourquoi ? 

 

Je faisais cette expérience pour expliquer ce qu'est la théorie de la percolation, dont le physicien français Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007, prix Nobel de physique en 1991) fut un des pionniers. Pour comprendre la chose, commençons par examiner le percolateur du bistrot d'à côté : on tasse de la poudre de café dans le porte filtre, puis on envoie de l'eau sous pression. L'eau chemine entre les grains, dans le porte filtre... puis, soudain, une première goutte tombe dans la tasse : c'est le « seuil de percolation ». 

Modélisons cela avec un grillage que l'on relie en série à une pile et à une ampoule. Le courant passe, et la lampe est allumée. Puis imaginons un petit diable qui coupe des brins du grillage au hasard. Le courant continue de passer... Puis viendra un moment où l'ampoule s'éteindra, parce qu'il n'y aura plus de chemin conducteur continu, entre le haut et le bas du grillage. Ce sera le seuil de percolation. 

La même idée s'applique à la description des épidémies. Supposons un marin qui arrive en Bretagne avec une maladie, et supposons que la probabilité de contagion soit élevée : la maladie se propagera d'un bout à l'autre de la France. En revanche, avec une probabilité de contagion inférieure, on pourra éviter l'épidémie. Là encore, il y a un « seuil de percolation » (sous entendu : de la maladie dans le pays). 

 

On le voit, cette description est très générale, et Pierre-Gilles fut un de ceux qui calculèrent les caractéristiques de réseaux variés. Revenons à notre farine et à notre sucre : la gélification de la farine, la formation d'un gel, peut se décrire par la théorie de la percolation. Pour faire un grumeau, il faut que les grains voisins se lient. En revanche, si l'on a ajouté suffisamment de sucre, alors les grains voisins seront séparés par le sucre, et ils s'empèseront de façon isolée, ce qui fera une suspension de micro-grumeaux, comme un « velouté ». Et c'est ainsi que la chimie physique est une science merveilleuse !

dimanche 22 octobre 2023

Vous croyez savoir ce qu'est un fumet de poisson ?

 
Hier, j'ai voulu savoir ce qu'est vraiment qu'un fumet de poisson, car si je sais ce que c'est pour certains cuisiniers modernes, je me méfie d'un détournement des terminologies. Après tout, n'entend-on pas des ignorants parler de "pâté en croûte" (un pléonasme que j'aurais honte de faire), désigner les terrines de campagne sous le nom de pâté de campagne, croire que les tartes à la Bourdaloue sont aux poires, alors qu'il s'agit simplement de mettre un ruban de pâte ?

Bref, je ne sors jamais plus ignorant de la consultation des livres de cuisine anciens et c'est la raison pour laquelle je fais mes billets terminologiques toutes les semaines dans les Nouvelles Gastronomiques, à la recherche de la première désignation d'un mets... car c'est celle-là qui doit faire jurisprudence.

Et c'est ainsi qu'à propos des fumets de poisson, j'ai fait une belle découverte. Commençons par des recettes de fumet de poisson qui datent de la première moitié du 20e siècle  :  on y trouve effectivement quasiment nos recettes actuelles, mais avec des indications qui peuvent déjà nous surprendre.
Par exemple, alors que certains cuisiniers modernes disent que le fumet de poisson ne doit jamais cuire plus de 20 minutes, de grands anciens proposent de cuire une heure et demie... et, de fait, un séminaire de gastronomie moléculaire que nous avions organisé à ce propos avait montré qu'on avait plus de goût après 40 minutes de cuisson, et pas cette amertume qui avait été prétendue.
D'autre part, alors qu'on nous dit qu'il ne faut pas broyer les arêtes de poisson sans quoi nous aurions de l'amertume, je trouve sous la plume de très grands cuisiniers du passé l'indication de broyer les arrêtes de poisson.

J'avais donc bien raison de m'étonner et d'organiser ces séminaires vers lesquels je vous renvoie.
Mais le plus intéressant est à venir  : avant 1900, je ne trouve plus de fumet de poisson. Je vois des fumets de perdreaux, de faisan, et cetera, mais pas de poisson. Et quand je cherche la constitution de sauces pour poisson, alors je vois que c'est le liquide de cuisson des poissons qui était utilisé, et non pas les arêtes pour un fumet.

Je dois conclure que le fumet de poisson est une invention moderne de la cuisine. C'est une valorisation intéressante, utile puisqu'elle permet de produire des mets à partir de ce qui serait jeté. Manifestement, il y a lieu le dégorger les arêtes, de bien les débarrasser de toutes les parties sanguinolents, et certains proposent de retirer les yeux et les ouïes. A ce jour, j'ignore si cela fait le moindre changement, tout comme j'ignore s'il est utile de faire dégorger pendant une heure mais je me réserve le test de ces idées pour des séminaires ultérieurs.