Il y a quelques années, j'avais trouvé un article d'Antoine Laurent de Lavoisier sur la confection du bouillon de viande. Lavoisier avait été mandaté par le ministre de la Marine pour explorer la question suivante : combien fallait-il donner de viande aux hôpitaux de Paris pour produire le bouillon qui nourrissait alors les convalescents ?
Et Lavoisier avait essentiellement répondu par des mesures de la densité des bouillons, comprenant très intelligemment que ces derniers devaient leur qualité nutritives à la quantité de matière gélatineuse qui était extraite.
Les expériences étaient tout à fait extraordinaires, et le dispositif expérimental absolument merveilleux.
Pour autant, quand Lavoisier avait publié ses résultats, il avait manifestement ajusté ses données : j'ai eu l'occasion d'observer que les données communiquées s'alignent parfaitement sur une droite... ce qui n'est pas possible.
De surcroît, Lavoisier affichait des valeurs de densités à six décimales, bien au-delà des possibilités expérimentales.
Initialement, quand j'ai observé cela, mon petit esprit m'a fait croire que Lavoisier avait triché, donnant des résultats différents de ceux qu'il avait obtenus.
Mais je le répète, je suis un petit esprit et j'aurais mieux fait de penser que quelqu'un qui aurait voulu tricher n'aurait précisément pas ajusté les données exactement.
Il aurait introduit de petites imperfections pour laisser penser qu'il s'agissait de véritables résultats.
Je constate donc que je manque de grandeur et j'aurais dû considérer plus tôt que la méthodologie scientifique de l'époque était encore rudimentaire, que les nains que nous sommes, perchés sur les épaules des géants, n'avaient pas encore compris la notion de chiffre significatif, que nous devons nos bonnes pratiques d'aujourd'hui à quelques génies tels que Lavoisier.
Et je fais donc amende honorable.
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
jeudi 11 décembre 2025
Sutor non supra crepidam : cordonnier, pas plus haut que la chaussure (pardon aux bons cordonniers)
mercredi 10 décembre 2025
Le food pairing ? Il y a un chapitre précis et référencé dans le Handbook of Molecular Gatronomy
Je reçois la question suivante :
Je m'intéresse à la food pairing pour un sujet de mémoire.
Je souhaiterais savoir si votre établissement pourrait répondre à quelques questions si cela ne vous dérange pas. J'aimerais savoir si la food pairing aurait un rapport avec la gastronomie moléculaire.
Un détail : je parle du food pairing, plutôt que de la food pairing, parce que pairing signifie appariement.
D'autre part, il y a mille acceptions différentes pour "food pairing", car on peut vouloir apparier des moules et du curry, ou bien du thon avec du veau, ou n'importe quoi avec n'importe quoi, à volonté, et, généralement, on n'associe pas seulement deux ingrédients ensemble, mais de nombreux.
Ensuite, cela vaut la peine de relire ce chef du 20e siècle qui dénonçait les associations convenues, et proposait d'innover radicalement... mais il faut que je retrouve son nom, et le paragraphe précis où il propose des associations inédites.
Puis il faut savoir que les idées ont considérablement changé dans les dernières décennies : quand j'ai montré un sorbet à l'azote liquide à la télévision, pour Noêl 1992 (France 2), je me suis fait critiquer moins pour l'usage de l'azote liquide que parce que la préparation du sorbet mêlait sucre, jus de citron vert et basilic. Quoi, m'a-t-on dit ? Basilic et citron vert ? N'allez-vous pas empoisonner les convives avec cette association dont on ne sait pas si elle est sans danger ? Et les "synergies" ?
Aujourd'hui, personne ne lève un sourcil devant une telle association... alors même que je suis de ceux qui disent combient le basilic (et l'estragon) doivent être utilisés avec parcimonie.
Et puis, il y a une "théorie du food pairing" qui a été proposée dans les années 1995, essentiellement par une grosse société d'aromatisants. Initialement cette théorie stipulait que l'on pouvait associer deux ingrédients quand ces derniers avaient un composé odorant en commun... mais quand la théorie a été réfutée, cette société a proposé que l'on puisse faire l'association quand il y a un composé odorant "important" en commun... ce qui n'a aucun sens. J'ai déjà fait des billets dans ce blog, à ce propos, et, surtout, j'ai publié un chapitre du Handbook of Molecular Gastronomy sur ce sujet. Un article très argumenté, référencé, et qui dénonce cette théorie.
Mais l'argument le plus fort, c'est que l'art culinaire (le "bon", c'est le beau à manger, donc une question d'art) est un art, et pas réductible à une question technique. Pour prendre une comparaison avec la musique, il faut savoir que l'accord fa-do dièse était jadis considéré comme abominable... jusqu'à ce qu'un article de génie comme Jean-Sébastien Bach ne l'acclimate et en fasse de la superbe musique.
L'art ne suis pas les règles, au contraire. Il s'en moque, il les brave, il fait ce qu'il pense devoir être fait, en vertu d'un sentiment interne personnel. Les associations convenues sont pour des personnes artistiquement peu avancées, un peu timorées, un peu faibles techniquement, et certainement faibles artistiquement. Oui, on peut évidemment associer du jambon avec des coquillettes, mais que fera-t-on de beau avec cela ? Oui on peut associer du poulet rôti avec des frites, mais quel ennui ! La répétition, c'est pour l'artisanat, voire l'artisant d'art (quand on ajoute du caviar ou du foie gras... histoire d'alourdir l'addition).
Et je renvoie, à ce sujet, à mon livre "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique" (Editions Odile Jacob)... ou bien à mon tout récent livre "Inventions culinaires/gastronomie moléculaire", pour lequel chaque chapitre contient une partie intitulée "Suppléments de gourmandise", qui discute tout cela d'une autre façon.
De la structure, de la structure, de la structure
Consulté hier par un collègue pour examiner un document que nous préparons en commun, j'observais une série d'une dizaine de paragraphes dans une même section du document. La première observation que j'ai faite, en me reculant un peu, c'est d'observer que nos interlocuteurs seraient perdus dans cette longue liste et qu'il fallait la structurer.
Hier, consulté par une étudiante sur un rapport qu'elle préparait, j'ai observé la même difficulté, et, aussi, des redondances entre le début et la fin de l'énumération, preuve que l'étudiante elle-même avait du mal à s'y repérer dans sa longue liste.
Et plus généralement, je met toujours en œuvre une sorte de radar intellectuel qui dépiste ainsi la nécessité éventuelle de structurer.
J'observe d'ailleurs que, quand je dois mettre en œuvre ce petit radar, c'est que je suis confronté à des documents qui n'ont pas été construits correctement, par la méthode que je nomme 1 3 9 27 et vers laquelle je renvoie : https://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=view https://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=viewhttps://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=view
Les personnes qui ont rédigé n'ont pas mis en œuvre la démarche qui consiste à partir du thème, à le développer de façon structurée, pas à pas et séquentiellement, sans rédiger d'abord les paragraphes ; c'est seulement en fin de travail, quand la structure finale a été établie, que l'on peut se mettre à rédiger, et cela dans la limite de taille de document que l'on a voulue initialement.
S'agit-il de ranger des fichiers dans un répertoire ? Il faut une structure.
S'agit-il d'une longue énumération ? Il faut une structure.
S'agit-il d'un travail ? Il faut une structure.
Oui, pour que nos interlocuteurs s'y repèrent et pour que nous-mêmes nous y repérions, il faut savoir où nous nous plaçons.
Pour prendre la métaphore d'un cheminement, il est vrai que nous pouvons partir à l'aventure, flâner... mais sommes-nous bien assuré que les autres nous suivront dans cet égarement ?
Je ne le crois pas Et d'autre part, si nous partons ainsi sans repère, nous nous égarerons.
Oui, il faut structurer, structurer, structurer.
mardi 9 décembre 2025
Légendes de cuisine, légendes de chimie
Sur ma chaîne youtube, j'ai posté une vidéo une nouvelle conférence que j'ai intitulée Légendes de cuisine, légendes de chimie
https://www.youtube.com/watch?v=_icn_vo-01M
Il s'agit bien de légendes, c'est-à-dire de "récit à caractère merveilleux, ayant parfois pour thème des faits et des événements plus ou moins historiques mais dont la réalité a été déformée et amplifiée par l'imagination populaire ou littéraire." (TLFi).
Bref, il s'agit d'histoires, de fictions.
Parfois, on confond les légendes avec des mythes, mais ces derniers sont bien différents : ce sont des "récit relatant des faits imaginaires non consignés par l'histoire, transmis par la tradition et mettant en scène des êtres représentant symboliquement des forces physiques, des généralités d'ordre philosophique, métaphysique ou social".
Pour ma conférence, je pars de documents écrits, soit des livres de cuisine, soit des document de science ou de vulgarisation scientifique... et je montre que, pour la cuisine et pour la chimie, les transmissions orales insuffisamment étayées conduisent à des idées fausses, erronées, insuffisantes.
J'insiste, en introduction et en conclusion : il ne s'agit pas de tuer la poésie ou l'enthousiasme pour ces matières, mais, au contraire, de donner des bases saines sur lesquelles des activités ou des pensées puissent s'ériger sans que l'édifice que nous créons ne s'effondre.
Les formalismes : nécessairement incomplets, parce qu'un modèle réduit de la réalité n'est pas la réalité
Dans un formalisme il y a tout... sauf ce qui ne s'y trouve pas.
Il y a quelques années, j'avais proposé un formalisme intitulé Let's have an egg, pour décrire les transformations de l'oeuf.
Il s'agissait de numéroter les parties de l'œuf (la coquille, le jaune, le blanc, etc.), puis de donner des numéros aux transformations qu'on leur faisait subir : ajouter un gaz, de l'huile, chauffer, etc.
Je renvoie à mon Cours de gastronomie moléculaire numéro 1 où j'avais présenté ce formalisme.
Oui, il s'agissait bien d'un formalisme puisque un numéro, un code fait de plusieurs nombres successifs correspondait à une série de transformations.
On obtenait ainsi un tableau illimité, ce qui correspondait un nombre illimité de possibilités.
Puis est venu ce jour où j'ai découvert l'oeuf mi-cuit, parce que je n'avais pas assez d'eau pour cuire un œuf dur et que seule la moitié inférieure était cuite : on obtenait un œuf cru dans un œuf dur.
Ce qui est surtout intéressant avec ce résultat, c'est qu'il échappait à la classification préalable, à la codification, au formalisme Let's have an egg.
Bien sûr, cet œuf ayant été identifié, il devenait possible d'ajouter au formalisme précédent un nouveau numéro, correspondant au procédé particulier qui avait été mis en œuvre, mais en tout cas, il faut retenir que ce nouveau résultat échappait à la codification.
On peut trouver un analogue de cela en considérant les nombres réels, qui forment d'une droite : on peut trouver des nombres dits complexes, extérieurs à la droite des nombres réels.
En tout cas, la leçon est claire : chaque fois que nous disposons d'un formalisme, il y a lieu de s'interroger sur ses limites et de chercher à ne pas y rester enfermé.
Ainsi je m'interroge à propos du NDSF, le formalisme des systèmes dispersés ou colloïdux. Où trouver d'autres systèmes qui ne seraient pas décrits par le NDSF ? Quelles caractéristiques peuvent-ils avoir ?
Bien sûr, on peut augmenter le nombre de phases et ne pas se limiter à des solutions aqueuses ou des phases huile, solides ou gaz.
On peut aussi considérer des dimensions fractales, qui ne sont donc pas entières, et ainsi de suite. Mais on se méfiera de cette pratique qui consiste à alambiquer un formalisme : la question de l'utilisation d'un formalisme est essentiellement de comprendre à quoi il va servir, et c'est en fonction de l'objectif que l'on cherchera d'éventuelles modifications... Ou pas.
lundi 8 décembre 2025
Quand vouloir bien faire conduit à faire mal
Lors de mes pérégrinations, j'ai rencontré un chef qui me disait faire les sauces hollandaises ou béarnaise avec du beurre clarifié. Je lui ai alors rapporté que :
1. je faisais moi-même au beurre non clarifié sans aucun inconvénient
2. il n'y avait pas de raison d'utiliser plutôt du beurre clarifié
3. nous avons fait un séminaire où nous avons discuté l'idée, montrant que la clarification était inutile, ce qui heurtait les chefs présents.
Ce chef a alors testé la chose, et il m'est revenu en m'avouant que, s'il avait effectivement testé la chose, il avait mauvaise conscience de pratiquer l'ajout de beurre non clarifié.
Pourquoi ? Il n'était pas capable de me le dire, mais je crois maintenant comprendre : la cuisine professionnelle vise implicitement (pas explicitement, j'insiste) satisfaire les trois composantes techniques, artistiques, sociales.
Pour la troisième, c'est le soin, qui est mis en oeuvre, principalement.
Or clarifier du beurre, c'est se mettre sur cette piste du soin.
Il "faut" donc clarifier le beurre.
Mais, j'y reviens, c'est à la fois inutile, risqué (on réduit la quantité d'eau présente dans l'émulsion), et peut être moins bien pour le goût (le petit lait a un goût intéressant).
dimanche 7 décembre 2025
Le beurre : froid ou en pommade ?
Faut-il que le beurre soit froid ou en pommade pour faire de la purée ou un beurre blanc ?
Il se dit à peu près n'importe quoi dans les articles, les livres, les sites, à propos de cuisine. Et il se dit n'importe quoi parce que n'importe quel cuisinière ou cuisinier qui sait écrire se laisse aller à diffuser des idées, des sentiments, des "intuitions", des a priori... sans faire les expériences qui établiraient les faits.
Je rappelle que c'est cela que nous faisons lors des "séminaires de gastronomie moléculaire" : chaque mois, au Lycée hôtelier Guillaume Tirel, le Centre international de gastronomie moléculaire organise des séances expérimentales publiques, lesquelles donnent d'ailleurs lieu à des comptes rendus diffusés largement. Bref, à propos de cuisine, chacun d'y aller de son petit commentaire tombé du ciel, inventé, parfois diffusé avec une prétention d'autant plus considérable que l'activité culinaire comporte une belle composante artistique.
A propos de beurre, on se contentera ici d'analyser (sur la bases d'expériences) que ce n'est pas la même chose de faire une purée ou de faire une sauce émulsionnée. Bien sûr, il y a du beurre dans les deux cas, mais les systèmes physico-chimique sont bien différents. Commençons par les données utiles à l'analyse :
la pomme de terre, c'est du tissu végétal, à savoir des cellules jointoyées par une "paroi", faire de cellulose, de pectines, d'hémicelluloses ; et cette paroi se dégrade lors d'une cuisson
dans l'intérieur des cellules de pomme de terre, il y a des grains d'amidon, qui gonflent en absorbant de l'eau quand on les chauffe
le beurre est fait d'environ 80 pour cent de matière grasse et de 20 pour cent d'eau (OK, c'est un peu moins, de par la loi)
la matière grasse du beurre est en partie solide et en partie liquide, à la température ambiante, mais elle fond quand le beurre est chauffé
de sorte que du beurre chauffé "fait huile", tout en libérant la phase aqueuse qu'il contient.
L'analyse, maintenant. Dans le cas d'une purée, le ciment entre les cellules de pommes de terre est donc fragilisé par la cuisson, de sorte qu'il suffit d'un simple pressage pour que les cellules se séparent dans le lait souvent ajouté, formant une suspensions de cellules en phase aqueuse. Si l'on ajoute du beurre dans cette préparation chaude, la chaleur de la purée va faire fondre le beurre, et un petit travail mécanique suffit pour disperser le beurre en gouttelettes microscopiques, invisibles, dans la purée. Quand on sait qu'il suffit de cinq pour cent d'eau environ pour faire une suspension, une émulsion, une mousse, il n'est pas très difficile de comprendre que l'on peut ajouter beaucoup de beurre dans une purée. Et que le beurre soit chaud ou froid, peu importe. Certes, l'ajout de beurre froid peut conduire à travailler davantage la purée, ce qui risque de la faire "corder", les cellules libérant l'amidon, qui forme alors un empois dans la phase liquide dispersante... mais en réalité, l'écueil est vraiment éloigné ! Pour les sauce émulsionnée, la question est d'une toute autre nature. Là, il s'agit quand même d'émulsionner le beurre qui fond, ce qui signifie le disperser en gouttelettes dans une phase aqueuse faite soit du petit lait, soit de vin, de vinaigre réduit, de bouillon...
Bien sûr, un beurre froid devra fondre avant de s'émulsionner, alors qu'un beurre pommade sera plus vite dispersé.... Et alors ? Finalement, c'est l'énergie mécanique de dispersion qui est le paramètre important, et pas le beurre, qui fondra de toute façon.
Ajoutons, pour terminer, que les pâtes à brioche, où le beurre doit être ajouté par petites parties, relèvent d'une toute autre analyse... qui sera faite une autre fois.



