vendredi 17 janvier 2025

Dessaler la morue

En matière de cuisine, il y a vraiment tout et n'importe quoi sur Internet, ainsi que je viens de le voir à propos du dessalage de la morue. Un de mes correspondants s'étonne d'une page internet où il est dit que la morue se dessale en dix minutes. Possible ? 

C'est un fait que la morue est salée et que, pour la manger, il faut la dessaler. Comment faire ? 

La question, au fond, est la même qu'à propos de jarret de porc en saumure par exemple. Et, à ma connaissance, on ne dessale bien que si l'on parvient à faire passer le sel en excès dans l'eau où l'on baigne le tissu animal, viande au poisson. 

Une des pages internet, donc, signalaient que l'on pouvait faire un dessalage en quelques dizaines de minutes, mais je peux vous assurer que ce n'est pas le cas en général ; pis, pour certains produits, il faut au contraire plusieurs jours ! Évidemment, tout dépend de l'état initial et de l'état final : si l'on a un produit initialement peu salé et si l'on aime très le produit final très salé, alors on comprend que le temps de dessalage ne sera pas long. 

Au-delà du phénomène, il y a la question des mécanismes, et mon interlocuteur évoquait l'osmose. Là, il y a une complication, parce que le tissu animal n'est pas homogène. Et alors ? Dans le cas simple où une membrane "semi perméable" (par exemple qui laisse passer l'eau mais pas le sel) sépare deux compartiments avec une concentration en sel différente, l'eau migrera d'un compartiment à l'autre, à travers la membrane, de sorte que, finalement, la différence de concentration sera réduite. 

J'insiste sur les mots exacts que je viens d'utiliser car de nombreuses explications de l'osmose sont très fausses. Bref, il pourrait y avoir de l'osmose mais on n'oubliera pas que la chair des poissons n'est pas réductible à un comportement séparé par une membrane : elle est composée de fibres musculaires qui sont regroupées en faisceau, et le sel, au moment du salage peut s'introduire non pas par osmose mais aussi par capillarité... par exemple. 

Évidemment, il peut aussi s'introduire par un phénomène de type osmose, disons plus simplement à travers la membrane, mais on voit avec ces deux mécanismes qu'il y en a peut-être d'autres. Et le dessalage doit tenir compte de toute la complexité du phénomène de salage. En tout cas, que l'on me fasse confiance : ce n'est pas en quelques minutes que l'on dessale un poisson très salé ! 

jeudi 16 janvier 2025

SOS sauces

 
Hier soir, j'ai reçu un appel d'un ami dont la sauce n'était pas telle qu'il voulait, et il a été merveilleux de voir qu'une connaissance simple de la gastronomie moléculaire permettait de lui répondre... et de récupérer sa sauces. 

Il y a quelques jours, mon ami avait fait une sauce au vin, avec du beurre émulsionné, et, comme il en avait trop, il avait mis le reste au réfrigérateur. Evidemment, la sauce avait figé, puisque elle contenait du beurre et que celui-ci durcit au froid. Ayant cuit une viande hier soir, il a voulu servir la même sauce, de sorte qu'il a sorti sa casserole du réfrigérateur et l'a posée sur une plaque chauffante. Il a chauffé assez doucement, mais la sauce restait grumeleuse. SOS Hervé ! 

Une sauce grumeleuse, c'est une sauce qui n'est pas émulsionnée, avec du beurre fondu par zones, et une solution aqueuse séparée. Cela peut se produire pour plusieurs raisons mais, pour les sauces chaudes en particulier, la plus fréquente est le manque d'eau. 

Par exemple, lors d'un séminaire de gastronomie moléculaire, nous avons très bien établi qu'une sauce hollandaise ou une sauce béarnaise tournées pouvaient être récupérées à l'aide de quelques cuillerées d'eau froide. En effet, il faut un minimum de 5 % pour pouvoir monter une émulsion, pour que l'on puisse disperser des gouttelettes de matière grasse liquide dans de l'eau. Or pour les sauces chaudes, l'évaporation de l'eau conduit parfois à se trouver en dessous de ce seuil minimum, ce qui conduit à la rupture de l'émulsion. Mon premier conseil a donc été de lui proposer d'ajouter de l'eau : de l'eau, du thé, du vin, du café, du jus de citron, ce que l'on veut du moment qu'il y ait de l'eau dedans. C'est ce qu'a fait mon ami, avec du vin blanc, et il a suffi de quelques cuillerées à soupe pour que la sauce se rétablisse spontanément, comme par miracle. 

De quoi avons-nous besoin pour avoir la compétence de récupérer une sauce tournée ? On le voit : de savoir qu'une émulsion est une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans de l'eau, et de  savoir aussi que la quantité minimum d'eau pour monter une émulsion est d'environ 5 %. Bien sûr, il y a d'autres connaissances utiles, par exemple de savoir que les gouttelettes de matière grasse fondue ne se dispersent dans l'eau que si elles sont entourés de molécules particulières qu'on nomme tensioactives, par exemple provenant du jaune d'œuf, par exemple provenant du beurre. Ce sont souvent des composés de la classe des phospholipides et, encore plus souvent, de la classe des protéines. 

Mais nous nous aventurons là dans des connaissances bien plus spécialisées que ce qui était nécessaire pour récupérer la sauce. Je conclus donc que la compréhension de la nature des émulsions, et que la connaissance de la limite des 5 % doivent faire partie de la formation de base de tout saucier !

mercredi 15 janvier 2025

Vous avez dit "texture" ?

 À propos d'aliments, il est parfois question de leur "texture", mais, la plupart du temps, ceux qui disent ce mot le  confondent avec consistance. 

C'est d'ailleurs amusant qu'ils ne fassent pas le rapprochement avec la texture visuelle qui désigne non pas une quantité moyenne mais plutôt une variation régulière. Texture désigne d'abord la disposition et le mode d'entrecroisement des fils dans un tissage; état de ce qui est tissé. Dès 1260, tisture désigne l'action de tisser.

En réalité, un aliment a d'abord une consistance, et la texture est définie comme ce que nous en percevons, dans des conditions particulières où nous mangeons l'aliment. 

Là, il faut ajouter que nous mangeons de façon très différentes selon les individus :  certains mastiquent longtemps et n'avalent que quand tout l'aliment est divisé ; d'autres mastiquent et avalent progressivement ce qui est divisé à chaque instant  ; et ainsi de suite. 

Au-delà de ces comportements, il y a des différences de perception de l'aliment  selon que l'on est à la première mastication ou bien aux mastications suivantes, car l'aliment, réchauffé, évolue. 
Ainsi, on observera qu'un chocolat est croquant quand on le croque, mais fondant quand on le laisse fondre. De même, quand on plonge joliment dans une piscine, l'eau s'écarte devant nous tranquillement et sans bruit, mais elle est comme du béton en me faisant un plat. L'eau c'est toujours de l'eau, mais sa consistance est perçu différemment selon la façon dont on plonge. 

On comprend donc la différence entre la consistance et la texture  : la consistance est constante, propre à l'aliment, mais la texture est ce que nous percevons de la consistance, selon notre approche de l'aliment.

mardi 14 janvier 2025

Ce n'est pas toujours de la procrastination

 Ne mettons pas la procrastination à toutes les sauces. 

 Beaucoup d'entre nous s'accusent de procrastiner et d'ailleurs, ils le font parfois avec une certaine fierté dont je m'étonne. 

Mais là n'est pas l'objet de ce billet. Ce que je veux discuter ici, c'est le fait  que ce que l'on désigne parfois par procrastination c'est-à-dire repousser au lendemain quelque chose que l'on hésite à faire, n'en est pas toujours : il y a parfois simplement de l'embouteillage. 

Je vois cela ces jours-ci, alors que j'avais de trop nombreux travaux à effectuer, et, en particulier, la relecture d'un volumineux manuscrit. Je savais bien que, derrière, il fallait que je corrige des devoirs d'étudiants,  que je finalise une publication, et cetera. 

Mais on peut pas tout faire à la fois et il a donc fallu décider d'un ordre et de me tenir rationnellement à cet ordre qui a dépassé des délais impossibles à tenir. 

Car on peut pas faire deux choses à la fois. 

Il ne s'agissait donc pas de procrastiner mais simplement de bien faire les choses au fur et à mesure, les unes après les autres, dans un ordre bien décidé. Il s'agissait de ne pas perdre de temps, mais il n'y avait certainement pas de ma part une faute qui aurait consisté à procrastiner.  À l'impossible nul n'est tenu.

lundi 13 janvier 2025

Les métaphores dans les textes scientifiques

Alors que je corrige des revues de la littérature préparées par des étudiants, je m'aperçois que les fautes sont communes et notamment que les mots sont souvent posés  sans suffisamment d'examen. On me parle par exemple d'un "profil nutritionnel" : mais pourquoi il y aurait-il cette notion de profil, qui correspond à quelque chose de bien précis, une forme selon une direction d'observation ? Cette notion est-elle concernée dans la question évoquée ? Certes, une composition n'est qu'un aspect d'un système physico-chimique, mais pourquoi faire compliqué, alors qu'on peut simplement parler de composition ? Et si  le "profil nutritionnel" n'est pas la composition, quel est-il ? Le simple fait de poser la question montre que la métaphore engendre plus de questions qu'elle n'en résout.

Cette question des métaphores se pose constamment. J'en trouve une autre : "souligner l'importance". Souligner ? Il faudrait qu'il y ait quelque chose d'écrit... et le soulignement, alors, serait la mise en italiques. A moins que l'auteur qui utilise le mot "souligner" n'ait une idée particulière... mais laquelle ? En l'occurrence, celui qui a mal utilisé ce mot, sans le "maîtriser", voulait dire "illustrer". 

Le mot "significatif" relève d'une faute un peu différente, avec la confusion entre l'importance et la significativité statistique. Quand on parle d'une augmentation significative, surtout dans un contexte scientifique, cela signifie que l'augmentation est... significative, c'est-à-dire statistiquement avérée. Si l'on veut parler d'une forte augmentation, alors on dit "une forte augmentation"... mais d'ailleurs, il vaut mieux dire de combien cette augmentation est forte car on se souvient que les adjectifs et les adverbes doivent souvent être éliminés et remplacé par la réponse à la question "combien ?", bien plus précise que les vague adjectifs  du langage courant. Combien, combien, combien  ? Voilà la question qui est posée en sciences (de la nature). 

Évidemment, je vois bien d'autres erreurs dans les textes qui me sont soumis, mais je les discuterai une autre fois, voulant me concentrer ici sur cette question des métaphores. En science, elles doivent être absolument maîtrisées.

dimanche 12 janvier 2025

Quelles influences ?

Un correspondant évoque avec moi le physicien Jacques Friedel, avec qui j'ai échangé régulièrement de très longues lettres. Il me conseillait de suivre plutôt Pierre-Gilles de Gennes que Jean-Marie Lehn pour mes travaux,  et je lui répondais que je préférai suivre Hervé This. Il y avait évidemment là de la boutade, car  les matières alimentaires sont effectivement, le plus souvent, de la matière molle, et que les transformations imposent à la fois des études de chimie moléculaire et de chimie supramoléculaire, champ largement exploré par Jean-Marie Lehn. 

Cela étant, je n'oublie pas non plus mon vieil ami Pierre potier, qui m'avait fait bien comprendre toute l'intelligence de la déclaration de Théodosius Dhobzansky,  selon lequel " tout ce qui relève du vivant doit s'interpréter en terme de biologie de l'évolution". 

Car nos aliments ne sont pas des systèmes physico-chimiques isolés, mais des systèmes physico-chimiques souvent à base de tissus végétaux ou animaux, et qui, de surcroît, doivent interagir avec l'organisme humain. 

Il y a donc tout un faisceau d'idées intelligentes à mettre en œuvre quand on fait cette exploration scientifique du monde  qu'est la gastronomie moléculaire.
Et les influences sont innombrables, épistémologiques ou scientifiques. 

Epistémologique, car il ne faut pas se tromper de combat : la science n'est pas la technologie, et il y a donc lieu de bien comprendre ce que l'on fait, ce que l'on cherche, ce que l'on étudie, ce que l'on aspire à produire...
Au fond, cette discussion épistémologique a été fondatrice puisque nous avons créé avec Nicolas Kurti la gastronomie moléculaire précisément quand nous avons observé que ce qui était nommé "science des aliments" était en réalité une chimie des ingrédients culinaires, ou une caractérisation, par exemple rhéologique, ou une technologie focalisée sur l'étude des procédés industriels.

 Je répète, à titre d'exemple, un point parmi mille, que le célèbre livre Food Chemistry, utilisé par toute la communauté, lourd de 1000 pages, ne dit rien de la cuisson du vin, alors que cela se produit pour 47 % des sauces classiques françaises. 

Il y a donc beaucoup de nouveaux à explorer si l'on considère les transformations culinaires,  sans tenir compte des préoccupations industrielles.

samedi 11 janvier 2025

Pour apprendre, nous avons besoin de structure, de structurer. Quand nous enseignons, également, nous aidons nos amis en structurant.

Comparons l'enseignement supérieur avec l'apprentissage du piano : on peut pas tout apprendre à la fois et l'on est sans doute mieux avisé d'apprendre d'abord la main gauche, puis la main droite, puis les deux mains ensembles.
De même, si nous apprenons à nager le crawl, il y a lieu d'apprendre d'abord le mouvement des bras, avant d'ajouter celui des pieds. 

Pensons à du 1, puis du 1 + 2, puis du 1 + 2 + 3, et cetera.
Evidemment, l'ordre des 1, 2, 3 est important et j'aurais tendance à penser provisoirement qu'il faut apprendre le gros avant d'apprendre le détail. 

Au fond, cela ne vaut-il pas également pour l'apprentissage de la chimie ? et de la physique ? des mathématiques ?
Pour ces matières, on est parfois invité à "suivre le cours", comme si l'on nous était tiré derrière l'enseignant. 

C'est déjà une amélioration quand on nous annonce d'abord quel sera le chemin parcouru et pourquoi nous le parcourrons ainsi   : voir mes billets consacrés aux "cartes". 

Cela étant, il ne reste pas moins qu'un chemin est un chemin et que la division du chemins en étapes s'impose, pour commencer. 

Mais il faut surtout considérer que, dans nos matières scientifiques, il y a des objets de différents ordres.
Par exemple il y a des définitions :  il faut les connaître, puisque ce sont les bases que nous utiliserons constamment. Puis il y a des méthodes, des concepts, des informations... Et cela mérite d'être bien signalé, peut-être regroupé d'ailleurs. 

Quand nous étudions, si ce travail de structuration n'est pas fait, c'est donc sans doute à nous qui étudions de le faire ;  d'où le conseil donné par certains professeurs de faire des fiches, d'avoir des couleurs différentes pour des objets différents. 

Mais ne devons-nous pas, aussi, conseiller aux enseignants de faire ce travail de structuration pour aider nos amis qui apprennent ?  

On peut pas tout apprendre à la fois et tout n'est pas sur le même plan. De surcroit, il faut faire mieux que simplement annoncer le programme : pourquoi pas inviter nos amis  nous devancer, avec un contenu qui leur permet de le faire ?