Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
mercredi 5 février 2025
Comment obtenir un article scientifique ?
À l'heure où tout se trouve ou presque sur Internet, je vois des étudiants désemparés quand un article scientifique n'est pas en accès libre.
Souvent, afin accéder au document dont ils ont besoin, ils cherchent en ligne des sites qui auraient piraté les revues scientifiques au risque de se faire pirater eux-mêmes.
Pourtant, il est utile de savoir qu'il y a une règle dans la communauté scientifique, à savoir que nous pouvons demander aux collègues de nous envoyer en privé des copies de leur texte, et que les collègues ont l' "obligation" d'envoyer ces textes.
Pour bien comprendre cette affaire, il faut se replacer plusieurs décennies en arrière, quant internet n'existait pas. A cette époque, pour trouver des articles, on allait dans les bibliothèques et l'on commençait par consulter des livres de résumés (abstracts), afin d'identifier les articles qui nous intéressaient.
Puis on allait - physiquement - dans les bibliothèques qui disposaient des collections de journaux scientifiques où figuraient les articles recherchés.
Déjà à cette époque, il y avait déjà des difficultés, quand les bibliothèques scientifiques de notre environnement ne disposaient pas des périodiques particuliers qui nous intéressaient. Dans ce cas, on écrivait aux auteurs afin de leur demander une copie (évidemment papier) de leur article : d'où l'importance de ce qui a quasiment disparu aujourd'hui : les "tirés à part".
Mieux on avait sur le bureau des espèces de cartes postales qui permettaient de gagner du temps quand on demandait des articles : il était pré-imprimé "Dear colleague, please I would be very glad to receive a copy of your article". Il suffisait de remplir le nom et l'adresse, avant d'indiquer au stylo les références de l'article que l'on souhaitait, et de signer. On recevait ensuite les articles demandés, une pratique qui avait l'intérêt de souder la communauté, de créer des relations, un réseau.
Aujourd'hui, on peut faire des demandes de ce type en passant par des réseaux tels que Research Gate, mais on peut, aussi, tout simplement, trouver l'email du collègue que l'on souhaite solliciter et lui écrire pour lui demander une copie PDF de son texte.
C'est une règle de notre communauté de toujours répondre à ces sollicitations.
Ajoutons pour celles et ceux qui ne sont pas familiers avec les règles de l'édition, et notamment les règles de l'édition scientifique, que les lois qui portent sur le droit d'auteur interdisent généralement aux scientifiques individuels de mettre en ligne des articles qu'ils ont publié dans les revues scientifiques (sauf dans le cas où ces articles sont "open"). Il y a eu des débats considérables entre les institutions scientifiques et les revues scientifiques, qui voulaient protéger leur copyright, mais finalement il a été accepté que chaque scientifique puisse mettre en ligne une version non mise en page de son texte. Une certaine honnêteté veut que soit ajoutée la référence exacte et le lien qui conduisent à l'article publié.
Mais n'oublions pas la règle de Michael Faraday : "entretenir des correspondances".
mardi 4 février 2025
Ce sera le 12 février
Je viens de terminer la préparation de ma conférence du 12 février : j'évoque la question de l'alimentation, au cours des siècles, avec l'oeil d'un chimiste.
Le principal message, c'est que l'espèce humaine n'a eu de cesse, n'a de cesse et et n'aura de cesse de se nourrir. Par le passé, elle a agi de façon très empirique, introduisant l'élevage, l'agriculture, cuisant, mettant au point des méthodes de conservation.
Puis, avec la naissance des sciences modernes, principalement, les mécanismes des phénomènes ont été explorés, souvent avec le souci de perfectionner les techniques. Les résultats ont été spectaculaires mais force est de constater que, aujourd'hui encore, nous sommes extrêmement ignorants de beaucoup de phénomènes : c'est là un message encourageant pour les jeunes que nous recevrons à la Maison de la chimie, qu'il y a de la place pour toutes celles et tous ceux qui voudront se lancer dans la technologie et dans la science de l'aliment .
Mais au-delà des perfectionnements légers, il faut considérer des questions de système alimentaire, et de filières, car la question de la sécurité alimentaire va s'imposer bientôt. La "sécurité alimentaire, cela signifie de produire à suffisance, et on la distingue de la sécurité sanitaire des aliments, qui consiste à produire des aliments sains.
Dans les décennies qui viennent, c'est bien la question de la sécurité alimentaire qui va se poser car la population du globe dépassera probablement 10 milliards d'individus alors qu'on en nourrit à peine 6 ou 7 aujourd'hui.
Pour passer ce cap, il y a lieu d'être extraordinairement rationnel, de ne pas se disperser à suivre des modes parfois idiotes, de ne pas se soumettre aux craintes des plus timorés ; il faut surtout chercher activement à fonder des filières alimentaires durables, sur une Terre qui restera quoi qu'il arrive la Terre, que que notre espèce devra conserver dans un état habitable elle.
A propos d'Emile Jung
Dans la rubrique "En débat", de l'Académie d'Alsace, je viens de publier un hommage à Emile et Monique Jung, en relation avec le livre "Une école de vie".
Emile Jung ? Un merveilleux cuisinier alsacien, sensible et talentueux. Le voici vers la fin de sa vie :
On trouvera le texte sur : http://www.academie-alsace.fr/en-d%C3%A9bat/une-%C3%A9cole-de-vie/
Et il faut ajouter que le livre a été composé par le trop modeste Maurice Roeckel.
lundi 3 février 2025
La Physiologie du goût a 200 ans : bon anniversaire !
Un ami me fait remarquer que cela fait 200 ans que fut publiée la Physiologie du goût par le merveilleux Jean-Anthelme Brillat-Savarin et que, comme si c'était pour célébrer cet anniversaire, l'Université de Copenhague me remet le prix Sonning ( https://via.ritzau.dk/pressemeddelelse/14235742/gastronomic-artist-is-awarded-the-sonning-prize-2025?publisherId=13561237&lang=da).
Je me suis déjà exprimé clairement dans la préface d'une réédition de la Physiologie du goût : Brillat-Savarin fut un extraordinaire écrivain. Il ne faut pas se tromper à la lecture du titre : son livre n'est pas un traité de physiologie, de science, et bien plutôt l'acte quasi fondateur de la gastronomie, qu'il définissait comme "la connaissance raisonnée de tout ce qu'elle se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit".
Je mets ici des guillemets, mais j'ai un peu tort car Brillat-Savarin parlait de "l'homme" plutôt que de "l'humain", ce qui était de son temps.
Mais, surtout, je rappelle qu'il faut lire rien savoir avec des pincettes, comme je l'explique plus loin. En tout cas, retenons sa définition de la gastronomie, et observons que cette dernière ne se confond pas avec cuisine d'apparat, par exemple. Et c'est ainsi que je rigole doucement quand, passant devant des restaurants asiatiques, je vois inscrit "gastronomie chinoise" : il n'y a aucune connaissance dans l'affaire mais seulement les éternels rouleaux de printemps, porc caramel, riz cantonais et boule coco.
Pour situer Brillat-Savarin, il faut évoquer Alexandre Balthazar Grimod de la Reynière, qui, quelques années plus tôt, publia de merveilleux textes de "gastronomie" avant que le nom ne soit donné. Grimod de la Reynière était un écrivain, mais un de ces écrivains qui se vouèrent à la bonne chère, tout comme Joseph Berchoux qui introduisit le mot "gastronomie" dans un de ses poèmes. Et parurent ainsi l'Almanach des gourmands, ou le Manuel des amphitryons à côté de réflexions sur le plaisir.
Brillat-Savarin, lui, colligea toute une série de connaissances, et fit un merveilleux bouquet de mille fleurs. L'apparence -je dis bien apparence seulement- scientifique du livre de Brillat-Savarin ne doit pas nous aveugler : il s'agit d'une œuvre de littérature et non pas une œuvre de physiologie, et non pas d'une œuvre de physique ou de chimie, et non pas une œuvre d'histoire ou de géographie...
Brillat-Savarin a voulu mêler tout cela pour faire un tout solide, une fondation de la gastronomie. Il parle de tout : de l'obésité, de la maigreur, de l'histoire ancienne de la cuisine, de repas célèbres, de recettes... Et son oeuvre s'apparente plutôt au mythe : les mythes fondateurs de la gastronomie au sens que j'ai évoqué précédemment : la connaissance raisonnée...
Mais n'oublions pas qu'un mythe, c'est un mythe, une légende... Certainement pas le récit d'histoires véridiques, et c'est ainsi qu'il faut prendre le texte de Brillat-Savarin. Il faut l'interpréter comme on doit interpréter les mythes.
L'attribution de la royauté d'Athènes à Thésée, qui aurait tué le Minotaure, doit s'interpréter : il faut chercher quelles relations Athènes voulait entretenir avec la Crète, par exemple. Ses exploits mythologiques de Thésée ne sont que mythologiques et il faut être bien enfant pour croire qu'il a tué le Minotaure.
De même, les rois de France avaient beau se faire oindre à la basilique Saint-Rémy de Reims, il faut être un esprit bien faible pour croire que leur pouvoir est véritablement d'origine divine...
Les mythes ? Ils expriment des idées dont nous devons nous méfier, et que nous aurons toujours intérêt à interpréter.
Même les passionnés de gastronomie, j'allais parler d'amoureux de gastronomie, même les passionnés de bonnes chère doivent prendre garde à leur aveuglement, à leur éblouissement selon les cas.
Mais ne boudons pas notre plaisir et relisons régulièrement la Physiologie du goût comme on vient humer une fleur d'un bouquet, puis une autre ; reculons-nous pour admirer la composition, rapprochons-nous pour mieux voir ; relisons d'une traite si nous avons une grande compulsion, feuilletons si nous avons l'âme plus vagabonde...
Mais relisons Brillat-Savarin pour célébrer le 200e anniversaire de sa publication de la Physiologie du goût.
En matière alimentaire, qu'est-ce qu'une perte ? qu'est-ce qu'un gaspillage ?
Qu'est-ce qu'une perte ? un gaspillage ? La question doit considérer la comestibilité des ingrédients et il y a là une question bien difficile parce que, par exemple, certains mangent la peau des pommes et d'autres pas.
Pour cette peau, il ne faut pas oublier qu'il y a dedans des pesticides naturels, pas forcément très dangereux mais quand même présents : la peau de pomme est-elle comestible ?
Ce qui se pose comme question anodine pour la pomme se pose de façon plus importante pour la pomme de terre, car les trois premiers millimètres sous la surface contiennent des glycoalcaloïdes toxiques et, même si la mode est à manger les peaux de pommes de terre avec les pommes de terre, sans éplucher (par paresse, ou parce que certains ont intérêt à vendre une masse supplémentaire), il ne faut pas oublier que ces composés toxiques ne sont pas détruits par la cuisson. Les peaux de pommes de terre sont-elles donc comestibles ?
Il y a bien d'autres cas tel l'écorce de l'ananas qui, si l'on veut éliminer les yeux durs, impose de perdre un peu de cette délicieuse chair jaune. Ou encore le coeur dur des tomates, comestible sans doute mais qui manque vraiment de "charme gustatif".
Et puis il y a d'autres cas tel le marc du
café : avec un café filtre ou un expresso, les grands consommateurs de
café perdent une quantité de matière considérable, presque égale à la
quantité utilisée puisque seule une fraction part en solution dans l'eau.
Inversement, les amateurs de café grec ou turc consommeront beaucoup
plus de cette matière.
Bref la comestibilité et denrées avec une
chose bien compliquée et si l'on voulait aller jusqu'à une économie
complète, alors on mangerait jusqu'au cuir de nos chaussures en période
de disettes (cela s'est fait) puisque, après tout, il y a des protéines à l'intérieur. Ou bien,
comme certaines populations jadis en période de famine, on ferait des
galettes de glands en ajoutant de l'argile pour complexer les tanins et autres composés antinutritionnels (cela n'était pas su ; on faisait empiriquement). Nécessité fait loi mais je ne
suis pas sûr que nous ayons intérêt de considérer une définition trop
large de la comestibilité.
dimanche 2 février 2025
Bacon a-t-il inventé la science moderne ?
Certains auteurs disent que Francis Bacon aurait été le créateur de la science moderne avec son Novum Organum : j'ai voulu en avoir le cœur net en relisant ce texte que j'avais découvert il y a très longtemps et que j'avais un peu oublié.
On y trouve une très longue diatribe contre la philosophie excessivement théorique et inventive qui fut notamment celle d'Aristote, et, inversement, une apologie d'une étude des faits de la nature sans divagations philosophiques, une apologie d'une "philosophie naturelle" dont la méthode serait très différente. Et notre auteur de classer les faits d'observations.
Mais en sortant du livre, si l'on voit bien une volonté de mettre à plat la philosophie naturelle, les sciences de la nature, on ne voit certainement pas des idées aussi précises que celles sur données par Galilée, notamment à propos de l'étude quantitative des phénomènes.
Certes Bacon dit bien que tout doit être mesuré, pesé, nombré... Mais il ne fait lui-même que classer des observations par type d'observations, ceux qui est bien loin de ce que fera Galilée, qui mettra en pratique cette méthode expérimentale qui met en œuvre le calcul sur les nombres que sont les résultats de mesure.
D'ailleurs, plusieurs des idées de Bacon, notamment à propos des causes, sont déjà données par Blaise Pascal, et l'on n'oubliera pas qu'il y a eu auparavant René Descartes qui a introduit les outils mathématiques pour manier tout cela.
Bref, il est exagéré de dire que Bacon aurait inventé la science moderne, et il vaudrait mieux avoir la justesse de dire que, après certains Grecs de l'Antiquité qui explorèrent correctement des phénomènes naturels, il y eut Descartes, Pascal, Bacon, et Galilée enfin pour arriver à cette méthode scientifique que nous utilisons aujourd'hui.
Au sortir de cette lecture, je continue à penser que les deux phrases de Galilée disant que l'expérience doit avoir raison contre toute autorité, d'une part et, d'autre part que le monde est écrit en langage mathématique, sont des piliers sur lesquels repose la méthode scientifique d'aujourd'hui.
Il faut ajouter que Bacon a dit des choses très intéressantes à propos de la chimie, sans employer le mot évidemment , puisque cette science qu'est la chimie n'avait pas encore été dégagé de l'alchimie.
En effet, la transition s'est faite un peu plus tard, aux environs de la parution des premiers tomes de l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, quand on a arrêté de considérer que, si une expérience rate, c'est que l'expérimentateur est "insuffisant" ; on a fini par comprendre que, comme le disait Galilée, l'expérience a toujours raison.
Il y a eu ainsi une
transition de l'alchimie vers la chymie, puis vers la chimie quand Lavoisier introduisit très explicitement des méthodes quantitatives, dans une méthodologie
qui restait très expérimentale. Au fond, Lavoisier a fait pour la chimie
ce que Galilée a fait pour la physique. Et en ce sens, ces deux hommes sont
plus grands que les autres de leur temps car l'observation ne suffit
pas, le jugement n'est pas un outil suffisant pour relier les faits et
c'est par les nombres que s'imposent les sciences de la nature.
samedi 1 février 2025
À propos de mayonnaise qui rate
Il y a quelques jours, lors d'une formation, j'ai proposé aux participants de faire des mayonnaises.
Ils
étaient répartis en plusieurs groupes à propos de cette sauce qui, on le
rappelle ne comporte pas de moutarde sous peine de devenir une
rémoulade. Je devrais plutôt dire sous peine de régresser à l'état de
rémoulade, puisque la rémoulade est une sauce très ancienne, remontant au
moins au 14e siècle, et qui se fait à partir de moutarde et de matière
grasse. Dans la rémoulade, l'eau de la moutarde devient la phase
continue d'une émulsion avec l'huile dispersée dedans sous la forme de
gouttelettes.
Au tournant du 18e siècle, la mayonnaise est
apparue comme une sauce faite seulement de jaune d'œuf, de vinaigre et
d'huile, la moutarde ayant été retirée. L'apparition de la sauce est
mystérieuse, on en a pas de trace claire, mais en tout cas le grand
Marie-Antoine Carême s'empara de cette sauce au goût merveilleusement
délicat pour en faire, avec des dérivés, un ingrédient essentiel de ses
pièces de banquet.
C'est donc la mayonnaise à laquelle nous nous intéressions et il est exact que la mayonnaise tourne plus facilement que la rémoulade. Tout tient à la dispersion des gouttes d'huile dans la phase aqueuse apportée par le jaune d'œuf (qui est composé de 50 % d'eau) et du vinaigre (qui est fait de plus de 90 % d'eau). Le jaune d'œuf apporte protéines et phospholipides qui peuvent entourer des gouttes d'huile et permettre l'émulsion.
Mais cette sauce est bien plus délicate et elle peut tourner, notamment quand on ajoute trop d'huile en début de préparation, ou quand on ne fouette pas suffisamment, ou encore quand on ajoute l'huile trop vite en cours de préparation et qu'on ne disperse pas assez.
Pour autant, je peux témoigner que je fais sans difficulté des mayonnaise à la fourchette en 47 secondes seulement, et sans moutarde ; et je dis bien des mayonnaises, pas des rémoulades.
Ce qui a été intéressant, lors de notre formation, c'est de voir que de nombre de nos participants ont raté leur mayonnaise. À la réflexion, je crois que ce sont les ustensiles qu'ils utilisaient qui étaient inappropriés : il y avait des espèces de petits fouets à main en plastique, à grosses branches, qui dispersaient très insuffisamment l'huile dans la phase aqueuse.
Et cela
m'intéressera bien de répéter l'opération, peut-être d'ailleurs dans un
séminaire de gastronomie moléculaire.