dimanche 3 mars 2024

Jamais de mesure sans estimation de l'incertitude.

Dans la catégorie des bonnes pratiques en science, il y a des données élémentaires, et l'une d'entre elles est qu'une mesure doit toujours être assortie d'une estimation de sa qualité. 

 

Pour expliquer la chose, je propose de considérer l'exemple d'une balance de précision, que l'on utilise pour peser un objet, par exemple un principe actif pour la réalisation d'un médicament. Dans un tel cas, on comprend qu'il est hors de question de se tromper sur la mesure, car ces produits sont extraordinairement actifs, de sorte que la vie des patients en dépend. Nous avons donc à peser correctement ce principe actif, et voilà pourquoi nous utilisons une balance de précision. Évidemment cette balance aura été contrôlée, car il serait dramatique d'utiliser une balance fausse. Contrôlée ? Cela signifie qu'un contrôleur sera venu avec un étalon, et qu'il aura comparé la masse connue de l'étalon avec la masse affichée par la balance. Cela se pratique en général une fois par an, car ces contrôles sont coûteux. 

De sorte que, puisque l'intervalle entre deux contrôles est très long et qu'il peut se passer mille choses pendant un an (la foudre qui dérègle la balance, un choc qui la fausse...), on aura intérêt à contrôler soi-même ses balances à intervalles bien plus cours (un jour, une semaine au maximum), notamment à l'aide d'étalons secondaires, que l'on aura préparé la façon suivante : on prend un objet inusable, par exemple un bout de métal ou de verre que l'on conserve précieusement dans un bocal, sur un coton ou sur un papier afin qu'il ne puisse pas s’abîmer, et, et on le confronte à l'étalon primaire, le jour où le technicien contrôleur vient contrôler les balances. Sur la boîte qui contiendra cet étalon secondaire, on note la masse déterminée, et chaque matin ou chaque semaine, on sort l'étalon secondaire, que l'on conserve à côté de la balance, et on le pèse, afin de s'assurer que la balance donne une valeur juste. Soit donc une balance dont on connaît la fiabilité. On peut maintenant peser le principe actif. Je n'indique pas ici les bonnes pratique de la pesée... mais je signale qu'elles existent, et que peser ne se résume pas à simplement peser. Bref, on place l'objet à peser sur la balance et l'on obtient une valeur. Le problème des balances de précision, c'est qu'elles sont ... des balances de précision, à savoir des instruments extrêmement sensibles à leur environnement. Il y a les courants d'air d'inévitables, il y a le bruit électrique dans les circuits électroniques de la balance quand il s'agit d'une balance électronique, il y a les vibrations... Bref, il y a mille raisons d'être certain que la valeur donnée par la balance sera inexacte, et cela est une donnée du monde, inévitable. D'ailleurs, la balance affiche un certain nombre de chiffres significatifs, et comme la valeur exacte que l'on cherche n'a aucune raison de tomber exactement sur un des barreaux de l'échelle (en mathématiques, on dirait que la probabilité que cela survienne est nulle), on comprend que, au mieux, la valeur affichée ne peut pas être connue avec une précision qui soit meilleure que l'écart entre deux indications (graduations) de la balance. Puisqu'il est inévitable que la valeur mesurée soit imprécise, la question est de savoir quelle est cette imprécision. Imaginons que l'on pèse trois fois le même objet sur la même balance et que l'on obtienne trois fois la même valeur. Alors on pourra considérer que l'écart entre les graduations de la balance est une estimation de l'incertitude que l'on a sur la valeur affichée. Mais avec les balances de précision, il en va généralement autrement, à savoir que trois mesures successives donnent trois valeurs légèrement différentes, auquel cas on calcule un écart type, c'est-à-dire une estimation de la répartition des valeurs que peut donner la balance. Mais cela est une autre histoire qu'il faudra raconter une autre fois. Revenons donc à l'essence de la question : quand nous pesons un objet, nous devons donner une valeur et une estimation de la précision avec laquelle on connaît cettte valeur. Cette règle est absolument générale, en sciences de la nature. 

Pour toute expérience, pour toute mesure, nous devons afficher un résultat avec une estimation de sa qualité. Car, en réalité, on ne fait que très rarement des mesures pour des mesures, et l'on cherche surtout à comparer le résultat d'une mesure à un résultat d'une autre mesure ou bien à une valeur de référence. Par exemple, si l'on mesure la température dans un four, la mesure de la température sera généralement comparée à la valeur voulue de la température, ou à la température de consigne. La question très générale est donc de comparer. Commençons par le plus simple, c'est-à-dire la comparaison d'un résultat de mesure avec une valeur fixe. Par exemple, quand on fabrique des yaourt, si l'on affiche sur le pot une masse de 100 grammes, il est admis que la masse d'un yaourt particulier ne soit pas exactement égale à 100 grammes, mais qu'elle en diffère moins qu'une certaine quantité. Là, la question est simple, puisque l'écart doit être inférieur à la tolérance. Simple... en apparence, puisque la valeur mesurée n'est pas exactement connue ! Supposons que l'on ait mesuré 95 grammes avec une incertitude de 5 grammes. La masse exacte du yaourt pourrait être de 100 ou de 90 grammes. Si la tolérance est de 5 gramme, la masse de 100 grammes conviendrait, mais la masse de 90 grammes serait intolérable. 

Maintenant, si nous voulons savoir si deux objets ont la même masse, on sera conduit à peser chacun des objets et à obtenir deux valeurs, deux résultats de mesure assortis chacun d'une incertitude, et voilà pourquoi on enseigne dans les Grandes Ecoles d'ingénieurs et dans les université les calculs statistiques, qui permettent d'estimer si deux mesures sont ou non significativement différentes. Je ne vais pas faire dans un billet de blog la théorie de cette affaire, mais j'espère avoir indiqué correctement pourquoi, finalement, une mesure sans une estimation de l'incertitude sur cette mesure ne vaut rien. En particulier pour la comparaison de deux mesures, des statistiques nécessitent l'estimation de cette incertitude, laquelle donne une indication de la répartition des mesures que l'on pourrait faire d'un objet. Dans la vraie vie, dire que deux grandeurs sont différentes sous-entend toujours « significativement ». 

J'invite en conséquence tous les étudiants à se forger une espère de radar intellectuel qui les conduira à sursauter quand ils verront une valeur sans estimation de l'incertitude avec laquelle cette valeur est connue. Certes, parfois, dans des tables, dans des livres, dans des publications, on verra des données sans incertitudes. Si ces livres sont de bonne qualité, c'est que cette incertitude est exprimée par les chiffres qui sont affichés, et qui doivent donc tous être "significatifs". Un bon enseignement des sciences de la nature commence donc par une discussion de cette question : que sont des chiffres significatifs ? Que sont les règles d'affichage des données ? 

Ces règles ne sont pas absolument intuitives, et elle doivent donc être apprises... et retenues pendant toute la scolarité… et après ! Rien de tout cela n'est difficile, mais cela demande un peu de soin, d'attention, et un entraînement progressif qui conduit à bien internaliser des réflexes, en vue de bonnes pratiques scientifiques ou technologiques.

samedi 2 mars 2024

Dans la famille « les bonnes pratiques en sciences » je voudrais « les ajustements ».

 
Supposons que l'on ait obtenu une série de résultats de mesure. Il arrive fréquemment, en sciences de la nature, que l'on cherche à voir comment cette série varie. 

Un exemple ? On cherche à connaître la quantité d'eau dans une viande : on met la viande dans une étuve, et l'on pèse à différents temps bien choisis, après l'introduction initiale dans l'étuve, en vue de voir quand la masse ne bouge plus.
Ou bien, on mesure le diamètre d'un grand accélérateur de particules, et l'on voit une variation périodique, due aux marées terrestres, ce qui peut conduire à des modifications des collisions de particules. 

Bref, il est quasi permanent, en sciences de la nature de faire des séries de mesures et de chercher comment les résultats varient. Ce que l'on obtient, ce sont des valeurs, des résultats de mesure, et l'on est habilité à présenter ces valeurs sur un graphique où le numéro ordre, par exemple, est indiqué en abscisses, et les valeurs mesurées en ordonnées. Par exemple, on pourra graduer les abscisses en secondes, et afficher les masses de viande en cours de séchage. 

Comme on se souvient qu'un résultat de mesure ne vaut rien sans une estimation de l'incertitude avec laquelle le résultat est connu, on sera donc habilité -je devrais même dire que l'on aura l'obligation- d'assortir chaque point correspondant à une mesure d'une petite croix : la barre verticale de cette croix aura la taille de l'incertitude de mesure, et la barre latérale montrera l'incertitude sur le temps auquel la mesure a été faite, par exemple. 

L’expérience ne nous donne que cela, et il serait donc, en quelque sorte, malhonnête d'afficher plus que cela. Parfois, les points de mesure, avec les croix évoquées, sont petits, et pas visibles, de sorte que l'on voudrait les faire apparaître mieux. C'est louable : on se préoccupe du confort visuel de nos interlocuteurs. 

Comment faire ? Il y a de nombreuses façons, mais l'une d'entre elles consiste à relier les points par des segments de droite : il est convenu que ces segments ne soient pas des résultats de mesure, mais seulement des façons de mieux faire apparaître les points. 

D'autre part, quand on n'en est plus à l'affichage des résultats de mesure, mais à leur interprétation, on peut chercher à savoir si les résultats des mesures suivent des lois particulières : les masses de viande diminuent-elles régulièrement ? linéairement ? exponentiellement ? C'est là une autre question, qui mérite un autre affichage, et une autre étude. Pourquoi, par exemple, se demander si les variations sont linéaires ? Il faut pour cela avoir une raison de poser la question, car il y a un nombre infini de décroissances possibles, de sorte qu'il serait parfaitement arbitraire de tester une linéarité. 

Bien sûr on pourrait dire qu'une décroissance linéaire est la "plus simple possible", mais "simple" est un adjectif, dont l'usage est donc interdit dans un laboratoire de bon aloi : tout adjectif, tout adverbe doit être remplacé par la réponse à la question "combien ?". Autrement dit, on comprend qu'il y a là tout un chapitre scientifique à ouvrir avant d'afficher une courbe qui passera plus ou moins bien par les points expérimentaux. Inversement, ce serait une immense naïveté, et une faute, que d'afficher la seule courbe que l'on connaisse, à savoir une droite, ou une exponentielle décroissante, par exemple. 

Le « modèle », c'est-à-dire l'équation retenue pour l'ajustement, doit être physique, ou chimique, ou biologique, c'est-à-dire fondé sur les phénomènes explicitement déterminés, et, en tout cas, c'est une faute de débutant que d'"ajuster" des points avec une courbe qui n'a pas de justification théorique. C'est inutile, tout d'abord, mais aussi nuisible, car cela nous conduit sur une voie qui est illégitime : nous sommes tentés de penser que cette variation particulière a une validité, un socle, et nous sommes tentés d'utiliser la courbe d'ajustement pour prévoir des résultats de mesure qui n'ont pas été faites. Ou bien, si la courbe retenue ne passe pas par un des points de mesure, nous risquons de penser que ce point correspond à une valeur anormale... alors que c'est la courbe qui n'a pas de raison d'être. 

 

Bref, nous utiliserions à des fins de prévision des lois qui sont littéralement "insensées". Et l'on comprend que cela n'est pas souhaitable, formulation qui est évidemment une litote !

vendredi 1 mars 2024

Les classes préparatoires, c'est le bonheur !

Je m'aperçois que je n'ai pas fait état de l'immense bonheur qui était le mien (et de celui de beaucoup de mes camarades) quand j'étais en classe de "Math sup" et de "Math spé", ces classes de préparation aux concours des Grandes Ecoles d'ingénieurs ! 

 

Il est dit parfois -mais sans doute par des paresseux ou des insuffisants- que ces classes seraient (en bon français, je devrait écrire "sont", mais je ne résous pas à ne pas mettre un conditionnel, sans quoi le verbe m'arrache la plume) terribles, qu'elles seraient des bagnes, que l'on serait alors condamné à travailler sans relâche, pendant deux ou trois ans, pour finalement jouer son existence sur des concours très aléatoires...

 Il faut dire très énergiquement que cela n'est pas vrai, et je veux témoigner ici du fait que ces classes sont, au contraire, la possibilité d'un immense bonheur... pour ceux qui aiment les mathématiques, la physique, la chimie (pour les classes préparatoires correspondantes).
En effet, après des années d'études très généralistes, pendant lesquelles on doit se disperser entre le français, les langues vivantes, les sciences naturelles, les matières scientifiques, l'éducation physique, etc., on peut enfin se consacrer aux matières que l'on aime le plus, à savoir les matières scientifiques, et elles principalement ; on peut approfondir ces matières, en voir mieux les beautés. 

Je me souviens, tout particulièrement, de mon émerveillement quand j'ai eu à manipuler le théorème de Gauss, quand nous avons abordé la thermodynamique... Certes, j'avais déjà lu des livres tels que le Calcul différentiel et intégral de N. Piskounov, ou bien le tome de physique statistique des Cours de physique de Berkeley ; je faisais de la chimie organique depuis longtemps au Palais de la découverte (merveilleux Palais de la découverte !)... mais quand même, il y avait beaucoup de matières nouvelles. La topologie, la théorie des nombres, des notions plus fouillées d'algèbre linéaire... 

D'ailleurs, il faut dire que l'enseignement était dispensé par des professeurs remarquables, très attentifs, intéressés (je sais que le "niveau" et l'implication des enseignants n'a pas baissé : récemment, des élèves m'ont dit que leurs enseignants les invitaient à les consulter à tout moment)... Et puis, aussi, nous étions enfin réunis avec des camarades qui partageaient les mêmes goûts que nous. Nous pouvions nous émerveiller ensemble, nous faire découvrir mutuellement des livres, des calculs, des idées... 

C'est là que j'ai découvert les cours de physique de Feynman, mais aussi les cours de chimie organique de Marc Julia, lequel venait d'introduire en France une chimie organique raisonnée, qui ne soit pas "au lasso" (quand on voyait deux atomes d'hydrogène et un atome d'oxygène traîner, on les entourait et l'on déclarait qu'il y aurait une réaction de condensation... ce qui est idiot, évidemment). 

Etions-nous condamnés à travailler ? Non : je dirais plutôt que nous avions enfin la possibilité d'étudier les matières que nous aimions. Nous avions du bonheur constamment. Et, évidemment, si nous avions ainsi bien travaillé, il n'y avait pas de doute que nous serions reçus aux concours. 

Bien sûr, il y avait ceux qui avaient du mal... mais pourquoi étaient-ils là ? Que signifie "avoir du mal" ? Je crois qu'il en va dans ces matières intellectuelles comme dans le sport : si l'on n'aime pas courir, pourquoi faire de la course à pied ? Ou comme pour le jardinage : pourquoi jardiner si l'on n'a pas envie ? Et si quelqu'un n'aime pas les mathématiques, la physique, les sciences chimiques, pourquoi irait-il faire une école d'ingénieurs, qui le conduira à manipuler ces matières toutes sa vie ? Certes, il y a ceux qui veulent devenir "patron" et pour qui les matières scientifiques sont seulement un outil de sélection, mais est-ce bien raisonnable de s'infliger deux ans de calcul... pour "diriger" (on a vu dans d'autres billets ce que je pense de cette activité, et l'on se souvient que je cite souvent Frères Jean des Entommeures : "qui suis-je pour diriger autruy moi qui ne me gouverne pas moi-même ?"). Bref, disons aux élèves du Secondaire qu'il y a beaucoup de bonheur à avoir dans les classes de préparation aux Grandes Ecoles d'Ingénieur !

jeudi 29 février 2024

Pour comparer, il faut... comparer !

Ce matin je reçois d'étudiants une photographie des blancs d’œufs en neige qui auraient été additionnés d'un peu de vinaigre. 

Ces étudiants me signalent que le vinaigre fait beaucoup d'effet sur le foisonnement, mais quand je leur demande s'ils ont fait un contrôle, ils s'étonnent de la demande, ne la comprennent pas, même. Pourtant, n'est-il pas "naturel" de penser que pour voir une amélioration, il faut voir deux états : le blanc d'oeuf battu en neige sans vinaigre et le même blanc battus en neige avec du vinaigre ? 

 

Mon objectif n'est pas, ici, de me plaindre du niveau des étudiants qui ne cesserait de baisser, mais je suis intéressé de comprendre comment il est possible que des étudiants n'aient pas eu l'idée de comparer, quand ils font une comparaison. Ce sont des individus intelligents, intéressés (apparemment) par leur sujet, et je me demande si la question n'est pas de méthode... 

Ce qui est encourageant : l'enseignement des sciences est manifestement utile, même quand il est élémentaire ! A noter que la question que mes jeunes amis étudiait était très difficile, parce que les blancs d'oeufs sont tous différents et, que pour faire une expérience comparative correctement organisé, il faut "pooler" les blancs, c'est-à-dire les mélanger en les faisant passer à travers un tamis très fin, qui désagrégera le gel dont ils sont en réalité constitué ; ce tamis, ainsi que tous les récipients et ustensiles, devront être particulièrement propres, sans traces de composés tensioactifs qui pourraient changer le foisonnement. En pratique, il faudra tout traiter par avance, voire travailler dans une salle blanche. Bien sûr, pour fouetter, il faudra trouver un système qui fouette toujours de la même façon, donnant toujours la même énergie. Et ainsi de suite. 

Puis, quand on aura les résultats expérimentaux, il faudra faire des études statistiques poussées, si l'on regarde un microscope, car les bulles sont toutes différentes, de sorte que sont les populations de bulles qu'il faudra comparer. Si l'on compare des volumes, il faudra savoir que les mesures de volumes de mousse sont très incertains, ce qui conduira à répéter des expériences, car une seule expérience ne vaut rien.

 Et il faudra alors faire des études statistiques des résultats. Les statistiques ? Considérons une chaîne de production de yaourts, dans une usine. Si la chaîne est réglée pour produire des yaourts de 100 grammes, il est impossible théoriquement (et pratiquement) que tous les yaourts aient une masse de 100 grammes. Bien sûr, la plupart auront des masses proches de 100 grammes, mais une petite proportion aura une masse bien plus petite, ou bien plus grande. Pour savoir si, un jour donné, la production reste conforme, il faudra prendre des échantillons, calculer leur masse moyenne, et comparer cette moyenne à la valeur de consigne (100 grammes). En pratique, la moyenne ne sera jamais 100 grammes exactement, et la question est de savoir si l'écart est possible dans la limite des écarts "normaux", ou bien si la différence est trop grande, si la moyenne de l'ensemble des yaourt produit ce jour là s'écarte de la valeur de consigne. C'est tout cela qu'auraient dû faire nos jeunes amis... et je crois que l'exercice qui leur était demandé n'était pas inutile, puisqu'il leur a fait comprendre que les explorations expérimentales imposent de bien calculer. Merveilleuse théorie !

mercredi 28 février 2024

Le savant et son oeuvre

 
Beaucoup de nos amis n'ont des sciences qu'une connaissance très limitée, parce que, au collège ou au lycée, ils n'ont pas été toujours aussi attentifs qu'on supposait qu'ils le seraient. Les cours sont passés à côté d'eux, et, en réalité, ils n'ont pas connaissances des faits qui leur ont été exposés, alors qu'ils n'écoutaient pas complètement. 

Il y a donc lieu de reprendre la chose, en essayant de bien montrer pourquoi elle a de l'intérêt. 

Pour les biographies de scientifiques du passé, tout tient dans l'idée selon laquelle nous somme ce que nous faisons. Un déroulé chronologique de la vie des scientifiques du passé n'a guère d'intérêt, parce qu'il n'y a là aucune intelligence. Il devient bien plus intéressant de présenter les découvertes, mais pas des découvertes désincarnées car de nombreux jeunes amis qui veulent qu'on leur racontent des histoires l'histoire ne voient guère de charme dans cette affaire. 

Ce qui est plus intéressant, c'est de relier le travail à l'homme ou à la femme qui l'a fait. En conclusion les biographies des scientifiques du passé sont surtout l'occasion d'expliquer les travaux et les circonstances de ces derniers. Il faut très certainement montrer pourquoi il était alors difficile d'obtenir des résultats qui ont été produits. Cela fera grandir à nos yeux ceux qui furent les artisans des découvertes. 

Pour autant ces hommes et ces femmes ne sont pas sans défauts.
Le grand Louis Pasteur, par exemple, avait un caractère si raide qu'il souleva contre lui les élèves et les professeurs de l’École normale supérieure quand il y il était directeur des études.
Chaptal, qui eut une carrière politique, fit nommer son fils à une mairie pour faciliter l'implantation d'une usine d'acide sulfurique qu'il avait créée, et qui nuisait au voisinage.
Marcellin Berthelot, qui fut encensé de son vivant, n'est en réalité pas si grand qu'il le faisait penser, et c'est la raison pour laquelle je me refuse à l'honorer d'une de mes inventions. Une certaine histoire hagiographique a retenu de Berthelot la synthèse de l'éthylène, dans un œuf en verre contenant deux charbons entre lesquels on faisait passer un arc électrique, mais cette invention n'est pas de lui, de sorte qu'il est hors de question de lui attribuer un plat à base d'oeuf, par exemple. Dans ce cas précis, il faut dire que Berthelot était le chimiste du parti laïc, et qu'il fut donc soutenu par son parti, qui le plaça au Collège de France, et jusqu'au Panthéon. Pourtant, à la même époque, Pierre Duhem était du mauvais, puisqu'il était religieux, fut relégué à Bordeaux. Certes Duhem avait un caractère entier, mais son travail scientifique semble, avec le recul du temps, bien supérieure à celui de Berthelot. 

Pour en revenir à nos biographies, il y a donc l'homme ou la femme, d'une part, et la découverte d'autre part. Cela est quelque chose trop sérieux pour que tous puissent y trouver de la grâce. De surcroît, l'exposé des travaux du passé conduit immanquablement à des explications techniques, qui risquent donc d'être arides si l'on n'y prend garde. Il faudra donc y mettre un peu d'humour, de gentillesse, de poésie, afin d'acclimater ces matières ne qui ont rebuté une grande partie de la population. Mieux encore, on oubliera pas que les sciences ont été et sont encore un outil de sélection, ce qui revient à dire qu'ils sont l' analogue de la règle qui tape sur les doigts du cancre. Comment aimer la règle, après ces années de douleur ? Les cuisiniers ont aujourd'hui leur revanche : ce sont des stars, qui se produisent à la télévision, alors que les scientifiques restent dans le silence de leur laboratoire, à moins d'être lauréat du prix Nobel ou ministre. Le premier cas ne se rencontre qu'une fois par an ce qui fait peu pour des dizaines de milliers de scientifiques et le second impose souvent des contorsions politiques qui, de toute façon, conduisent à apprécier l'individu pour une action qui est extérieure à celle de la science.

mardi 27 février 2024

L'encre sympathique

 
Je suis certain que vous connaissez ce vieux truc d’espion qu'est l’encre sympathique : on écrit sur du papier au jus de citron, est-il recommandé, et l’on attend que le papier sèche. Le message devient invisible, dit-on. Et seule une personne avertie le mettra en évidence en passant oe papier au-dessus d’une flamme. 

 

Regardons y de plus près. 

Avant de chercher l’explication de ce truc chimique, assurons-nous des effets. Commençons par écrire et regardons le papier : désolé d’abattre l’idée reçue, mais on voit parfaitement le message, même sans chauffer. A moins que les papiers anciens n’aient pas eu la blancheur des papiers modernes ? Admettons. Mais pourquoi le jus de citron ? Celui ci contient de l'eau, de l’acide citrique, de l’acide ascorbique. Comparons les effets de ces deux derniers corps en écrivant sur une feuille avec chacun séparément. Dans les trois cas, ça brunit! Pourquoi ce brunissement ? Une réaction chimique avec le papier ? Pour en avoir le cœur net, écrivons sur de la porcelaine de blanche avec les solutions précédemment préparées : on obtient les mêmes réactions colorées ! Alors puisque nous doutons maintenant de tout, utilisons des produits trouvés au hasard dans la cuisine : écrivons sur la porcelaine ou sur le papier avec du vinaigre, du jus d’oignon, du jus de carottes... Chaque fois, la chaleur provoque un brunissement, et c’est probablement une décomposition thermique des composés organiques en solution qui semble à la base de l’effet.

lundi 26 février 2024

A propos de bonnes pratiques scientifiques : la question des publications.

L'activité scientifique conduit à des résultats qui doivent être publiés. Ce que l'on peut dire autrement : une idée dans un tiroir n'est pas une idée. 

La publication scientifique, c'est quelque chose de très délicat, et constitutif de la science. La question est notamment que les articles sont évalués par des rapporteurs, et que c'est ainsi que la communauté produit des résultats plus fiables que s'ils étaient émis par des individus isolés. Lors du processus de publication, l'évaluation par les rapporteurs permet, quand les rapporteurs sont intelligents et bien intentionnés, d'améliorer la qualité des textes publiés. 

Tout cela, c'est dans un monde idéal, où la science rendrait meilleurs ceux qui la pratiquent, comme le disait Michael Faraday, avec une certaine naïveté que je partage, mais on sait que le monde n'est pas exclusivement composé d'individus droits, pas plus dans le groupe des scientifiques qui veulent publier que dans le groupe des rapporteurs ou même des éditeurs. 

Par exemple, je me souviens d'une très grande revue scientifique internationale, l'une des deux plus grandes, qui m'avait demandé d'expertiser un manuscrit scientifique. Ce texte était mauvais, car des calculs complexes avaient été fondés sur des prémisses fausses, et j'avais donc donné un avis négatif sans hésitation. Je ne connaissais pas les auteurs, mais le travail proposé n'était pas de bonne qualité, ou, plus exactement, il était complètement nul, puisqu'il s'agissait de faire des calculs sur des phénomènes qui n'étaient pas avérés. Quelle ne fut pas ma surprise de voir le texte finalement publié ! 

Cela, c'est pour des éditeurs, qui prennent des décisions de publication sur la base de rapports des rapporteurs, mais on pourrait en dire autant des rapporteurs, et je me souvient notamment de plusieurs cas, pour moi comme pour des collègues, où les rapporteurs outrepassaient manifestement leur rôle, qui était d'évaluer la qualité du travail.
Parfois, c'est simplement que leur propre niveau scientifique n'est pas suffisant, car, comme les rapporteurs ne sont ni payés ni considérés pour le travail d'évaluation des articles, les éditeurs les trouvent difficilement et doivent se rabattre sur des jeunes scientifiques (des doctorants qui travaillaient avec moi ont même été sollicités, alors qu'ils n'avaient donc pas encore leur thèse, et que leur compétence n'était pas suffisante).
Parfois aussi, il y a des contingences : naguère, quand les revues étaient imprimées sur du papier, la place était limitée, et les éditeurs recommandaient aux rapporteurs de limiter le nombre de publications acceptées. Cette contrainte économique a heureusement disparu car elle découlait d'une intrusion anormale d'éditeurs privés dans le processus de production scientifique.

 Aujourd’hui, avec les publications en ligne, la question a disparu, même s'il demeure qu'un éditeur investit du temps et du travail dans les publications : il faut trouver les rapporteurs par exemple, assurer le suivi, faire la mise en forme et la mise en ligne ; c'est du travail de secrétariat qui coûte de l'argent, mais, pour ce billet, restons sur l'idée de publication en ligne où l'on peut diffuser facilement autant d'articles que l'on veut. Il y a donc l'auteur qui envoie un manuscrit, le secrétariat de rédaction qui transmet ce manuscrit à un éditeur lequel est chargé de trouver des rapporteurs pour un contribuer à l'amélioration du manuscrit avant publication, ou éventuellement au rejet du manuscrit si celui-ci n'est vraiment de qualité suffisante. Pour les auteurs, nous pourrons y revenir une autre fois, car la préparation d'un manuscrit est une question difficile, à propos de laquelle il y a trop à dire. 

Nous nous focalisons ici sur le processus d'évaluation. 

Dans la mesure où l'on sait que des équipes scientifiques du monde travaillent sur des sujets analogues, on sait aussi qu'il existe une concurrence, et qu'il faut donc veiller à ce que celle-ci ne se manifeste pas dans le processus d'évaluation quoi on arriverait à des injustices. 

C'est la raison pour laquelle nous devons militer absolument pour l'évaluation complètement, doublement, anonyme : le secrétariat de rédaction doit envoyer aux éditeurs les manuscrits sans le nom des auteurs, sans trace de l'origine des textes, et, évidemment, les rapporteurs ne doivent pas avoir non plus cette information qui pourrait fausser leur jugement soit en bien soit en mal. Parfois on est impressionné par une grande signature et, parfois aussi, à voir l'origine d'un article envoyé par un groupe inconnu dans une province reculée, on risque de conclure hâtivement à une qualité insuffisante du travail. 

Non, il faut un double anonymat pour que le processus d'évaluation qui, on le répète, vise à améliorer la qualité des articles raisonnablement publiables puisse jouer pleinement et conduire à la publication d'articles de bonne qualité, utiles à l'ensemble de la communauté.