On m'invite à produire des billets qui expliqueront mieux pourquoi la gastronomie moléculaire n'est pas la cuisine, et, en particulier, comment le calcul est à la base de nos travaux scientifiques.
Certes le monde est écrit en langage mathématique et la science fait donc usage constant du calcul, mais dire cela, c'est faire une déclaration bien abstraite, qui ne parle donc pas à nos amis, qui ne répond pas à la curiosité légitime qu'ils peuvent manifester.
Dans un autre billet, j'exposais un exemple de travaux expérimentaux que nous faisons au laboratoire, mais je ne suis pas allé jusqu'à cette question des équations, mais je propose de prendre ici un exemple pour faire ce que je n'ai pas encore fait. Cet exemple doit évidemment être très simple, sans quoi ce billet deviendrait interminable, et ce n'est certainement pas un fait d'armes mathématiques que je vais présenter, mais bien plutôt un de ces petits calculs que je fais en passant, « pour m'amuser ». Dire cela n'est pas faire le snob ; c'est seulement signaler que l'on donne le goût de la chose plutôt que la chose elle-même. Et puis, les "gros" calculs sont-ils autre chose qu'une somme de petits calculs ? Enfin, dans ma volonté d'être clair en même temps que concis (sans quoi le billet ne sera pas lu, et la tentative annihilée), il y a aussi la volonté de montrer que tout cela est à la portée de tous : il suffit d'être convaincu que l'on peut y arriver (acte de foi : on peut toujours y arriver), et que tous sont invités au grand banquet de la science.
Les paramètres formels ont ceci de merveilleux qu'ils sont généraux, et non particuliers !
La question de calcul que je veux évoquer s'est posée quand nous avions en cours une étude des "traitements thermiques de tissus végétaux en phase aqueuse" : entendons par là tous ces procédés qui auraient, en cuisine, pour nom « bouillon de légume », sauces où figurent des dés d'oignons, purées… En effet, dans de nombreuses circonstances culinaires, on place des morceaux d'un tissu végétal dans un liquide essentiellement constitué d'eau, et l'on chauffe (ce que la cuisine nomme « cuire »). La question est d'abord de savoir ce qui s’échange entre le tissu végétal et le liquide, mais, surtout, la vraie question scientifique est de savoir comment se fait l'échange.
Avant d'y arriver, pourquoi prendre une expression aussi tarabiscotée que "traitements thermiques en phase aqueuse de tissus végétaux" ? Pourquoi pas seulement "confection de bouillons de légumes" ? Pour de nombreuses raisons, dont beaucoup sont hors sujet dans le cadre de ce billet très particulier, mais aussi parce que la même question de calcul se pose quand on fait des bouillons de carottes, des soupes à l'oignon, des purées, mais aussi des sauces où figurent des brunoises, d'oignons notamment, ou de carottes, ou de tout autre végétal utilisé en cuisine. C'est le même phénomène, mais avec des paramètres particuliers. C'est d'ailleurs une des beautés des calculs que, s'ils sont "formels" et non numériques, ils s'appliquent très généralement, dans des cas variés...
Un beau matin, une observation
Passons donc sur toutes les études expérimentales qui ont été à la base de ce calcul pour n'en évoquer qu'une, et, plus particulièrement sur une observation faite un matin, au laboratoire : passant devant de deux systèmes expérimentaux identiques... je vis qu'ils avaient des couleurs différentes ! Comment est-il possible que deux expériences identiques donnent deux résultats différents ? Dans les deux cas, il y avait un récipient en pyrex, parfaitement propre, parfaitement inerte chimiquement, qui contenait de l'eau ultra pure et des morceaux de carotte : la même carotte avait été divisée en deux dans le sens de la longueur, et des demi rondelles de mêmes tailles étaient dans les deux récipients, en même proportion. Chacun des deux récipients était surmonté d'une colonne à reflux, c'est-à-dire une colonne en verre refroidissant les vapeurs, de sorte que le liquide retombait dans le récipient. Et le chauffage des deux récipients s’effectuait à 100°C, température fixe, puisque c'est celle de l'ébullition de l'eau.
Oui, vraiment, comment était-il possible que la même expérience donne des résultats différents, à savoir un liquide orangé dans un cas et brun dans un autre ?
Je passe sur les analyses et les expériences que nous avons faites pour donner l'explication que nous avons finalement découverte, puis confirmée expérimentalement : un des deux récipients recevait plus de lumière du jour que l'autre, et nous avons finalement découvert que c'était la lumière qui était responsable de la différence de couleur. C'est là une petite découverte, mais c'est une découverte... qui a conduit à d'autres études, pour comprendre comment la lumière pouvait ainsi agir.
Des mesures de couleurs
Mais on se rappelle que mon objet n’était pas de me taper sur la poitrine, mais d'expliquer un calcul. J'y arrive.
Pour mesurer des couleurs, il y a bien des manières, mais on peut notamment utiliser un "colorimètre", une sorte d'appareil photo, qui, au lieu d'enregistrer des images, mesure la couleur par un groupe de trois nombres : la luminosité plus ou moins forte, la couleur plus ou moins verte ou rouge, la couleur plus ou moins bleue ou jaune. On note ces trois valeurs L*, a*, b* ; pour une couleur particulière, chaque paramètre a une valeur particulière.
Dans nos études, quand nous avons exploré le phénomène que nous avions découvert par "sérendipité" (cette chance qui sourit aux esprits préparés, disons attentifs), nous avons donc enregistré la couleur à différents temps de chauffage, soit en présence de lumière, soit en l’absence de lumière, et obtenu des résultats différents dans les deux cas. Mais je ne suis pas encore tout à fait au calcul que je veux exposer.
Nous avons vu, dans nos travaux, que la luminosité variait peu entre les deux bouillons, de sorte que nous pouvions nous limiter à deux paramètres de couleurs a* et b*. Avec deux paramètres, on peut repérer un point dans un plan : par exemple, dans une carte, il y a la latitude et la longitude, et nos téléphones portables, avec le GPS, nous ont habitués à utiliser ces coordonnées. Quand on fait des mesures régulières, lors de la constitution d'un bouillon, on représente chaque couple de paramètres mesurés a* et b* par un point dans un "espace des couleurs", qui se réduit ici à un plan. Et quand on fait plusieurs mesures, on obtient plusieurs points dans ce plan. Or nous avons mesuré que les points de mesure formaient une courbe en forme de spirale. Avec ou sans lumière, il y avait toujours une spirale, mais les deux spirales étaient différentes… Pourquoi des spirales différentes ? Cela revient à s'interroger : pourquoi des couleurs différentes, et, là, la réponse est : parce que la lumière agit sur les composés présents, et change la couleur de certains. Mais, surtout, pourquoi des spirales ? Surtout que, dans le passé, des articles de sciences ou de technologies des aliments avaient fait état de telles spirales sans en expliquer la raison.
Des évolution dans le plan des couleurs
Le calcul qui a été fait correspond à l'idée suivante. Partons de carottes dans de l'eau : la couleur initiale du liquide est représentée par le centre du diagramme : l'eau est incolore. Puis imaginons que la carotte libère un composé qui aurait une couleur : le liquide prend alors de la couleur, ce qui correspond à l'évolution du "point de couleur" selon une droite qui part du point origine. Mais imaginons que, en cours de traitement, un second composé coloré vienne à sortir, avec une autre couleur pour ce second composé. S'il avait été seul, le point de couleur serait parti dans une autre direction, mais le fait que ce second composé s'ajoute au premier fait tourner le point vers une sorte de "moyenne" entre les deux directions... et voilà une spirale qui peut apparaître.
Une autre possibilité est que le premier composé apparu se transforme, dans le liquide, une fois qu'il est sorti de la carotte. La couleur "naturelle" de ce composé est alors perdue au détriment d'une autre couleur, représentée par un autre point du plan : là encore, le point couleur peut décrire une spirale.
Chacune de ces spirales, et bien d'autres possibilités se représentent à l'aide d'équations dites "différentielles" : il y a une évolution en fonction du temps. Mais, en écrivant cela, je crois m'apercevoir que je n'en dis pas assez. Il faut donc ajouter que, pour chaque temps auquel on mesure la couleur, il y a donc trois paramètres, à savoir le temps (t), la valeur de a* et la valeur de b*. Le fait qu'un composé sorte à vitesse constante, par exemple, signifie qu'il y a une relation (une équation) entre les paramètres. Et comme il est question de vitesse, c'est la variation de la couleur au cours du temps qui est proportionnelle à la couleur. "Proportionnelle" : la voici, l'équation qui apparaît.
Il faut s'arrêter
Je crois que c'est à ce point que je dois m'arrêter, car, en réalité, je vois clairement que les équations sont des "traductions" en symboles mathématiques des idées insuffisamment précises que nous donnent les mots. "Un composé sort" : à quelle vitesse, avec quelle couleur, combien de temps ? Les paramètres formels (ce que l'on nommerait des "symboles mathématiques") sont là pour mieux fixer les idées, pour dire les choses plus précisément, et c'est ce maniement qui a été à l'origine de la suite du travail évoqué plus haut. Notamment, c'est parce que nous avions une "courbe de couleur" qui partait dans une direction (vers le haut à gauche) que nous avons pu avancer, en chauffant dans de l'eau de l'acide galacturonique, ce constituant élémentaire de la pectine, si l'on peut dire, pour voir qu'il prenait de la couleur dans la même direction. Nous avons eu ici une indication du mécanisme de l'apparition de la couleur et de son changement.
Mais cela serait trop long d'aller plus loin dans cette direction, et je dois m'arrêter, en proposant à mes amis qui voudraient en savoir plus une référence à une article scientifique où les calculs sont donnés : Hervé This, Anne Cazor, David Trinh. Color Evolution of Aqueous Solutions Obtained by Thermal Processing of Carrot (Daucus carota L.) Roots: Influence of Light. Journal of Food Science, 2008, 73 (4) , E176–E182.
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