Je propose de ne jamais expliquer de façon anthropomorphe, ni téléologique : l'eau ne se déplace pas "pour équilibrer sa concentration" (ce qui est d'ailleurs faux).
Partons d'un verre d'eau, au centre duquel on dépose une goutte d'un colorant. Initialement, l'eau est à son maximum de concentration dans l'eau, et si le colorant est un composé pur, la concentration en eau est nulle dans la goutte de colorant.
Les mouvements moléculaires conduisent à disperser les molécules de colorant, jusqu'à ce que, finalement la concentration en colorant (et en eau, donc) soit constante dans tout le verre.
Peut-on dire que le colorant a migré dans l'eau (et l'eau dans le colorant) "pour" équilibrer les concentrations ? Je crois que ce ne serait pas une bonne explication, parce que les molécules n'ont aucune intention, contrairement à des humains : en physique, je ne suis jamais convaincu par ce type d'explications... qui a conduit Wilhelm Leibnitz à être moqué par Voltaire, dans Candide : le nez, disait Pangloss, a été créé pour que l'on puisse porter des lunettes. ;-)
Pour celles et ceux qui sont intéressés, il y a ce merveilleux livre "Le deuxième principe", de Peter William Atkins, aux éditions Pour la Science, qui décrit précisément ce types de questions.
Et je ne peux m'empêcher d'ajouter que la même erreur se retrouve à propos d'osmose : contrairement à ce qui est dit, l'eau ne va pas d'un compartiment où la concentration en un soluté est faible (voire nulle) vers le compartiment où la concentration en soluté est supérieure : en réalité, l'eau s'échange dans les deux sens, en permanence, parce que les molécules d'eau ont la possibilité de traverser la paroi semi-perméable qui sépare les deux compartiments. Mais les molécules d'eau sont davantage "retenues" (par des forces avec les solutés) dans le compartiment où la concentration en soluté est supérieure, et c'est le bilan global qui est tel que le décrit la description anthropomorphique.
Décidément, je préfère penser en termes moléculaires, avec des énergies.
Hervé This
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
dimanche 14 décembre 2025
Je propose de ne jamais expliquer de façon anthropomorphe, ni téléologique : l'eau ne se déplace pas "pour équilibrer sa concentration" (ce qui est d'ailleurs faux).
samedi 13 décembre 2025
Pour faire de la recherche scientifique, il faut... faire de la recherche scientifique
Dans les milieux de science et technologie des aliments (souvent plus de la technologie que de la science), il y a une faute de pensée constante qui consiste à modéliser une situation pour la décrire, car cela nous met dans une position tout autre que celle de la recherche scientifique.
Avec un collègue qui s'intéresse à la libération de composés bioactifs, j'envisage l'encapsulation d'une molécule odorante dans une molécule d'amylose, ou au centre d'une micelle de phospholipides, par exemple. Mon collègue l'ignorant, je discute jusqu'au fait que la structure encapsulante puisse être dynamique, mais je vois surtout que c'est là une description un peu dogmatique et, en tout cas, qui ne me met pas dans la position de la recherche scientifique, laquelle doit précisément ne pas être capable de faire une description avec les outils intellectuels dont nous disposons.
D'ailleurs, le collègue à qui j'expose les descriptions théoriques me répond qu'il y a la libération de la molécule odorante par l'amylose dans la bouche quand les enzymes amylases attaquent la molécule d'amylose, qui est enroulée en hélice autour de la molécule odorante. Or, ayant fait une recherche bibliographique à ce propos, je lui signale que l'attaque complète prendrait 40 heures et qu'il n'est donc pas dit que cette idée commune d'une libération par l'amylose puisse faire dans les temps d'une dégustation, où les composés ne séjournent en bouche que quelques secondes ou dizaines de secondes.
À quoi bon nos description théoriques, alors ? La réponse est claire et elle doit être distribuée largement : à proposer une possibilité de réfutation.
Chaque fois que nous modélisons, nous devons aussitôt chercher une prévision expérimentale pour la réfuter au lieu de propager paresseusement des idées qui sont en réalité convenues.
Et par exemple à propos de l'encapsulation dans l'amylose : nous avons l'idée d'une molécule unique, dans une molécule en hélice, mais combien de molécules se logeraient-elles ? Peu solubles dans l'eau pourquoi des molécules d'amylose ne s'associeraient-elles pas ? Et pourquoi ne viendraient-elles pas à plusieurs autour d'une même molécule odorante ?
À propos d'une molécule hydrophobe dans une micelle de phospholipides, quelle est la cinétique d'incorporation ? Quelle est la force qui tient la molécule odorante encapsulée ? Et mille autres questions.
Oui, je vois que nous restons avec nos modélisation classiques, au lieu d'aller plus loin : quels sont les concepts qui nous manquent ? Comment peuvent-ils nous venir ? Sommes-nous à un endroit du savoir où nous pourrions repousser les limites ?
vendredi 12 décembre 2025
À propos de la cuisson du vin.
Discutant avec des amis cuisiniers, je m'aperçois que des idées simples de chimie sont hors de leur champ.
Par exemple, alors que je sais depuis ma plus tendre enfance (ce n'est pas une exagération ni une forfanterie) que l'éthanol bout à environ 78 degrés, et l'eau à 100 degrés. Quand on fait bouillir un mélange des deux composés, tel du vin, il y a d'abord une évaporation préférentielle d'éthanol, de sorte que l'on peut enflammer les vapeurs d'une casserole de vin qui bout et que l'arrêt de la flamme correspond à la disparition d'une partie notable de l'éthanol initialement présent.
On comprend aussi que la température à la base de la flamme, quand elle a été allumée, ne soit que d'environ 80 degrés alors que la température au sommet de la même flamme est à une température bien supérieure.
Ces connaissances sont utiles, notamment pour s'assurer que l'on a éliminé l'éthanol (ce que les noms chimistes disent alcool) d'une préparation, par exemple pour faire une sauce.
Evidemment, de telles connaissances sont encore plus utiles pour ceux qui distillent et qui doivent d'abord éliminer le méthanol, cousin toxique de l'éthanol, avant de laisser passer l'éthanol (et de l'eau), qui est conservé, et avant que arrêtons le distillation que la température se mette à augmenter, quand c'est surtout de l'eau qui est évaporée.
jeudi 11 décembre 2025
Il faut aider nos jeunes amis à faire mieux que leurs aînés
Alors que que je prépare ma chronique pour la revue Pour la science, consacrée cette fois aux polyphosphate, je fais une bibliographie serrée et je m'aperçois une fois de plus que la majorité des auteurs font des espèces de patchwork mal ficelés, et trop souvent sans considérer les mécanismes des phénomènes.
J'ai perdu beaucoup de temps : il a fallu que je navigue de texte en texte, pour arriver à avoir une idée claire de la question, ce qui est quand même paradoxal puisque j'étais initialement parti d'une synthèse bibliographique, et que la question est en réalité chimiquement très simple.
Une fois de plus, j'ai vu des références qui n'étaient pas éthiques, ne renvoyant pas aux publications primaires, ne citant pas les véritables auteurs des découvertes ou des idées, qui est un vol de paternité.
J'ai vu des adjectifs et des adverbes rhétoriques, et donc indus : il aurait fallu me donner du "combien", au lieu de ces informations vagues, insensées.
J'ai vu des données qui n'étaient pas quantitatives et donc insignifiantes.
J'ai vu des interprétations qui n'étaient en réalité que des hypothèses non étayées et, surtout, pas signalées comme telles.
J'ai vu des résultats personnels dans des synthèses bibliographiques, ce qui est absolument proscrit.
Finalement, j'ai perdu un temps considérable à débrouiller un écheveau qui aurait dû l'être depuis longtemps.
La cause principale me semble être l'absence de précision dans les données de chimie, les auteurs, se réclamant de la science et technologie des aliments, n'étant manifestement pas au point de ce point de vue essentiel !
Je ne me plains pas ici de tout cela, mais je vois bien plutôt qu'il y a lieu de mettre en garde les étudiants, afin qu'ils sachent dépister tous les écueils, qu'ils soient dans la position d'une recherche bibliographique ou plutôt dans celle de la production d'une synthèse ou d'un rapport.
Sutor non supra crepidam : cordonnier, pas plus haut que la chaussure (pardon aux bons cordonniers)
Il y a quelques années, j'avais trouvé un article d'Antoine Laurent de Lavoisier sur la confection du bouillon de viande. Lavoisier avait été mandaté par le ministre de la Marine pour explorer la question suivante : combien fallait-il donner de viande aux hôpitaux de Paris pour produire le bouillon qui nourrissait alors les convalescents ?
Et Lavoisier avait essentiellement répondu par des mesures de la densité des bouillons, comprenant très intelligemment que ces derniers devaient leur qualité nutritives à la quantité de matière gélatineuse qui était extraite.
Les expériences étaient tout à fait extraordinaires, et le dispositif expérimental absolument merveilleux.
Pour autant, quand Lavoisier avait publié ses résultats, il avait manifestement ajusté ses données : j'ai eu l'occasion d'observer que les données communiquées s'alignent parfaitement sur une droite... ce qui n'est pas possible.
De surcroît, Lavoisier affichait des valeurs de densités à six décimales, bien au-delà des possibilités expérimentales.
Initialement, quand j'ai observé cela, mon petit esprit m'a fait croire que Lavoisier avait triché, donnant des résultats différents de ceux qu'il avait obtenus.
Mais je le répète, je suis un petit esprit et j'aurais mieux fait de penser que quelqu'un qui aurait voulu tricher n'aurait précisément pas ajusté les données exactement.
Il aurait introduit de petites imperfections pour laisser penser qu'il s'agissait de véritables résultats.
Je constate donc que je manque de grandeur et j'aurais dû considérer plus tôt que la méthodologie scientifique de l'époque était encore rudimentaire, que les nains que nous sommes, perchés sur les épaules des géants, n'avaient pas encore compris la notion de chiffre significatif, que nous devons nos bonnes pratiques d'aujourd'hui à quelques génies tels que Lavoisier.
Et je fais donc amende honorable.
mercredi 10 décembre 2025
Le food pairing ? Il y a un chapitre précis et référencé dans le Handbook of Molecular Gatronomy
Je reçois la question suivante :
Je m'intéresse à la food pairing pour un sujet de mémoire.
Je souhaiterais savoir si votre établissement pourrait répondre à quelques questions si cela ne vous dérange pas. J'aimerais savoir si la food pairing aurait un rapport avec la gastronomie moléculaire.
Un détail : je parle du food pairing, plutôt que de la food pairing, parce que pairing signifie appariement.
D'autre part, il y a mille acceptions différentes pour "food pairing", car on peut vouloir apparier des moules et du curry, ou bien du thon avec du veau, ou n'importe quoi avec n'importe quoi, à volonté, et, généralement, on n'associe pas seulement deux ingrédients ensemble, mais de nombreux.
Ensuite, cela vaut la peine de relire ce chef du 20e siècle qui dénonçait les associations convenues, et proposait d'innover radicalement... mais il faut que je retrouve son nom, et le paragraphe précis où il propose des associations inédites.
Puis il faut savoir que les idées ont considérablement changé dans les dernières décennies : quand j'ai montré un sorbet à l'azote liquide à la télévision, pour Noêl 1992 (France 2), je me suis fait critiquer moins pour l'usage de l'azote liquide que parce que la préparation du sorbet mêlait sucre, jus de citron vert et basilic. Quoi, m'a-t-on dit ? Basilic et citron vert ? N'allez-vous pas empoisonner les convives avec cette association dont on ne sait pas si elle est sans danger ? Et les "synergies" ?
Aujourd'hui, personne ne lève un sourcil devant une telle association... alors même que je suis de ceux qui disent combient le basilic (et l'estragon) doivent être utilisés avec parcimonie.
Et puis, il y a une "théorie du food pairing" qui a été proposée dans les années 1995, essentiellement par une grosse société d'aromatisants. Initialement cette théorie stipulait que l'on pouvait associer deux ingrédients quand ces derniers avaient un composé odorant en commun... mais quand la théorie a été réfutée, cette société a proposé que l'on puisse faire l'association quand il y a un composé odorant "important" en commun... ce qui n'a aucun sens. J'ai déjà fait des billets dans ce blog, à ce propos, et, surtout, j'ai publié un chapitre du Handbook of Molecular Gastronomy sur ce sujet. Un article très argumenté, référencé, et qui dénonce cette théorie.
Mais l'argument le plus fort, c'est que l'art culinaire (le "bon", c'est le beau à manger, donc une question d'art) est un art, et pas réductible à une question technique. Pour prendre une comparaison avec la musique, il faut savoir que l'accord fa-do dièse était jadis considéré comme abominable... jusqu'à ce qu'un article de génie comme Jean-Sébastien Bach ne l'acclimate et en fasse de la superbe musique.
L'art ne suis pas les règles, au contraire. Il s'en moque, il les brave, il fait ce qu'il pense devoir être fait, en vertu d'un sentiment interne personnel. Les associations convenues sont pour des personnes artistiquement peu avancées, un peu timorées, un peu faibles techniquement, et certainement faibles artistiquement. Oui, on peut évidemment associer du jambon avec des coquillettes, mais que fera-t-on de beau avec cela ? Oui on peut associer du poulet rôti avec des frites, mais quel ennui ! La répétition, c'est pour l'artisanat, voire l'artisant d'art (quand on ajoute du caviar ou du foie gras... histoire d'alourdir l'addition).
Et je renvoie, à ce sujet, à mon livre "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique" (Editions Odile Jacob)... ou bien à mon tout récent livre "Inventions culinaires/gastronomie moléculaire", pour lequel chaque chapitre contient une partie intitulée "Suppléments de gourmandise", qui discute tout cela d'une autre façon.
De la structure, de la structure, de la structure
Consulté hier par un collègue pour examiner un document que nous préparons en commun, j'observais une série d'une dizaine de paragraphes dans une même section du document. La première observation que j'ai faite, en me reculant un peu, c'est d'observer que nos interlocuteurs seraient perdus dans cette longue liste et qu'il fallait la structurer.
Hier, consulté par une étudiante sur un rapport qu'elle préparait, j'ai observé la même difficulté, et, aussi, des redondances entre le début et la fin de l'énumération, preuve que l'étudiante elle-même avait du mal à s'y repérer dans sa longue liste.
Et plus généralement, je met toujours en œuvre une sorte de radar intellectuel qui dépiste ainsi la nécessité éventuelle de structurer.
J'observe d'ailleurs que, quand je dois mettre en œuvre ce petit radar, c'est que je suis confronté à des documents qui n'ont pas été construits correctement, par la méthode que je nomme 1 3 9 27 et vers laquelle je renvoie : https://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=view https://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=viewhttps://seafile.agroparistech.fr/seafhttp/f/0b702c6c1b2a4eeba28f/?op=view
Les personnes qui ont rédigé n'ont pas mis en œuvre la démarche qui consiste à partir du thème, à le développer de façon structurée, pas à pas et séquentiellement, sans rédiger d'abord les paragraphes ; c'est seulement en fin de travail, quand la structure finale a été établie, que l'on peut se mettre à rédiger, et cela dans la limite de taille de document que l'on a voulue initialement.
S'agit-il de ranger des fichiers dans un répertoire ? Il faut une structure.
S'agit-il d'une longue énumération ? Il faut une structure.
S'agit-il d'un travail ? Il faut une structure.
Oui, pour que nos interlocuteurs s'y repèrent et pour que nous-mêmes nous y repérions, il faut savoir où nous nous plaçons.
Pour prendre la métaphore d'un cheminement, il est vrai que nous pouvons partir à l'aventure, flâner... mais sommes-nous bien assuré que les autres nous suivront dans cet égarement ?
Je ne le crois pas Et d'autre part, si nous partons ainsi sans repère, nous nous égarerons.
Oui, il faut structurer, structurer, structurer.

