Lors d’une discussion avec un artisan pâtissier, qui s’émouvait de la difficulté à recruter du personnel, il a été rappelé (H. This) que, pour une pratique « traditionnelle », il y a des rendements « traditionnels », à savoir que la main d’oeuvre est nécessairement abondante, pour un rendement faible.
On peut s’étonner que les métiers du goût aient si peu évolué techniquement (et s’interroger pour savoir si des activités qui n’ont pas évolué sont pérennes) :
- alors que les transports ont évolué (on ne va plus en char à bœufs, mais en voiture ou en avion),
- alors que les métiers du tertiaire ont évolué (on n’utilise plus des stylos mais des outils numériques),
- alors que les systèmes de production ont évolué (les tracteurs dans les champs peuvent être radio-pilotés, et commandés par satellites, au mètre près),
- alors que l’industrie alimentaire a évolué,
- alors que les coûts de l’énergie augmentent (électricité, gaz).
Oui, il faut répéter que les métiers de l’artisanat (cuisine, pâtisserie, charcuterie, boulangerie, boucherie, etc.) sont restés très en retard (résistant notamment à la « cuisine moléculaire », par le passé, et à la cuisine de synthèse, depuis 20 ans), avec notamment :
- des horaires décalés,
- des bas salaires (normal, en quelque sorte, pour des rendements de travail faibles),
- des conditions physiques difficiles (chaleur, bruit, stress, station debout).
L’analyse de ce tableau désolant conduit à une conclusion inéluctable : il faut changer les conditions de production.
Pourquoi n’a-t-on pas encore assis les personnels, alors que la proposition a été faite dès 1980 ?
Lors du séminaire, un pâtissier témoigne du fait qu’il a été mal vu, dans la société où il travaillait, quand il s’asseyait pour peler des pommes !
Pourquoi l’induction n’a-t-elle pas entièrement remplacé les systèmes à gaz ou les plaques électriques ?
On rappelle à ce sujet que, naguère, les feux étaient allumés toute la journée dans les cuisines (observation personnelles à de nombreuses reprises, H. This) ! Et l’on signale aussi que l’induction a un rendement énergétique de 80 % environ, contre 20 % pour les systèmes anciens (voir un des comptes rendus des premiers séminaires). Pourquoi l’induction n’est-elle pas absolument partout ?
Pourquoi fait-on encore de la production par lots alors que l’on pourrait faire de la (petite) série ?
Cela impose que les fabricants de matériels proposent mieux que l’offre actuelle. On observe que la cuisson à basse température s’est imposée, mais que les possibilités d’innovation sont considérables.
Pourquoi utilise-t-on encore des siphons (mieux que des fouets!) alors qu’a été proposée
l’utilisation de systèmes plus durables (pas de cartouches), avec des pompes ?
Pourquoi voit-on encore des systèmes de poche à douille au lieu de systèmes plus rapides ?
S’est-on vraiment demandé si les casseroles étaient les ustensiles nécessaires pour la cuisine ?
Là, on rappelle un commentaire d’un élève ingénieur, lors d’un Concours cuisine des grandes écoles : « Mais si on n’a plus de casserole, comment fera-t-on ? ». En réalité, les casseroles sont une survivance antique, et bien des possibilités existent. Par exemple :
- dans les robots cuiseurs modernes, c’est un bol qui reçoit les aliments qui seront mélangés, mixés, chauffés, etc. ;
- d’autre part, on observera que les chimistes ont de nombreux ustensiles spécialisés pour chauffer des mélanges (du ballon au Soxhlet) ;
- la cuisson au four ne nécessite pas de casserole ;
- la cuisson au four à micro-ondes non plus ;
- et l’on peut même considérer des tubes à résistances chauffantes pour des cuisson en continu, plutôt qu’en lots.
Etc.
Mais comme les abstractions ne frappent pas suffisamment les esprits, ajoutons que :
1. J’ai (H. This) vu un restaurant où un membre du personnel était debout, devant une casserole, dépouillant la sauce (un velouté) à la cuillère : il retirait régulièrement, pendant un très long moment (plusieurs dizaines de minutes), ce qu’il disait être des « impuretés »… alors que nous avons montré qu’il s’agissait de la sauce croûtée.
2. Chez Jamin, quand le restaurant était tenu par Joël Robuchon, j’ai (H. This) vu des cuisiniers meilleurs ouvriers de France déposer à la poche à douille des gouttes de sauce rose sur le pourtour d'une assiette : il y avait tant de gouttes que cela a pris un très long moment. Pourquoi ne pas avoir utilisé un masque ou tout autre système permettant de déposer les gouttes d'un seul coup ?
3. Je me souviens, dans les années 1995 à 2000, de discussions interminables avec des cuisiniers français qui refusaient l'emploi de gélatine en poudre ou en feuille, prétendant -ce qui est faux – que celle gélatine avait « mauvais goût ». Et ces cuisiniers extrayaient la gélatine à partir de pied de veau, dans leur cuisine. Et pourquoi pas raffiner le sucre ou l’huile, tant qu’on y est ?
Tout ce temps passé à faire -par des techniques périmées- des choses bien inutiles coûte une fortune, et, avec des techniques ancestrales, il ne faut pas s'étonner si les restaurants, les boulangeries, les pâtisseries, les charcuteries, les boucheries, et cetera soient mis en difficulté par le coût de la main d'oeuvre, et d'ailleurs aussi par le coup de l'énergie : jusqu'à présent, n'a pas été analysé correctement la question de chercher des techniques modernes pour faciliter des tâches qui prennent un temps ou une énergie considérable.
Cette réflexion pose également la question du « fait maison » : que « faisons-nous » vraiment
« maison » ? Pourquoi ? Quel est l'objectif ? Pourquoi a-t-on cet objectif ?
Je propose d’explorer ces questions avant de se lancer dans des pratiques… que l’on pourra
chercher à moderniser.
Et je ne peux m'empêcher, dans cette discussion, de citer le modèle économique mis en place par Thomas et Anne Cabrol, au restaurant Pinewood, près de Mazamet : ils sont deux, et deux seulement, à parvenir à tenir leur restaurant, parce qu’ils ont su mettre en œuvre des techniques modernes, de cuisine moléculaire. Bien équipés, ils peuvent se concentrer sur la question du goût, sur la réalisation de plats remarquables, et il n'est donc pas étonnant, d'autant qu'ils ont du « talent », qu’ils aient réussi rapidement à obtenir un macaron au guide Michelin.
Finalement, on ne dira pas assez que tout le temps qui est pris par la technique sur la réflexion est prélevé sur les possibilités de produire de l'art culinaire. Le temps coûte.
Dans un tel questionnement, on prendra garde à bien mettre les objectifs en premier : que veut-on produire ? Pourquoi veut-on produire cela ? Sur la base des caractéristiques des produits visés, quelles techniques s’imposent-elles ?