lundi 8 janvier 2018

La gastronomie moléculaire est-elle une activité "citoyenne" ? (oui!!!!)

 On vient de me poser une question des plus difficiles, à savoir comment l'étude des précisions culinaires s'intègre à la gastronomie moléculaire, et comment elle s'articule avec nos études très fondamentales d'aujourd'hui.


A la réflexion, la question s'éclaircit si l'on considère la méthode des sciences de la nature, puisque  la gastronomie moléculaire est, on le répète, une activité de ce type.

Pour la recherche scientifique, donc, les travaux s'effectuent de  la façon suivante :
- observation d'un phénomène,
- quantification de ce phénomène,
- réunion en lois synthétiques (équations) des données quantitatives obtenues par les mesures,
- recherche de mécanismes  quantitativement compatibles avec ces lois, c'est-à-dire avec les équations établies,
- recherche d'une conséquence de la théorie constituée par l'ensemble des équations dégagées,
- et, enfin, test expérimental de cette conséquence.

Tout travail effectué à propos d'une ou plusieurs de ces étapes participe donc de la recherche scientifique qu'est la gastronomie moléculaire.

Notamment les précisions culinaires ont un rapport avec la toute première étape.
En effet, pour la cuisine, des phénomènes qui ont été signalés par les praticiens, du moins par les auteurs de livres de cuisine, ne sont pas toujours avérés. Or les mathématiciens savent bien qu'il est inutile d'aller caractériser des objets mathématiques qui n'existent pas. Avant de chercher des mécanismes des phénomènes que la tradition culinaire nous signale, nous  devons d'abord établir l'existence de ces phénomènes,  et les explorations que je faisais initialement, l'étude des précisions culinaires,  sont précisément de telles vérifications préalables. Nous devons établir les faits avant de les examiner.
Cette règle n'est pas limitée à la science, car l'un des anciens directeurs du journal Le Monde le disait en  d'autres mots  : d'abord les faits, puis les interprétations.

Les précisions culinaires, transmises oralement ou par écrit, sont innombrables, et le livre Les précisions culinaires montre bien que si certaines sont parfaitement justes, d'autre sont complètement fausses. Cela conduit à s'interroger sur la raison pour laquelle les précisions culinaires fausses ont été transmises, mais, ayant déjà fait des propositions pour  explorer cette question, et, ne cherchant pas moi-même, pour des raisons de stratégie scientifique, à suivre les pistes que j'avais alors tracées, je propose de m'arrêter là, et je renvoie à mon livre.

Nos travaux actuels, sur la bioactivité des gels, n'ont effectivement rien à voir avec cette toute première étape, mais la raison en est que, dans le champ exploré, nous avons réussi à aller plus loin que cette première étape du travail scientifique, qui, au moins pour ce qui me concerne, a constitué le début de travail de gastronomie moléculaire, depuis le 16 mars 1980.
Pour autant, le travail d'exploration des précisions culinaires est loin d'être terminé, et, mieux, il ne fait que commencer, puisque se créent aujourd'hui des centres de gastronomie moléculaire dans divers  pays, où des collègues devront faire eux-mêmes l'exploration des précisions culinaires de leur propre pays.
C’est à ce titre que je suis heureux de voir que les étudiants de notre master international Food Innovation and Product  Design, ont comme exercice de recueillir des recettes de leur pays, de sélectionner des précisions culinaires présentes dans ces recettes, et de les tester expérimentalement. Est ainsi donnée une impulsion pour qu'ils poursuivent  les travaux dans leur propre pays et  pour que, quand ils auront des résultats, nous puissions faire de la gastronomie moléculaire comparative, c’est-à-dire que nous aurons de meilleures chances d'explorer les raisons pour lesquelles les précisions culinaires ont été transmises.

Notre travail fondamental est moins accessible aux  « citoyens », puisqu'il faut beaucoup de calculs et de moyens expérimentaux perfectionnés, tant il est vrai que l'analyse chimique ne se fait plus aujourd'hui comme il y a un siècle. Dans un billet précédent, je me suis amusé de ce que l’on nomme la science citoyenne, ou collaborative, ou participative : on aura reconnu dans les trois adjectifs précédents des mots bien à la mode, qui sont d'ailleurs souvent utilisés de façon démagogique. Pourtant il est exact que les enfants, les adolescents, les adultes peuvent parfaitement participer à ce travail d' exploration des précisions culinaires, car, souvent, il est bien simple de tester expérimentalement les prescriptions qui sont données. Et c'est pour cette raison  qu'il est important de créer une sorte de musée des précisions culinaires, où l'on donnera à tous le résultats des tests, afin de faire avancer l'art culinaire.






Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

dimanche 7 janvier 2018

Note à note, résolument note à note

Lors de notre dernier séminaire, je montrais cette photographie d'un plat servi par Andrea Camastra, dans son restaurant Senses, à Varsovie :



 On y voit de la viande... de sorte que mes amis m'ont fait observer que les plats n'étaient pas 100 % note à note. L'observation était légitime, mais la raison est la suivante :

Le menu est en quatre actes.

Le premier est un jeu 100 % note à note.

Puis il y a un mélange de cuisine classique, cuisine moléculaire, avec des "agréments" note à note... qui tiennent la place gustative principale. Ce second acte veut également rappeler que les cuisiniers de Senses maîtrisent parfaitement toutes les techniques, anciennes ou modernes. Par exemple, il y a des cuissons inédites des viandes, mais en l'occurrence, le goût des plats est un goût note à note.

Les troisième et quatrième acte sont la partie sucrée, entièrement note à note. Bien sûr, les techniques peuvent être classiques ou moléculaires, mais elles sont au service d'un goût entièrement nouveau.

Pas d'inquiétude, donc !  Et n'hésitez pas à aller à Varsovie avant qu'il ne soit trop tard, et que le monde entier de la cuisine ait réservé les places trois ans  à l'avance, comme chez Ferran Adria





Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)  

samedi 6 janvier 2018

A propos de crème au beurre

Voici la question :


Je fais une crème type aux amandes, un beurre foisonné et du sucre. J'incorpore les œufs 1 à 1, et quand la crème est à la limite de trancher,  j'incorpore du chocolat fondu. L'appareil deviens lisse et homogène. Pourquoi ? 

L'interprétation, maintenant : 

Observons que  mon interlocuteur me donne peu d'indications, sur les quantités... et les amandes. Je vais faire comme si la poudre d'amande ne jouait donc aucun rôle, ce qui est probable.

Si l'on bat du beurre avec du sucre, ce dernier peut venir se dissoudre dans l'eau qui est dispersée sous la forme de gouttelettes à l'intérieur  de la matière grasse du beurre. On forme donc un sirop dispersé dans une matière grasse, ce qui reste une "émulsion de type eau dans huile" (c'est la terminologie).

Puis, quand on ajoute des oeufs, on ajoute du liquide, et, notamment des composés tensioactifs (qui facilitent l'émulsion) et de l'eau.

Toutefois une émulsion ne se soutient pas quand la proportion de "phase dispersée" (ici l'eau) devient excessive. C'est pourquoi, je crois, la crème est  à la limite de trancher.

Ajouter du chocolat fondu à ce stade ? Le chocolat, c'est en gros du gras et du sucre... de sorte que l'on fait de nouveau  augmenter la proportion de matière grasse, et tout redevient comme si l'on avait moins d'eau.

A quoi bon répondre à ce type de questions, sachant qu'elles sont en nombre infini, et que cela prend du temps sur la recherche ?

D'abord, les phénomènes culinaires sont essentiels, parce que ce sont des invitations à la recherche scientifique. Ici, c'est un phénomène intéressant, qui fait intervenir les "inversions de phase", ce  qui  est quelque chose de compliqué.

Ensuite, mon interprétation est toute théorique, et j'invite les collègues à la discuter, car sans étude expérimentale de ma part, c'est une sorte de devinette que je fais.

Pour l'"industrie" (je parle, comme les Canadiens, de toutes les activités de production, de l'artisanat à l'industrie), la question est essentielle, parce que des règles fixes faciliteraient le travail : ma réponse est donc, à nouveau, à explorer le phénomène... ce qui est l'objet de la gastronomie moléculaire.







Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

Un calcul expliqué

On m'invite à produire des billets qui expliqueront mieux pourquoi la gastronomie moléculaire n'est pas la cuisine, et, en particulier, comment le calcul est à la base de nos travaux scientifiques.
Certes le monde est écrit en langage mathématique et la science fait donc usage constant du calcul, mais dire cela, c'est faire une déclaration bien abstraite, qui ne parle donc pas à nos amis, qui ne répond pas à la curiosité légitime qu'ils peuvent manifester.
Dans un autre billet, j'exposais un exemple de travaux expérimentaux que nous faisons au laboratoire, mais je ne suis pas allé jusqu'à cette question des équations, mais je propose de prendre ici un exemple pour faire ce que je n'ai pas encore fait. Cet exemple doit évidemment être très simple, sans quoi ce billet deviendrait interminable, et ce n'est certainement pas un fait d'armes mathématiques que je vais présenter, mais bien plutôt un de ces petits calculs que je fais en passant, « pour m'amuser ». Dire cela n'est pas faire le snob ; c'est seulement signaler que l'on donne le goût de la chose plutôt que la chose elle-même. Et puis, les "gros" calculs sont-ils autre chose qu'une somme de petits calculs ? Enfin, dans ma volonté d'être clair en même temps que concis (sans quoi le billet ne sera pas lu, et la tentative annihilée), il y a aussi la volonté de montrer que tout cela est à la portée de tous : il suffit d'être convaincu que l'on peut y arriver (acte de foi : on peut toujours y arriver), et que tous sont invités au grand banquet de la science.

 Les paramètres formels ont ceci de merveilleux qu'ils sont généraux, et non particuliers !

La question de calcul que je veux évoquer s'est posée quand nous avions en cours une étude des "traitements thermiques de tissus végétaux en phase aqueuse" : entendons par là tous ces procédés qui auraient, en cuisine, pour nom « bouillon de légume », sauces où figurent des dés d'oignons, purées… En effet, dans de nombreuses circonstances culinaires, on place des morceaux d'un tissu végétal dans un liquide essentiellement constitué d'eau, et l'on chauffe (ce que la cuisine nomme « cuire »). La question est d'abord de savoir ce qui s’échange entre le tissu végétal et le liquide, mais, surtout, la vraie question scientifique est de savoir comment se fait l'échange.
Avant d'y arriver, pourquoi prendre une expression aussi tarabiscotée que "traitements thermiques en phase aqueuse de tissus végétaux" ? Pourquoi pas seulement "confection de bouillons de légumes" ? Pour de nombreuses raisons, dont beaucoup sont hors sujet dans le cadre de ce billet très particulier, mais aussi parce que la même question de calcul se pose quand on fait des bouillons de carottes, des soupes à l'oignon, des purées, mais aussi des sauces où figurent des brunoises, d'oignons notamment, ou de carottes, ou de tout autre végétal utilisé en cuisine. C'est le même phénomène, mais avec des paramètres particuliers. C'est d'ailleurs une des beautés des calculs que, s'ils sont "formels" et non numériques, ils s'appliquent très généralement, dans des cas variés...

Un beau matin, une observation

Passons donc sur toutes les études expérimentales qui ont été à la base de ce calcul pour n'en évoquer qu'une, et, plus particulièrement sur une observation faite un matin, au laboratoire : passant devant de deux systèmes expérimentaux identiques... je vis qu'ils avaient des couleurs différentes ! Comment est-il possible que deux expériences identiques donnent deux résultats différents ? Dans les deux cas, il y avait un récipient en pyrex, parfaitement propre, parfaitement inerte chimiquement, qui contenait de l'eau ultra pure et des morceaux de carotte : la même carotte avait été divisée en deux dans le sens de la longueur, et des demi rondelles de mêmes tailles étaient dans les deux récipients, en même proportion. Chacun des deux récipients était surmonté d'une colonne à reflux, c'est-à-dire une colonne en verre refroidissant les vapeurs, de sorte que le liquide retombait dans le récipient. Et le chauffage des deux récipients s’effectuait à 100°C, température fixe, puisque c'est celle de l'ébullition de l'eau.
Oui, vraiment, comment était-il possible que la même expérience donne des résultats différents, à savoir un liquide orangé dans un cas et brun dans un autre ?
Je passe sur les analyses et les expériences que nous avons faites pour donner l'explication que nous avons finalement découverte, puis confirmée expérimentalement : un des deux récipients recevait plus de lumière du jour que l'autre, et nous avons finalement découvert que c'était la lumière qui était responsable de la différence de couleur. C'est là une petite découverte, mais c'est une découverte... qui a conduit à d'autres études, pour comprendre comment la lumière pouvait ainsi agir.

 Des mesures de couleurs

Mais on se rappelle que mon objet n’était pas de me taper sur la poitrine, mais d'expliquer un calcul. J'y arrive.
Pour mesurer des couleurs, il y a bien des manières, mais on peut notamment utiliser un "colorimètre", une sorte d'appareil photo, qui, au lieu d'enregistrer des images, mesure la couleur par un groupe de trois nombres : la luminosité plus ou moins forte, la couleur plus ou moins verte ou rouge, la couleur plus ou moins bleue ou jaune. On note ces trois valeurs L*, a*, b* ; pour une couleur particulière, chaque paramètre a une valeur particulière.
Dans nos études, quand nous avons exploré le phénomène que nous avions découvert par "sérendipité" (cette chance qui sourit aux esprits préparés, disons attentifs), nous avons donc enregistré la couleur à différents temps de chauffage, soit en présence de lumière, soit en l’absence de lumière, et obtenu des résultats différents dans les deux cas. Mais je ne suis pas encore tout à fait au calcul que je veux exposer.
Nous avons vu, dans nos travaux, que la luminosité variait peu entre les deux bouillons, de sorte que nous pouvions nous limiter à deux paramètres de couleurs a* et b*. Avec deux paramètres, on peut repérer un point dans un plan : par exemple, dans une carte, il y a la latitude et la longitude, et nos téléphones portables, avec le GPS, nous ont habitués à utiliser ces coordonnées. Quand on fait des mesures régulières, lors de la constitution d'un bouillon, on représente chaque couple de paramètres mesurés a* et b* par un point dans un "espace des couleurs", qui se réduit ici à un plan. Et quand on fait plusieurs mesures, on obtient plusieurs points dans ce plan. Or nous avons mesuré que les points de mesure formaient une courbe en forme de spirale. Avec ou sans lumière, il y avait toujours une spirale, mais les deux spirales étaient différentes… Pourquoi des spirales différentes ? Cela revient à s'interroger : pourquoi des couleurs différentes, et, là, la réponse est : parce que la lumière agit sur les composés présents, et change la couleur de certains. Mais, surtout, pourquoi des spirales ? Surtout que, dans le passé, des articles de sciences ou de technologies des aliments avaient fait état de telles spirales sans en expliquer la raison.

Des évolution dans le plan des couleurs

Le calcul qui a été fait correspond à l'idée suivante. Partons de carottes dans de l'eau : la couleur initiale du liquide est représentée par le centre du diagramme : l'eau est incolore. Puis imaginons que la carotte libère un composé qui aurait une couleur : le liquide prend alors de la couleur, ce qui correspond à l'évolution du "point de couleur" selon une droite qui part du point origine. Mais imaginons que, en cours de traitement, un second composé coloré vienne à sortir, avec une autre couleur pour ce second composé. S'il avait été seul, le point de couleur serait parti dans une autre direction, mais le fait que ce second composé s'ajoute au premier fait tourner le point vers une sorte de "moyenne" entre les deux directions... et voilà une spirale qui peut apparaître.
Une autre possibilité est que le premier composé apparu se transforme, dans le liquide, une fois qu'il est sorti de la carotte. La couleur "naturelle" de ce composé est alors perdue au détriment d'une autre couleur, représentée par un autre point du plan : là encore, le point couleur peut décrire une spirale.
Chacune de ces spirales, et bien d'autres possibilités se représentent à l'aide d'équations dites "différentielles" : il y a une évolution en fonction du temps. Mais, en écrivant cela, je crois m'apercevoir que je n'en dis pas assez. Il faut donc ajouter que, pour chaque temps auquel on mesure la couleur, il y a donc trois paramètres, à savoir le temps (t), la valeur de a* et la valeur de b*. Le fait qu'un composé sorte à vitesse constante, par exemple, signifie qu'il y a une relation (une équation) entre les paramètres. Et comme il est question de vitesse, c'est la variation de la couleur au cours du temps qui est proportionnelle à la couleur. "Proportionnelle" : la voici, l'équation qui apparaît.

Il faut s'arrêter

Je crois que c'est à ce point que je dois m'arrêter, car, en réalité, je vois clairement que les équations sont des "traductions" en symboles mathématiques des idées insuffisamment précises que nous donnent les mots. "Un composé sort" : à quelle vitesse, avec quelle couleur, combien de temps ? Les paramètres formels (ce que l'on nommerait des "symboles mathématiques") sont là pour mieux fixer les idées, pour dire les choses plus précisément, et c'est ce maniement qui a été à l'origine de la suite du travail évoqué plus haut. Notamment, c'est parce que nous avions une "courbe de couleur" qui partait dans une direction (vers le haut à gauche) que nous avons pu avancer, en chauffant dans de l'eau de l'acide galacturonique, ce constituant élémentaire de la pectine, si l'on peut dire, pour voir qu'il prenait de la couleur dans la même direction. Nous avons eu ici une indication du mécanisme de l'apparition de la couleur et de son changement.
Mais cela serait trop long d'aller plus loin dans cette direction, et je dois m'arrêter, en proposant à mes amis qui voudraient en savoir plus une référence à une article scientifique où les calculs sont donnés : Hervé This, Anne Cazor, David Trinh. Color Evolution of Aqueous Solutions Obtained by Thermal Processing of Carrot (Daucus carota L.) Roots: Influence of Light. Journal of Food Science, 2008, 73 (4) , E176–E182.