jeudi 23 mai 2024

Tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait.


Là, on a encore l'impression que nos idées sont un peu éloignées du travail scientifique, mais je propose de considérer que le sens général des ces phrases qui sont affichées au mur de mon bureau nous importe peu, et que, au contraire, seul le sens relatif au travail scientifique est important. 

Nous faisons donc de la recherche scientifique, et nous considérons que tout ce qui mérite d'être fait mérite d'être bien fait. 

A ces mots, je ne peux m'empêcher de penser aux innombrables stagiaires qui nous font l'honneur de venir apprendre dans notre groupe de gastronomie moléculaire. Il y a des questions simples, comme de savoir effectuer des tâches. 

Je prends souvent l'exemple de la pesée, parce que c'est une sorte de prototype, mais, pour changer, aujourd'hui, je vais considérer une analyse plus complexe (à peine), à savoir la mesure d'une température. Un individu actif à qui l'on demande de mesurer une température en lui tendant un thermomètre se contente généralement de plonger le thermomètre dans la solution à caractériser, à bien attendre que le niveau ne bouge plus, et à donner une valeur qu'il lit le plus précisément possible. Cette méthode est évidemment mauvaise, car qui nous garantit que le thermomètre est juste. Le fabricant ? On sait que le certificat de conformité peut être erroné. En science, puisque les mesures sont à la base de notre travail, il est impossible de bâtir des cathédrale sur du sable, et nous devons avoir une certitude, de sorte que le résultat de mesure s'assortit de précautions : étalonner le thermomètres, considérer le refroidissement au cours de la mesure… il y a mille efforts à faire avant d'arriver au résultat.

Il faut rénover les enseignements

 On l'ignore mais il y a encore de nombreuses universités de sciences et technologie des aliments où les étudiants de cuisinent pas. 

Comment devenir ingénieur dans l'industrie alimentaire si l'on ne sait pas faire cuire un œuf, préparer une mayonnaise, faire une tarte ????????

 Certes, les établissements dispensent des cours à propos du transfert thermique, de la rhéologie, de la biochimie des aliments... Mais quand même, nous ne devons pas oublier que finalement ces ingénieurs seront en charge de la production d'aliments, de véritables aliments et pas d'OVNI que ni eux ni leurs clients ne comprennent. 

Ces dernières décennies, sous l'impulsion de la gastronomie moléculaire, plusieurs universités ont décidé de remédier à la chose en s'associant à des écoles de cuisine, ce qui a le double intérêt de faire venir des théoriciens dans des institutions pratiques et de donner à ces jeunes théoriciens des bases solides sur lesquelles ils peuvent exercer leur talents. 

Bien sûr, il est hors de question d'exposer ces jeunes à des idées fausses comme il y en a trop souvent dans le monde culinaire, mais après tout, pourquoi de pas proposer aux jeunes théoriciens précisément d'être en position d'analyse quant au savoir pratique qu'on leur soumet ? Pourquoi ne pas les faire réfléchir sur des recettes qu'ils mettent en œuvre ses recettes dussent-ils les modifier après coup ? 

Bien sûr, il y a la question des professeurs, comme toujours, qui, eux-même, ne savent pas toujours cuisiner, qu'il s'agisse de professeurs théoriques voire de professeurs pratiques, formés parfois à une époque où il n'y avait pas de technologie dans l'enseignement culinaire. 

Sans compter que la rénovation de l'enseignement culinaire est loin d'être terminée : je rappelle qu'en 24 ans de séminaire mensuel expérimentaux, nous avons constaté que 87% des idées testées étaient fausses. Je rappelle aussi que les terminologies sont bien souvent fautives, l'enseignement culinaire pratique s'étant trop souvent fondé sur le guide culinaire, ouvrage écrit sans aucune référence et sans recherche historique suffisante. 

Bref il il y a un immense chantier devant nous et il est urgent de nous y lancer


Une stratégie pour expliquer

 J'ai dû m'expliquer à nouveau : quand on fait des pesées de précision, on ne doit pas peser un objet chaud. Il y a principalement deux approches pour expliquer cela  :
- lla première est de considérer le phénomène et d'arriver à la conséquence,
- la seconde explication, un peu plus longue, consiste à rapporter une erreur que j'avais faite afin de montrer qu'on a le droit de se tromper si l'on corrige. 

Ayant du temps, j'ai pu donner les deux explications mais qu'aurait-il fallu faire si j'avais été limité ? Je ne peux pas m'empêcher qu'il vaut mieux mettre de la chair sur les os pour faire une véritable personne :  il vaut toujours mieux raconter une histoire. Et pourtant cette idée s'oppose à ce goût pour les mécanismes que je connais et que je partage.
Bien sûr, le mieux est de raconter une histoire en incorporant des mécanismes



Comment donner un séminaire ?

 J'ai assisté hier un drôle de séminaire où l'intervenant enfilait des caractérisations de systèmes physiques qui avait tous en commun d'être "actifs" (il disait "intelligent", ce qui est bien abusif), ce qui signifie que l'on y avait placé des composés qui,  pour certains, absorbaient la lumière, pour d'autres avaient une action microbiologique, et cetera. 

Dans tous les cas, il s'agissait de disperser ses composés dans une matrice... mais  il n'était pas dit comment, pas plus que notre collègue ne décrivait  les méthodes pour mesurer les caractéristiques finales. 

Je comprends maintenant pourquoi je n'ai pas été complètement satisfait d'une telle présentation : il me manquait tous les détails essentiels de la construction des systèmes voire de la mesure de leur caractéristiques. 

Par exemple, on m'affichait une courbe de destruction de micro-organismes de certaines sortes mais on ne me disait pas comment avait eu lieu le contact entre le matériau et les micro-organismes cultivés. 

Finalement, et surtout, je n'ai pas eu le sentiment de devenir plus intelligent à la sortie de la longue litanie des caractérisation qui nous a été présentée, d'une part parce que je ne savais pas comment les résultats avaient été obtenu,  mais surtout parce que, on ne revenait pas à des mécanismes, la seule chose qui m'intéresse puisque c'est là la véritable question scientifique. 

On m'a donné un travail de technicien et pas un travail scientifique que j'attendais. De sorte que si je n'avais pas eu une vie intérieure riche, j'aurais perdu mon temps... à cela près que je comprends mieux comment mieux faire mes propres séminaires.

Comment calculer ?

Je viens d'avoir à nouveau l'occasion d'observer que (certains de) nos jeunes amis manquent moins de connaissances que de stratégie pour les mettre en œuvre. 

 Dans notre groupe de recherche, nous avons notamment les questions du jour à savoir que chaque jour, je pose une question qui doit conduire à faire un petit calcul. Souvent c'est un calcul d'ordre de grandeur,  mais, en tout cas, il n'y a rien de compliqué... sauf que précisément il faut une stratégie. 

Hier, la question du jour était de savoir à quelle vitesse vont les molécules d'eau dans de l'eau. 

Un de nos amis m'a demandé si on considérait un verre d'eau ou un kilogramme d'eau. Je ne sais pas pourquoi , mais j'ai le sentiment qu'il y avait là un manque de réflexion, car si on prend un kilogramme d'eau, un litre, et que par la pensée on isole le contenu d'un verre, c'est toujours de l'eau et environ à la même pression. Si l'on se représente les molécules, alors il y a peu de chance que l'on posera cette question. Sauf à imaginer donc des différences de pression en fonction de la profondeur. 

Là, je sais sais de façon certaine (notre discussion) que notre ami n'avait pas de représentation mentale de l'eau et que c'est ce qu'il a poussé à poser cette question qui n'a pas d'intérêt. 

Mais passons, et arrivons à la réponse qui m'a été donnée : "Les molécules d'eau sont rapides et d'autant plus rapides que l'eau est plus chaude". 

Ici, il y a évidemment une réponse si floues qu'elle n'est pas la réponse correcte, et le fait que notre ami ait su que la vitesse des molécules augmente avec la température aurait dû le conduire à imaginer une réponse en fonction de la température, une expression mathématique ou la lettre T puisse apparaître. 

Mais de même, l'observation de l'adjectif "rapide" aurait dû immédiatement conduire notre ami à la question "combien ?" qui est la seule qui nous intéresse puisque notre projet était de faire un calcul. 

Bref, notre ami ne savait pas répondre à la question et il a en quelque sorte fait semblant, oubliant que je suis d'une brutalité terrible et que je mets généralement le doigt où ça fait mal parce que c'est la seule façon d'arriver à des améliorations. 

La stratégie qu'il aurait fallu mettre en œuvre, c'est de considérer que le mouvement des molécules d'eau est un phénomène physique et que, comme tout phénomène physique,  il doit s'analyser à partir de l'énergie. 

D'ailleurs, puisqu'on considère des molécules qui bougent, et il y a lieu de considérer leur énergie cinétique, ce qui est enseigné dès le lycée. 

Ainsi guidé, notre ami a réussi à écrire l'expression de l'énergie cinétique, mais la deuxième idée est venue de la considération du fait que les molécules sont des objets très petits, qui relèvent donc de la mécanique statistique ou de la mécanique quantique. En l'occurrence, il aurait fallu penser que si les molécules d'eau étaient comme des boules de billard, alors leur énergie aurait été trois demi de kT, où k est  la constante de Boltzmann, et T la température absolue. 

Et là, le problème était résolu puisqu'on écrivait que cette énergie là est égale à l'énergie cinétique, une équation toute simple dont n'importe qui peut tirer l'expression de la vitesse puis, ensuite, introduire les valeurs pour obtenir un ordre de grandeur parfaitement admissible. 

Evidemment, il s'agit d'un ordre de grandeur mais peut-on croire que l'on cherchait autre chose ? Dans de l'eau, il y a des molécules plus lentes, d'autres plus rapides, mais il y a qu'une sorte de vitesse moyenne, plus exactement une "vitesse quadratique  moyenne", mais, là, on serait entré dans des détails un peu hors sujet. 

Bref, il faut toujours une stratégie  !



PS. Ces questions du jour sont discutées dans mon livre (en anglais) : 



C'est un grand moment

 
En 2016 le Centre international de gastronomie moléculaire et physique de l'INRAE et d'AgroParisTech a créé l'International journal of moléculaire en physical gastronomie

Un journal au modèle diamant, ce qui signifie que ni les auteurs ni les lecteurs ne payent, que les auteurs conservent la propriété de leur texte (licence CC by 4.0) et que les articles sont évalués en double anonymat. 

La revue est en ligne à l'adresse https://icmpg.hub.inrae.fr/international-activities-of-the-international-centre-of-molecular-gastronomy/journal-of-molecular-and-physical-gastronomy  sur le site du Centre international de gastronomie moléculaire et physique :

https://icmpg.hub.inrae.fr/

Avec le temps, nous avons publié appris à publier des articles, ériger la structure totale, incluant des règles d'éthique, en rédigeant des instructions aux auteurs aussi claires que possible, et surtout, en constituant un comité éditorial international. 

La revue en ligne et dotée d'un ISSN électronique mais l'événement du jour, c'est l'attribution de doi à tous les articles, condition d'une inscription de la revue dans les bases de données internationales. 

Les DOI sont comme des plaques d'immatriculation à savoir qu'il s'agit d'identifiants inamovibles qui permettent à tout moment de retrouver des articles sans se perdre dans le détail des références. Ils se sont imposés depuis quelques années, avec l'avènement du numérique, et c'est donc un grand moment de reconnaissance pour la revue que nous puissions attribuer des DOI. 

C'est aussi évidemment une condition pour inciter les auteurs potentiels à soumettre des manuscrits.

 Signalons  à ce propos qu'il y a des rubriques variées dans le journal, à savoir tout aussi bien des notes de recherche que des cours, des recensions d'articles ou de livres, voire des recettes de cuisine un peu extraordinaires et en tout cas fondé sur l'emploi de sciences et de technologie moderne; il y a aussi des éditoriaux, des documents didactiques, d'utilisation de la gastronomie moléculaire pour l'enseignement à tous les niveaux, de l'école à l'université. 

Voir à ce propos : https://icmpg.hub.inrae.fr/international-activities-of-the-international-centre-of-molecular-gastronomy/international-journal-of-molecular-and-physical-gastronomy/the-journal

 

Bref n'hésitez pas à soumettre des articles à icmg@agroparistech.fr

Les roux

 Un roux chauffé rapidement a-t-il le même goût qu'un roux chauffé lentement de la même couleur ? 

C'est là une des deux questions que nous avons explorées aujourd'hui, lors du séminaire de gastronomie moléculaire. 

Nous avons évidemment travaillé à ingrédients égaux, et nous avons donc comparé  un roux bruni au terme de 15 minutes  de cuisson avec un roux fait de la même préparation de beurre fondu et de farine mais cuit en seulement 4 minutes. 

La couleur était la même mais en bouche, on reconnaissait nettement la différence avec une sensation plus grasse du roux cuit lentement. 

D'autre part, nous avons comparé un roux cuit rapidement mais pas trop, conforme à des canons professionnels, à un  assemblage de beurre noisette et de farine torréfiée. Nous avons réussi à retrouver la même couleur mais nous avons surtout observé que la consistance était bien plus épaisse dans le cas de l'assemblage. Le goût a été préféré. 

Pour cette seconde expérience, nous voulions savoir si la différence de procédés mettait en œuvre des réactions qui auraient eu lieu dans le cas du roux classique et pas dans l'autre cas, entre des composés du beurre et des composés de la farine. Disons immédiatement que ce n'est pas cela qui est apparu en dégustation mais, à nouveau, répétons que le "roux assemblé" a été préféré !