mardi 15 octobre 2024

La vérité ? Elle ne peut être qu'expérimentale


On vient de m'interroger à propos de vérité... en supposant sans doute que j'étais capable de donner une réponse. Je sais trop les innombrables débats épistémologiques à ce propos... mais  je me aussi souvenu en avoir imprudemment fait  billet précédent. Je suis donc allé consulter ce billet, et j'y ai trouvé une ou deux choses intéressantes, mais, à la réflexion, il me semble que j'ai oublié un point important, à savoir que la seule vérité en sciences de la nature, c'est celle des faits expérimentaux, des phénomènes.
J'ai déjà dit ailleurs que la transformation de l'alchimie en chimie s'est faite environ entre la parution du premier tome du 4e tome de l'Encyclopédie de Diderot, d'Alembert leurs amis : le changement le plus considérable, dans cette affaire, a porté sur la position de l'expérimentateur par rapport à l'expérience. Dans l'alchimie, si l'expérience ne donnait pas le résultat escompté, c'est que l'expérimentateur n'avait pas le degré de pureté, d'élévation, de compétences, et cetera voulu. Mais pour la chimie c'est bien différent  : l'expérience, c'est l'expérience, et le résultat de l'expérience est, quoi qu'il arrive, le résultat de l'expérience. L'expérimentateur n'est que cette personne qui a suivi un certain protocole, d'ailleurs pas toujours celui qu'elle imaginait suivre,  qui a effectivement effectué certains gestes, avec certains réactifs, et obtenus les résultats que l'on constate par après.
Au fond, la seule vérité est expérimentale.

Fait-on de la science différemment selon l'idée que l'on s'en fait ?

Pour différents scientifiques, il y a différentes idées de la science. Par exemple, les physiciens les plus classiques ne sont pas les chimistes :  dans le premier cas, on s'intéresse à des lois universelles, tandis que, dans l'autre, on examine les caractéristiques moléculaires des objets,  en y repérant une foule de règles moins générales, mais parfaitement fondées et qui, parfois, "expliquent" les grandes lois. Quant aux biologistes, ils font leurs études en se souvent que "tout ce qui se rapporte au vivant doit s'interpréter en termes d'évolution". 

Ces perspectives différentes conduisent à des expérimentations différentes, à des travaux scientifiques de types différents. Dans le premier cas, puisque l'on ne s'intéresse pas aux détails des objets, il est évidemment inutile de les caractériser en détail, car sur quelles caractéristiques faire porter  les analyses ? En conséquence, les articles de physique ne comportent pas de longues sections de « Matériels et méthodes ». En revanche, dans le second cas, les parties de «Matériels et méthodes » sont parfaitement essentielles, car les caractéristiques déterminent absolument les objets que l'on étudie. Il y a d'ailleurs une boutade selon laquelle que les physiciens font des expériences très propres avec des matériaux très sales, tandis que les chimistes font des expériences très sales, avec des réactifs très propres ; et l'on ajoute alors « et les physico-chimistes ? ». Pour les biologistes, je connais moins, de sorte que je laisse mes amis se déclarer. 

Mais la blague précédente, si son fond est juste, est fausse dans sa forme, car les chimistes sont des scientifiques comme les autres, pour qui la méthode est de 

(1) identifier un phénomène ; 

(2) le caractériser quantitativement ; 

(3) réunir les données en équations nommées "lois" ; 

(4) chercher des mécanismes (notions, concepts) compatibles quantitativement avec ces lois ; 

(5) chercher des conséquences testables des théories ainsi produites ; 

(6) tester les prévisions expérimentales. Pour en revenir à notre discussion, il y a donc bien une différence de pratiques entre les deux groupes, et il y  aurait également des différences avec les géologues, les biologistes, etc. Mais il y a plus. Pour certains, qui sont dans le camp de Karl Popper, la question centrale de la science est la réfutabilité des théories, et il y a une manière de faire, qui consiste à douter des lois que l'on produit soi-même. Pour d'autres, qui acceptent (je ne sais vraiment pas pourquoi) l'idée de « vérité scientifique », il y a une pratique scientifique bien différente, parce que comment, alors, penser que tout est faux ? Plus généralement, j'ai exposé dans mon Cours des gastronomie moléculaire N°1 diverses idées que les scientifiques se font des sciences de la nature. Et, par ailleurs, j'ai discuté les diverses stratégies scientifiques. 

Evidemment il y  une relation entre ces deux groupes : le cadrage de nos activités scientifiques dépend de la position épistémologique que nous adoptons. Seulement, à titre d'exemple, citons cette « abstraire et généraliser », qui consiste à vouloir immédiatement chercher des caractéristiques générales, des catégories : là, on part d'un objet local, et on cherche ensuite à en retrouver les propriétés. C'est bien différent de cette stratégie qui veut découvrir des objets, et conduira à passer beaucoup de temps à mettre au point des outils d’analyse, qu'il s'agisse de microscopes ou de télescopes, ou encore d'autres outils qui révéleront des caractéristiques des objets du monde : leur spectre d’absorption lumineuse, leurs propriétés d'adhérence, leur tension de vapeur…. 

Finalement, en dépassant la question stratégique et en arrivant à la question de l'évaluation, on voit qu'il est bon d'arriver au point où nous nous plaçons en rapporteur de nous même, et de nous demander  non pas seulement quelle activité scientifique, ou quel type d'activités, nous avons, mais pourquoi nous avons ce type d'activités. Il est tout à faire remarquable que ce genre de discussions n'apparaisse jamais dans les articles scientifiques qui sont publiés, comme si les chercheurs devaient se résoudre un peu honteusement à des travaux strictement « techniques ». 

Le chimiste Jean Jacques, qui a fait toute sa carrière ou presque au Collège de France, a publié quelques ouvrages de réflexion sur sa pratique scientifique. Il s’agissait de livres très personnels, où, d'ailleurs, Jean Jacques mettait au premier plan la « sérendipité », c'est-à-dire cette chance qui sourit aux esprits préparés, cette attentions aux aléas expérimentaux. J'ai un peur que cette emphase n'ait été qu'idiosyncratiques. 

Et c'est assez éloigné de ce que je propose de faire. Par exemple, dans nos documents de cadrage des travaux scientifiques, nommés DSR, il y a très rapidement, après le titre, l'énoncé de la question étudiée, et, surtout, les raisons pour lesquelles on fait cette étude. Evidemment, on évitera des réponses convenues, telles celle qui justifie une étude de la couleur des aliments par une phrase qui dirait que la couleur est un paramètre essentiel de l'appréciation desdits aliments, ou celle qui justifie une analyse d'oignons par une phrase qui fait état du fait que les oignons sont les tissus parmi les plus consommés de l'alimentation humaine. 

Ce sont en réalité là des explications de nature technologique et non pas scientifique, et il vaut bien mieux s'interroger pour véritablement répondre honnêtement, même si cela est très difficile, à la seule question que doive se poser un scientifique : <b>comment la science progressera-t-elle éventuellement grâce aux études que je propose de faire ?

lundi 14 octobre 2024

La sauce brune ?

Les livres de cuisine parlent souvent de sauce brune : de quoi s'agit-il ? 

Exploration faite, dans les livres de cuisine depuis le Viandier, au 14e siècle, c'était quelque chose de si commun qu'il n'y avait presque pas lieu d'en parler. On la produisait à partir d'un roux ou de farine grillée, additionnés d'un jus de viande. 

Bien sûr il y a de nombreuses variations, l'ajout éventuel de carottes, d'oignon, de champignons, et cetera, mais, finalement, c'est toujours un peu le même type de système, et je sais par expérience que cela conduit à des sauces qui n'ont pas une grande délicatesse, dont le goût s'apparente à la couleur. 

Dans certaines des recettes, il est bien mentionné qu'il ne faut pas prendre du jus de bœuf mais du jus de veau ou de volaille, et là, on comprend que l'on a cherché à aller vers des goûts plus subtils. Dans certaines recettes, il est bien stipulé qu'il ne faut qu'une farine blonde, ce qui correspond  à des goûts plus légers. La pratique conduit à savoir aussi que les proportions de farine et de liquide sont essentielles, et, de fait, on obtient une sauce plus délicate quand on ne la fait pas trop épaisse, qu'on la dépouille. On voit aussi des recettes qui utilisent une demi glace, et d'autres qui indiquent de bien passer à l'étamine...

Bref, comme toujours, il y a une grande diversité de résultats possibles et c'est sans doute l'appropriation de la sauce à l'élément principal qui devra déterminer la pratique exacte de cette sauce brune... dont la version "élevée", "raffinée", est la "sauce espagnole".

Les stages, plus fatigants que le cours ? C'est anormal !

A la réflexion, je reste choqué : un étudiant vient de me dire que les stages sont beaucoup plus fatigants que les cours. Tiens, pourquoi donc ? 

Ce que je sais, c'est que, personnellement, une intense concentration me fatigue plus -même si je m'ennuie bien moins- que les "distractions", et je sais aussi que les relations humaines demandent de l'énergie... parce que j'y mets toute mon intelligence. 

Cela est à mettre en relation avec les études de physiologistes (désolé, je n'ai plus la référence) de la Faculté de médecine de Cochin, qui avaient montré que la fatigue intellectuelle était corrélée aux lentes dérives du rythme cardiaque, alors qu'ils étudiaient la fatigue des pilotes de ligne, dans des programmes d'ergonomie. 

Pour en revenir à note jeune ami, je l'ai donc interrogé, pour savoir pourquoi il était plus fatigué en stage, et la réponse a été que (1) il se concentrait davantage et (2) il prenait à coeur le résultat des expériences qu'il faisait. Mais cela est à prendre en creux : n'est-il pas honteux que les étudiants soient si peu engagés lors de leurs apprentissages théoriques ? si peu concentrés ou si peu "actifs") lors de leurs cours ? Plus exactement, au lieu de parler de honte, ne devons-nous pas parler de perte de temps ? D'autant que l'étudiant interrogé (intelligent, amical, confiant) reconnaissait que ce qu'il avait appris lors des années précédentes était oublié, reconnaissant aussi qu'il perdait beaucoup de temps, en cours, parce qu'il n'était pas complètement attentif, ou bien qu'il était perdu, ou s'ennuyait. Comment en sommes-nous arrivés là ? 

Ne devons-nous pas rapidement trouver des moyens de ne pas pérenniser cette terrible situation, qui, en réalité, ne concerne pas un seul étudiant isolé, mais beaucoup  ?   Oui, des cours bien faits (en supposant que l'on doive faire des cours) devraient être épuisants, et les études universitaires devraient sans doute être les plus actives de l'existence... Non, je me reprends : elles ne doivent être ni épuisantes ni plus actives, mais dans la continuité : les études doivent être actives et merveilleuses, fatigantes parce qu'intensives, avec des étudiants bien engagés dans le processus d'obtention des connaissances et des compétences. Et cela permettrait d'asseoir mon idée selon laquelle les "trimestres" d'études universitaires devraient être pris en compte dans le calcul des temps de travail en vue de la retraite. Je maintiens que, après certaines journées de travail intellectuel, je suis plus fatigué qu'après des travaux physiques. 

 

PS. Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

dimanche 13 octobre 2024

Demain, des diracs à toutes les sauces

Décidément, il y a lieu d'aider mes amis qui se lancent dans la cuisine note à note, et qui s'interrogent : comment remplacer la viande et le poisson ? 

La réponse est : avec des "diracs". 

Pour commencer simplement, expliquons qu'une viande ou un poisson, c'est un matériau fait de 25 pour cent de protéines et de 75 pour cent d'eau. Autrement dit, on obtient une matière de la même fermeté qu'une viande en mêlant une cuillerée de protéines et trois cuillerées d'eau, puis en cuisant. D'autre part, on obtient une matière de la même fermeté qu'un blanc d'oeuf cuit sur le plat en cuisant un mélange fait de 10 pour cent de protéines et de 90 pour cent d'eau : une cuillerée de protéines pour neuf cuillerées d'eau. Et on obtient quelque chose d'encore plus dur que la viande si l'on augmente la teneur en protéines. 

On n'obtient ni de la viande, ni du blanc d'oeuf, mais une matière que j'ai proposé de nommer un "dirac". Et il y a donc des diracs durs, des diracs mous... mais bien d'autres diracs. Certains peuvent être "mousseux", foisonnés... et ce sont donc des "berthollets". 

Certains peuvent être striés, et ce sont des surimis. 

Mais on peut imaginer bien d'autres possibilités : des systèmes feuilletés, des systèmes émulsionnés. Pour un dirac foisonné ? On part d'eau et de protéines, on fouette, on ajoute les couleurs, odeurs, saveurs, puis on cuit (par exemple, à la poêle, ou bien dans un four à micro-ondes, mais on pourrait également verser des cuillerées dans de la friture, par exemple. Et je nomme cela un "berthollet". 

Pour un dirac émulsionné ? Puisque les protéines stabilisent merveilleusement des émulsions, on comprend que l'on puisse ajouter de la matière grasse au mélange eau+protéines. Combien ? Jusqu'à environ 19 fois plus que d'eau. Et l'on a évidemment quelque chose d'alors très gras... et de très moelleux. 

D'ailleurs, j'y pense : pourquoi ne pas faire comme avec le chocolat, à savoir classer par proportion de matière grasse ? Pour un dirac haché : c'est comme pour un steak haché, à savoir que l'on prépare un dirac, puis que l'on hache, dans le même hachoir que d'habitude. Pour un surimi de dirac : on part d'un mélange de protéines et d'eau, on ajoute un empois d'amidon, puis on coule sur une plaque plate, et l'on strie (à l'aide d'une fourchette ou d'un peigne) avant de cuire (vapeur, micro-ondes, etc.)

samedi 12 octobre 2024

A propos de cuisson


 Ce matin, j'ai diffusé le compte rendu du séminaire de gastronomie moléculaire de mars 2018, où je fais état des expériences effectuées lors du séminaire. Nous avons notamment comparé des pâtes sablées enfournées à froid ou à chaud... et n'avons pas vu de différences. 

Et là, je reçois cette question : 

Je note bien le peu de différences observées, mais en ce qui concerne une pâte chargée ? Type quiche, tarte alsacienne… Pensez-vous qu’un départ à chaud ou à froid puisse influencer la cuisson de la pâte, et donc la bonne tenue de celle-ci ? 

 

A vrai dire, il est toujours bien difficile de répondre sans faire l'expérience, et les travaux du séminaire l'ont encore montré, puisque : 

- nous avions prévu que les brioches enfournées à froid développeraient mieux que les mêmes brioches enfournées à chaud... et nous n'avons pas vu de différence 

- nous avions prévu que les pâtes sablées (surtout dans les moules à bords très hauts que nous avions utilisés) s'effondreraient, dans un départ à froid... et nous n'avons pas vu de différence. 

De ce fait, j'imagine que le départ à froid permettrait à la "migaine" de plus détremper la pâte, ce qui augmenterait l'empesage ultérieur de la farine... mais c'est une hypothèse raisonnable à laquelle je ne crois guère. D'ailleurs il faut ajouter que les fours modernes sont merveilleusement rapides. En très peu de minutes, ils atteignent la température de consigne, ce qui gomme toutes les différences possibles. Bref, je vous invite à faire l'expérience : c'est merveilleux, car on a alors deux tartes au lieu d'une seule. Et merci de m'envoyer vos résultats, afin que je le partage !