mardi 2 janvier 2018

La mise à l'ébullition d'eau salée

Ce matin, un message :
Nous sommes un groupe de TPE qui travail sur un mythe urbain : "Le sel élève le point d’ébullition de l’eau". 
Ce qui implique que lorsqu'on fait chauffer de l'eau pour une cuisson il faut mettre le sel lorsque l'eau est chaude.
Nous avons fait des expériences en laboratoire pour tester plusieurs sels, plusieurs eaux et 2 quantités de sels.
 Nous avons aussi pu voir que les eaux sans sel atteignaient le point d'ébullition de l'eau plus rapidement que les eaux avec du sel de table. Donc cela confirme le mythe, sauf lorsque nous mettons une importante quantité de sel (8% contre 0,2%), Auriez vous une idée pour expliquer cela ?
L'eau de source, l'eau du robinet, l'eau déminéralisée et l'eau minérale sont les quatre eaux que nous avons étudiées. Pourquoi l'eau déminéralisée est-elle l'eau la moins efficace que les autres ? Et pourquoi l'eau de source est-elle la plus efficace ? Est-ce que les substances chimiques contenu dans l'eau du robinet ont des impacts sur le temps d'ébullition de l'eau ?
Le sel de table, le sel de Gérande et le sel noir d'Hawaï, le sel rose d'Himalaya et le sel bleu de Perse sont les sels que nous avons étudiés. Sont-ils tous des sels de mer ? Et y a t-il une différence entre le sel de mer et le sel gemme ? Nous avons pu constater que le sel noir d'Hawaï était le plus efficace lorsque l'eau contenait 0,2% de sel mais nous nous demandons pourquoi. Savez vous si le charbon a un impact sur l'ébullition ?


J'ai répondu à nos jeunes amis que leur résultat m'étonne... d'autant plus qu'ils donnent des valeurs sans indiquer d'incertitudes, de sorte que, sans doute, les répétitions n'ont pas été faites. 
D'autre part, j'avais moi-même fait les comparaisons expérimentales de façon TRES contrôlée, et je n'ai pas vu de différence significative : parfois, l'eau salée avant d'être chauffée mettait plus de temps à bouillir que l'eau chauffée  pure, puis additionnée de sel ; parfois, c'était l'inverse. 

Surtout, ces expériences méritent d'être faites de façon très contrôlée. Dans le message de nos jeunes amis, de nombreuses précisions manquent, car les biais sont possibles partout. 
Par exemple, ils ne signalent pas que l'ajout de sel diminue la température de l'eau, et que l'ajout de sel augmente la température d'ébullition. 

D'autre part, il faut comparer des choses comparables, et s'il est logique que de l'eau salée mette plus de temps à bouillir que de l'eau pure (il y a, dedans, la masse du sel, qu'il faut chauffer aussi), il vaut mieux comparer les deux cas suivants : 
- on prend une casserole, on y met une masse d'eau pesée (précision de la balance ?), puis on pose la casserole sur un dispositif de chauffage et l'on attend l'ébullition ; on ajoute le sel (ce qui fait tomber l'ébullition), puis on mesure le temps à partir duquel on a formé de l'eau salée bouillante
- on prend une casserole, on y met la même masse d'eau que précédemment, la même masse de sel que précédemment, on pose la casserole exactement au même endroit du système de chauffage (ou mieux, on ne bouge jamais la casserole, afin que le contact soit  le même), puis on attend l'ébullition. 
Bref, le résultat de nos jeunes amis est douteux, d'autant que, pour comparer des expériences répétées, il faudra avoir donné une moyenne et un écart-type, et avoir comparé les résultats par un test statistique (ANOVA, Student...). 


Plus généralement, on voit bien, ici, la nécessité d'une description très détailles des matériels et des méthodes. Une "expérience de laboratoire", ce n'est pas le fait qu'elle soit faite dans un laboratoire : il faut surtout qu'elle soit faite sans biais ! 
Enfin, pour le sel  noir de Hawai, je ne suis certain qu'ilest noirci par du charbon. Les sites qui décrivent ce sel évoquent aussi des laves, ce qui me semble plus plausible.



















Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

lundi 1 janvier 2018

Des questions

Ce matin, des questions, en anglais (ci dessous). Je les traduis et je réponds en français (car Google translate ;-))

1. What is molecular gastronomy to sir?
2. How did sir discover and get an idea to invent molecular gastronomy?
3. What is the problem that sir have to face during the early days of molecular gastronomy?
4. How did sir managed to convince people about molecular gastronomy?
5. What is the issue in molecular gastronomy?
6. In sir opinion, what is the future of molecular gastronomy?
7. What is the kind of question that sir always get in an interview?
 
 
 
1. What is molecular gastronomy to sir?
 
Qu'est-ce que la gastronomie "pour moi" ? La définition est absolue, et pas personnelle ! La gastronomie moléculaire est la discipline scientifique qui explore les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires. 
 
A ne pas confondre avec la cuisine moléculaire ou avec la cuisine note à note : la science n'est pas la cuisine, et la cuisine n'est pas la science ! 

 
2. How did sir discover and get an idea to invent molecular gastronomy?
 
Là, je me demande si mon interlocuteur ne confond pas cuisine moléculaire et gastronomie moléculaire. 
 
Donc, répondons en deux temps  : 
1. Comment ai-je des idées scientifiques ? En m'accrochant très énergiquement à la méthode scientifique, qui opère de la façon suivante : 
- observation (identification) d'un phénomène
- caractérisation quantitative du phénomène retenu
- réunion des données quantitatives en "lois" synthétiques (équations)
- induction de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois
- prévisions théoriques déduites du modèle/théorie
- tests expérimentaux de ces prévisions théoriques
 
2. Comment ai-je les idées mensuelles (et plus) de cuisine moléculaire ou autre ? J'en ai fait un livre intitulé "Cours de gastronomie moléculaire 1 : science, technologie, techniques, quelles relations?", dont la deuxième moitié est un cours d'innovation et de créativité. Voir aussi mes cours en ligne sur le site AgroParisTech. 
 

3. What is the problem that sir have to face during the early days of molecular gastronomy?
 
Je n'ai pas de problème, et je n'ai pas eu de problèmes, parce que je ne suis pas de ceux qui ont des problèmes. J'ai des questions, et cela est merveilleux, parce que les questions sont des promesses de réponses. Quel bonheur que de ne pas savoir et d'avancer vers la connaissance !
 
Quoique si, finalement, j'ai des problèmes : je manque cruellement de secondes pour faire tout ce que je veux faire. Et puis, ma question principale est de faire de GRANDES découvertes scientifiques, et je ne suis pas certain d'y être arrivé. Allons, ne perdons pas de temps:  travaillons pour y arriver. 

 
4. How did sir managed to convince people about molecular gastronomy?
 
Convaincre ? Je ne perds pas une seconde à convaincre ; je me contente de partager mon bonheur, mon enthousiasme. Que la chimie est belle ! 


5. What is the issue in molecular gastronomy?
 
La question de la gastronomie moléculaire ? Elle se confond avec son objet : identifier les mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des transformations culinaires. 
 
 
6. In sir opinion, what is the future of molecular gastronomy?
 
Il y a des questions scientifiques par dizaines de milliers ! Donc il faut de nombreux collègues, étudiant les divers aspects, les diverses questions. Donc de plus en plus de laboratoires de gastronomie moléculaire dans le monde. 
 
 
7. What is the kind of question that sir always get in an interview?
 
Là je ne sais pas, mais on s'en fera une idée en regardant https://sites.google.com/site/travauxdehervethis/Home/de-l-emerveillement-partage/pour-en-savoir-plus/questions-et-reponses



Bonne année 2018 !!!















Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Il faut toujours faire le gros avant le détail, à propos de soupe à l'oignon

Il vaut toujours mieux donner une description des recettes, au premier ordre, avant de se focaliser sur des détails.


Une description au premier ordre ? Rien ne vaut l'exemple. Prenons la soupe à l'oignon, que l'on devrait d'ailleurs souvent nommer potage à l'oignon... sauf quand ce dernier contient une soupe.
Là, mes amis sont perdus, parce qu'ils ignorent souvent que la soupe est une tranche de pain, que l'on trempe avec du potage ! Autrement dit, si l'on utilise des oignons avec un liquide pour faire... un potage, on obtient donc un potage.
En revanche, si, en fin de préparation, on ajoute une tranche de pain, c'est une soupe qui est trempée avec le potage.


Les oignons ? Des assemblages de cellules, petits sacs vivants, qui ont la particularité de renfermer de nombreux composés soufrés. Quand on coupe les oignons, les cellules libèrent ces composés, qui sont transformés par des enzymes, protéines également présentes dans les cellules, ce qui engendre des composés qui viennent piquer les yeux.
Dans un potage, ces composés sont transformés  différemment, parce qu'une partie s'évapore, et qu'une partie réagit, donnant le goût particulier de l'oignon cuit.
Lentement, aussi, le ciment entre les cellules végétales s'effritte, se dégrade, ce qui libère des sucres variés dans le liquide, les principaux étant le glucose, le fructose, le saccharose et l'acide galacturonique. Les trois premiers sont les sucres de réserve du bulbe, et l'acide galacturonique est engendré par la dissociation des pectines, qui contribuent à former le ciment des parois végétales.

On récupère donc une solution qui, au premier ordre, contient des sucres, des acides aminés, et divers composés responsables du goût.

Le pain ? Lors de la cuisson, les grains d'amidon de la farine se sont empesés, on gonflé en absorbant de l'eau, se sont soudés. La cuisson du  pain contribue à dissocier les composés (amyloses et amylopectines) dont l'amidon est constitué : du glucose supplémentaire est libéré, contribuant à donner ce goût  doux des potages à l'oignon.

Enfin, il y a le fromage, qui gratinera. Pour le fromage, il y a de la matière grasse, des protéines... mais l'affinage engendre des acides aminés variés, par exemple.
Lors du  gratinage, une odeur merveilleuse se forme... et j'ignore comment elle survient, surtout depuis que je doute de l'importance ubiquitaire des réactions de Maillard (voir mon article https://www.academie-agriculture.fr/publications/notes-academiques/n3af-2016-3-actes-de-colloques-maillard-products-and-maillard).







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

dimanche 31 décembre 2017

A propos de stage de gastronomie moléculaire

Par email, par courrier, par téléphone, par sms, je reçois de très nombreux messages d'étudiants intéressés par la gastronomie moléculaire ou par la cuisine moléculaire, voire la cuisine note à note, ce qui me réjouit évidemment, car cela prouve que je réussis à partager ma passion pour la connaissance et ses applications.

Pourtant j'ai souvent peur que  nos amis soient déçus, notamment quand il s'agit d'étudiants qui me demandent s'ils peuvent venir faire un stage dans notre équipe de recherche. Par exemple, ce matin, une étudiante anglaise me disait s'être amusée beaucoup à faire des chocolats chantilly, des berzélius, des gibbs…  La semaine dernière, c'était un correspondant autrichien qui  faisait un dirac et un gibbs.  Je ne parle pas de ceux qui font des perles d' alginate ou qui utilisent des siphons, car il s'agit là de cuisine moléculaire, telle que je l'ai proposée il y a 35 ans, et ma réponse est alors qu'ils feraient mieux de s'intéresser à la cuisine note à note.
Ce qui me trouble, c'est que mes interlocuteurs me parlent souvent de cuisine, quand je parle moi de gastronomie moléculaire,  et je veux profiter d'un message reçu il y a  quelques instants pour donner deux exemples des travaux que nous faisons au laboratoire afin de donner des explications pour le futur.

Nos jeunes amis sont de deux types principaux : il y a les cuisiniers, et les étudiants en science et en technologie, mais invariablement, je réponds  à tous que, dans notre groupe de recherche, notre travail quotidien consiste à mettre en oeuvre des méthodes d'analyse, telle la spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, la fluorimétrie, l'électrophorèse capillaire, la chromatographie en phase gazeuse avec spectrométrie de masse, ou bien,  pour la partie théorique, nous cherchons à résoudre des équations différentielles ou des  équations aux dérivées partielles. Je donne maintenant un exemple de chaque cas.


Des manipulations, base de la science expérimentale

Pour chercher les mécanismes des phénomènes (ce qui est l'objectif des sciences de la nature), il faut identifier les phénomènes,les caractériser scientifiquement, en vue de disposer de beaucoup de données quantitatives, que l'on réunira en équations.
Commençons donc par une étude de spectroscopie par résonance magnétique nucléaire  (RMN), faite il y a peu : à  l'occasion d'un travail sur la « cuisson des aliments », avec une étudiante venue de l'Ecole de chimie de Strasbourg, nous avons cherché les performances d'une méthode analytique que j'avais proposée il y a quelques années et qui a pour nom « spectroscopie de résonance magnétique nucléaire in situ quantitative ».
Commençons avec la « résonance magnétique nucléaire », ou RMN. L'idée est de mettre un échantillon de matière (pensons à de l'eau, pour  faire simple) dans un gros aimant, puis d'appliquer  pendant quelques instants un petit champ magnétique  perpendiculaire au champ du gros aimant.




De la sorte, les aimantations des noyaux d'atome d'hydrogène (par exemple) de l'échantillon de matière sont d'abord basculés par le gros  aimant, jusqu'à ce qu'un état d'équilibre soit atteint ; l'application du second champ magnétique fait comme quand on tape sur une cloche, et l'analyse par  RMN s'apparente à l'analyse mathématique du bruit de la cloche. En pratique, on mesure le retour des aimantations des atomes  à l'équilibre… et l'on en déduit  comment les atomes  sont liés dans les molécules.
Par exemple, quand on analyse ainsi de l'éthanol, l'alcool des vins  et eaux—de-vie, on détecte, à partir des "spectres" obtenus, que trois atomes d'hydrogène sont liés à un premier atome de carbone, lequel est lié à un second atome de carbone, lequel est lié à deux atomes d'hydrogène, et à un atome d'oxygène, qui  est lui-même lié à un atome d'hydrogène.

Voilà donc pour la résonance magnétique nucléaire, laquelle ne fait usage d'atomes radioactifs, comme le craignent ceux qui entendent le mot « nucléaire » sans le comprendre (ils ont  raison d'être prudents, mais il ne faut  pas être timoré).
Bref, nous utilisons, dans  notre  équipe, de l'analyse par RMN pour analyser des liquides variés, par exemple du bouillon de carotte, lequel  est fait  d'eau et de divers sucres et acides aminés, ou des yaourts, des sauces,  etc. A partir des analyses, nous dosons notamment les  sucres et les acides aminés, mais tout aussi bien les matières grasses, l'acide lactique, etc.
Il y a plusieurs années, j'avais eu l'idée que notre technique pouvait s'appliquer à des morceaux de carotte, par exemple, et pas seulement à des liquides. C'est ce que j'ai nommé « analyse par RMN in situ quantitative ». La proposition est merveilleuse, parce qu'elle évite les « extractions », que les physico-chimistes pratiquent couramment. En effet, habituellement,  pour faire des analyses par résonance magnétique RMN, on produit d'abord une solution des composés que l'on veut doser et l'on dose cette solution. Par exemple pour analyser les sucres présents dans la racine de carotte, on met la carotte sous vide pendant quelques jours, on la broie, puis on la fait bouillir longuement dans des solvants organiques, tel le méthanol (évidemment, on utilise des matériels qui n'ont rien de casseroles!); on filtre et on centrifuge (avec une centrifugeusee qui n'est pas celle d'une cuisine !) la solution obtenue, et l'on récupère finalement une solution que l'on dose. Tout cela se fait sur des quantités aussi petites que possible : en général, on manipule sur des quantités qui ne sont même pas la pointe d'un couteau.
Par RMN (c'est aussi vrai pour  d'autres méthodes d'analyse), on obtient un spectre, c'est-à-dire une sorte de  figure avec des montagnes pointues… à condition, bien sûr, d'avoir fait correctement les choses, d'avoir appris à "conduire" la machine, ce qui impose de comprendre comment elle fonctionne, donc de savoir la constitution de la matière, mais aussi les phénomènes de physique quantique, d'électromagnétisme...


On doit apprendre à reconnaître à quels atomes correspondent les  « montagnes », mais, pour doser, on doit calculer leur aire, c'est-à-dire la quantité de surface comprise entre  les montagnes et  la ligne de base.

Ajoutons que ces calculs d'aires ne sont qu'une toute petite partie du travail. Une  fois une aire obtenue, il faudra la comparer à des aires obtenues pour des solutions connues, avec des quantités connues de sucres dans de l'eau.
Ce que ma description ne dit pas, surtout, c'est que le spectre n'est obtenu qu'au terme d'une infatigable minutie.  Préparer la moindre solution suppose d'avoir lavé de la verrerie, de l'avoir séchée, de l'avoir pesée (trois  fois, sur une balance de précision), d'avoir calculé la moyenne des masses mesurées,  la dispersion des mesures, d'avoir ajouté un liquide, d'avoir pesé à nouveau, en pesant la différence de masse du flacon dont on extrayait le liquide pour le transvaser…
Bref, il  a fallu peser des milliers de fois, avec le plus  grand soin, souvent  sous des hottes aspirantes, en portant des gants et des lunettes de protection, quand on manipule des produits tels que les solvants organiques. En outre, peser, cela semble simple, mais, pour de la recherche scientifique, il faut  d'abord s'assurer que la balance est fiable, qu'elle est bien horizontale, qu'elle donne des résultats cohérents… Il faut lui éviter les courants d'air, tarer lentement, prendre son temps pour que la balance (de précision) se stabilise, tarer encore, peser plusieurs fois de suite avec, chaque fois, ces attentes, ces gestes minutieux qui ne doivent rien renverser des produits dangereux que nous manipulons… Des heures, des journées, des semaines, des mois… Sans compter qu'il faut  consigner le plus précisément possible la totalité des détails expérimentaux, du premier au dernier,  en ajoutant que je suis passé extrêmement rapidement sur de nombreuses opérations. Et c'est seulement un soin extrême qui permet finalement d'obtenir un résultat que l'on pourra interpréter, à l'issue, évidemment, de beaucoup de calculs… ce qui déplaît à ceux qui n'aiment pas le calcul, mais donne du bonheur  à ceux qui aime la composante expérimentale de la science bien faite.

La composante théorique

Passons maintenant à la partie théorique de notre activité, encore avec un exemple. Un des travaux de notre équipe, il y a quelque temps, a consisté en une « modélisation » de la libération de composés par des gels complexes. Pour ce travail, il s'agissait de résoudre  numériquement des équations qui décrivent comment  un composé présent initialement dans un gel peut en sortir, pour aller se dissoudre dans une solution où le gel est placé, ce qui « représente » le cas d'un aliment dans la bouche.
En pratique, il faut utiliser un ordinateur pour construire une  représentation d'un gel (un ensemble de points de l'espace pour lesquels on définit des propriétés qui sont celles des gels), et placer ce « modèle de gel » dans un « modèle de solution », à savoir un ensemble de point de l'espace dont les propriétés sont celles d'un liquide. En utilisant des équations, telles celles qui décrivent le mouvement des molécules (dans le gel, dans le liquide), on calcule le mouvement de ces molécules, par « pas » de temps : par exemple, au  début de la mise en contact du modèle de gel et du  modèle de liquide, puis tous les millièmes de seconde.
Là, il s'agit donc d'utiliser un ordinateur, et de faire des programmes pour résoudre des équations. Là encore, l'activité plaît  à ceux  qui l'aiment, et déplaît à ceux qui  ne l'aiment pas, et, là encore, on programme pendant des jours, des semaines, des mois…
J'oublie, enfin, de signaler que les « expériences », réelles ou informatiques, doivent faire l'objet de « validations » : nous les répétons afin de les vérifier, nous les remâchons, nous les ruminons, nous y pensons sans cesse, car nous savons que le diable est caché derrière tout calcul, toute manipulation. Et tout prend beaucoup de temps.

Ce n'est pas de la cuisine, mais de la gastronomie moléculaire !

Bien sûr, ces exemples ne sont que des exemples, mais ils montrent bien à quel point notre activité de recherche n'est pas de la cuisine ! Quand nous fabriquons des bouillons de carotte, nous les faisons cuire pendant des semaines, des mois, des années… Et nous faisons évidemment des choses immangeables, parce que l'objectif n'est pas de préparer des aliments, mais de comprendre comment les aliments s'obtiennent, de comprendre les mécanismes des phénomènes qui ont lieu lors des transformations des ingrédients en aliments.

Finalement, il y aura la communication des résultats obtenus, et elle ne surviendra donc qu'après des années de travail, mais c'est ainsi que l'on produit  de la connaissance fiable, de bonne qualité. Il faut beaucoup de temps, d'énergie, beaucoup de patience,  mais il est vrai que l'on a immense plaisir, en fin de travail, d'avoir repoussé un peu les limites de la connaissance. Un peu seulement … mais ce peu est pour nous essentiel, parce que c'est la mission que  nous nous sommes donnée.

On le voit, finalement : pas de chocolat chantilly, pas de sauce, pas de viande grillée… mais de la recherche scientifique, soigneuse, rigoureuse, et, surtout, l'immense bonheur de contribuer à la production connaissance par la recherche scientifique.

Vive les sciences quantitatives, vive les sciences de la nature !






























Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

samedi 30 décembre 2017

Certains croient que la technique est une activité mécanique, où l'être humain pourrait être remplacé par une machine, un robot...


Les idées de ce genre méritent d'être réfutées, et notamment en considérant qu'il y a souvent une composante artistique et une composante sociale dans l'acte technique.
Pour la cuisine, le soin, par exemple, est essentiel, parce que c'est une façon de se préoccuper du bonheur de ceux  que l'on nourrit. En outre, le  technicien culinaire qui ne se préoccuperait  pas de faire bon serait vite ramené dans le droit chemin, ce qui prouve,  à nouveau, que la question technique est merveilleuse : vive la technique intelligente !

 Ce matin, je reçois une question, par des élèves en classe de Première S, qui me  fournit un merveilleux  exemple à l'appui de la thèse précédente. Voici :

Au cours de nos expériences où nous utilisons seulement les matières premières ( oeuf, sucre et huile), nous avons remarqué que la sphérification avec l'oeuf et l'huile n'était pas possible. Nous avons utilisé la sphérification basique, inversée et aussi avec l'agar agar.
Nous voudrions savoir si c'est un problème de technique ou de dosage, ou si effectivement c'est impossible avec ces matières ? Alors la sphérification ne serait pas possible avec toutes sortes d'aliments ?





Analysons tout d'abord en reprenant les termes de la question

Nos jeunes amis ont voulu faire des objets avec un coeur liquide et une peau  gélifiée, en mettant au coeur du système soit de l'oeuf, soit du sucre, soit de l'huile (leur message n'est pas clair), soit un mélange des trois. L'oeuf est un liquide, de sorte qu'il faut  interpréter : ils ont voulu faire soit du  blanc d'oeuf, dans une peau gélifiée, soit du jaune dans une peau gélifiée, soit un mélange des deux. Pour le sucre, je suppose que ce n'est pas du sucre qu'ils ont voulu inclure, car le sucre n'est pas liquide. Pour l'huile, je comprends la question.

Puis nos amis nous disent que la sphérification d'oeuf ou d'huile n'est pas possible. Là, ils  vont trop  loin  : ils auraient dû seulement dire qu'ils n'ont pas réussi  !
Ils  parlent de "sphérification basique et inversée", mais ils font sans doute état de  la méthode directe et de la méthode inverse. Dans la méthode directe, on met du calcium  dans un bain d'eau, et l'on fait tomber dans ce bain des gouttes d'une  solution qui dissout de l'alginate de sodium.
Dans la  méthode inverse, on dissout l'alginate de sodium dans de l'eau (qui ne doit pas contenir de calcium, sans quoi la gélification se fait avant qu'on ait pu faire la manipulation), puis on y dépose un liquide  qui contient  du calcium.

Avec l'agar-agar, rien de tout  cela n'est possible, sauf par des méthodes différentes, telles celles que  j'avais introduites il y a  longtemps (voir http://www.pierre-gagnaire.com/#/pg/pierre_et_herve/travaux_precedents/55).

Enfin, il y a cette question : la sphérification serait-elle impossible avec toutes sortes d'aliments ? Pour laquelle je propose de répondre que, avec une voiture  dont la vitesse maximale est de 150 kilomètres à l'heure, il n'est pas possible de faire du 200 !

Puis analysons plus avant.

Soit du blanc d'oeuf (auquel on aura donné du goût, sans quoi c'est peu intéressant), que l'on veut mettre dans une coucle gélifiée. Ne suffit-il pas de faire un oeuf poché ? On a bien un coeur liquide dans une peau gélifiée, puisque c'est cela que  fait l'oeuf qui cuit : un gel.
OK, nos amis voudraient  une peau transparente. Alors la méthode inverse fonctionne très bien : en mettant du calcium dans le blanc, et en le faisant tomber dans une solution d'alginate, on obtient  ce qu'ils souhaitent... Ce  qui m'alertent, d'ailleurs, c'est la brièveté de leur  descrption : j'ai souvent vu des personnes s'étonner de ne pas obtenir la gélification de l'alginate... alors qu'ils n'utilisaient pas d'alginate, ou pas de  calcium. Il faut les deux  !

Soit maintenant du jaune, que l'on veut mettre en sphères liquide : là encore, tout  va  bien par la méthode inverse... ou en déposant un jaune d'oeuf quelques secondes dans de l'azote liquide : une coque gélifiée se forme, avec le jaune liquide au centre.

Pour le sucre, on a vu plus haut que l'on ne peut pas  obtenir un liquide avec un solide... sauf bien sur si l'on dissout le sucre dans l'eau, pour faire un sirop. Et là, rien de plus facile que de faire des perles de sirop, qui remplacement avantageusement le sucre que l'on met dans le  café. La méthode directe fonctionne très bien, tout comme la méthode inverse, d'ailleurs.

Avec l'huile, enfin ? On se souvient que, si l'on emploi  de l'alginate de sodium et des ions calcium (souvent sous forme  de lactate de calcium ou de chlorure de calcium), il faut dissoudre un des deux  partenaires dans le produit que l'on veut mettre en perles à coeur liquide, et l'autre partenaire dans le bain où on déposee le premier liquide. 
Et là, il y a effectivement un problème... car les ions calcium ne sont pas solubles dans l'huile, ni l'alginate de sodium. Pour autant, il y a de nombreuses façons de faire, comme je  l'ai indiqué dans ma rubrique "Science & gastronomie" de la revue Pour la Science (http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/a/article-de-l-huile-en-perles-31124.php).










Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Luttons contre les escrocs en dénonçant leurs baratins nauséabonds

Un prétendu guérisseur déclare à une assistance :

« Mangez des citrons, car ils sont amers et donc basiques. Et surtout pas d’oranges car elles sont acides ». C'est honteux !
Le même escroc dit "Les protons entrent dans les atomes, font gonfler les molécules et après ça bloque les organes".

C'est honteux, à nouveau.



Dans les deux cas, les phrases disent des choses fausses. D'une part, les citrons ne sont pas basiques, mais acides. Les oranges sont acides, mais pas plus que les citrons. Les protons ne peuvent pas "entrer dans les atomes", car ils y sont déjà, et, pour faire entrer un proton dans un atome, il faut une énergie considérable. Avec des aliments, impossible ! Et, donc, impossible de faire gonfler les molécules en y injectant des protons. Enfin, une molécule "gonflée" ne peut pas bloquer un organe. Bref, c'est du baratin habillé de mot scientifique que l'escroc soit ne comprend pas, soit comprend et utilise malhonnêtement.

Tout cela étant dit, il faut maintenant expliquer des choses justes.

Commençons par l'acidité. Au début, c'est une sensation : quand on boit une (petite) gorgée de vinaigre, quand on goûte du jus de citron, ou d'orange, du raisin vert, etc., on perçoit une sensation acide, un peu piquante, mais bien différente du piquant du poivre ou du piment.
Progressivement les chimistes ont compris que certains corps sont acides quand ils peuvent libérer dans de l'eau des atomes d'hydrogène ayant perdu un électron, un proton, donc... mais un proton qui n'est pas isolé : il est entouré d'un nombre notable de molécules d'eau. Inversement, un corps est basique quand il peut capter un tel proton hydraté.
Un exemple : quand on brûle du dichlore gazeux (un gaz verdâtre) et du dihydrogène (que l'on peut produire en faisant l'électrolyse de l'eau), on obtient un gaz nommé chlorure d'hydrogène, avec des molécules faites d'un atome d'hydrogène lié à un atome de chlore. Si l'on met ce gaz au contact de l'eau, il se dissout, et les molécules de chlorure d'hydrogène se dissocient, en atomes d'hydrogène qui s'hydratent et en atomes de chlore qui s'hydratent. On obtient une solution d'acide chlorhydrique.


Une telle solution est acide : quand on la goûte (attention : il faut qu'elle soit diluée), on perçoit une sensation acide.
Les chimistes ont appris à ne plus goûter les solutions acides pour savoir de combien elles sont acides, et ils ont établi une échelle d'acidité, nommée pH. Pour faire simple, on mesure l'acidité entre 0 et 7. Le pH égal à 0 correspond à des solutions très acides. Le pH égal à 7 correspond à l'absence d'acidité, la "neutralité"  : l'eau pure.
Pour des pH supérieurs à 7, entre 7 et 14, les solutions sont "basiques" : c'est le cas des solutions de bicarbonate de sodium, de soude, de potasse. La sensation de ces solutions est très particulier, et j'invite tous mes amis à goûter une fois une pincée de bicarbonate de sodium : c'est sans danger, et l'on perçoit bien ce qu'est une basicité.

On observera que la mesure de l'acidité, et la perception en bouche de l'acidité ne correspondent pas, comme le montre l'expérience suivante : si l'on goûte du vinaigre, c'est une perception très acide. Si l'on mesure cette acidité, on trouve une valeur de 2 environ. Puis, si l'on ajoute une grande quantité de sucre à ce vinaigre, on obtient une solution assez agréable, dont l'acidité est très faible... mais si l'on mesure l'acidité, on voit qu'elle n'a pas changé.
C'est pour cette raison que l'on perçoit difficilement la vraie acidité (mesurée) des fruits : par exemple, des framboises peuvent avoir un pH égal à celui du vinaigre, sans paraître acides, parce qu'elles contiennent du sucre.
Le citron ? Très acide. L'orange ? Aussi acide que le citron, mais elle apparaît moins acide, parce qu'elle contient du sucre.

Et l'amertume, dans cette affaire ? Rien à voir ! L'amertume est une sensation que l'on a avec certains composés comme la quinine des Schweppes, ou l'alpha-humulone  de la bière, par exemple.











Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)  
Quand on bat des blancs en neige, on introduit des bulles d'air dans le liquide visqueux qu'est le blanc d’œuf. Au  début, les bulles sont grosses, mais progressivement leur taille diminue, et l'on obtient une mousse assez ferme et stable.
 Tourner le fouet dans un sens ou dans l'autre sens a-t-il une influence sur la vitesse des blancs en neige ? La fermeté ? La stabilité ?

L'expérience faite n'a montré aucune différence, d'autant que les incertitudes de mesure sont considérables, pour la détermination du volume d'une mousse. Donc non, pas de différence observable.

En revanche, lors d'un séminaire de gastronomie moléculaire, nous avons comparé des blancs monté à la main dans un cul de poule, et des blancs montés avec des batteurs électriques. Il y avait plus de volume à la main que dans le batteur, de sorte que l'on peut imaginer  que la façon de fouetter change le volume et la fermeté. Pour autant, si l'on fouettait  de la même façon dans un sens ou dans l'autre, cette possibilité d'effet disparaîtrait.










Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)