samedi 18 mai 2024

Soyons attentifs : une chose à la fois

 
C'est assez merveilleux de voir combien, pour des tâches précises, on a intérêt à avoir toute son attention focalisée sur l'une de celle-ci en particulier. 

 

On enseigne aux étudiants à travailler en parallèle : il faut à la fois gagner sa vie,  apprendre les cours, faire les exercices, chercher un stage,  régler les questions administratives, avoir une vie sociale, etc. De sorte que, pour les aider, on leur apprend à faire des diagrammes de Gantt, des rétroplannings, et autres "bidules" de gestion du temps. 

Pourtant, imaginons que l'on ait disposé deux tâches partiellement ou totalement simultanées : il y a lieu de bien comprendre que l'on ne pourra pas les faire simultanément. Elles seront successives, dans un temps qui devra être divisé. Bref, il y avait le premier ordre, mais, une fois celui-ci réglé, il faut y regarder de plus près, passer au deuxième ordre, avant éventuellement de passer au troisième ordre. 

Et voici pourquoi (métaphoriquement) : alors que nous sommes lancés dans une grande série d'analyses par résonance magnétique nucléaire, il y a une foule de choses à faire et à penser : prendre les tubes sans les casser, y déposer un tube capillaire qui contient un échantillon de référence, conserver une trace écrite du numéro du tube que l'on a pris, ouvrir un nouveau fichier d'analyse, régler toute une série de paramètres, lancer l'analyse, retirer le tube capillaire en y prenant le plus grand soin car il est extrêmement précieux, laver ce dernier, stocker les échantillons déjà analysé, et cetera. 

On voit qu'il y a beaucoup de choses à faire simultanément et d'ordres différents : il faut penser à certaines choses, effectuer certains gestes... 

Pour les étapes critiques, il y a lieu d'être particulièrement prudent,  car les tubes capillaires sont très fragiles, par exemple et les tubes d'analyse sont coûteux. 

Bref il y a lieu de faire très attention à toute cette série de choses qu'il faut faire. mais le point est le suivant : si l'on pense à autre chose que ce que l'on fait, l'expérience nous montre que nous nous trompons et que nous ferions mieux de faire les choses les unes après les autres, proprement, correctement, soigneusement, lentement.

Le problème, c'est que la Terre ne s'arrête pas de tourner pendant nos analyses : il y a le téléphone qui sonne, un collègue qui vient poser une question, et cetera. 

Mais il est hors de question de nous détourner de détourner votre attention pendant la moindre seconde quand nous avons une tâche critique. Il faut faire cette dernière parfaitement sous peine de catastrophe. 

Eins no'm andra, comme on dit en alsacien

vendredi 17 mai 2024

Comment être un bon évaluateur

 
Ce matin, je dois assister à une soutenance publique d'étudiants et je m'interroge sur la manière de m'y prendre. 

Si je suis factuel, je relèverai des imperfections et l'appréciation sera finalement dévastatrices. 

Or, plus j'essaie de m'améliorer moi-même, et plus je suis capable de dépister des imperfections de mon propre travail... mais aussi dans le travail des autres. Et leur accumulation peut devenir exorbitante, rédhibitoire. 

Puis-je être charitable ? Encourageant ? Cela signifierait que je masquerais ma pensée et cela n'est guère supportable. 

Puis-je relativiser, et essayer de comparer ce qui me sera présenté à ce que je sais que les étudiants présentent en moyenne ? Je ne suis pas sûr que cela soit une bonne solution parce que à ce rythme, un étudiant médiocre dans un groupe médiocre se verra féliciter de qualités qu'il n'a pas. 

Bref, je m'interroge. 

La question est la même que celle que je me pose quand  je vais manger dans un bon restaurant : parce que je suis intéressé par ce qui est servi, je prends des photographies, je note les caractéristiques de ce qui m'est servi. Et, au-delà du "c'est bon", j'observe  un trait de sauce qui déborde, un taillage  involontairement imparfait, etc.,  et c'est ainsi que souvent, mes comptes rendus, pourtant factuels, restent incommunicables aux cuisiniers. 

J'ajoute que pour ce qui concerne ma propre cuisine, je suis parfaitement capable de faire le même exercice... et que je le fais sans cesse. 

Bref  être seulement factuel est souvent bien délicat, et il ne faut pas s'étonner que l'on ait fait voir la ciguë à Socrate, qui, pourtant, n'allait même pas jusqu'à cette analyse factuelle, mais se limitait à poser des questions à ses interlocuteurs, tel que ferait un évaluateur : afin de s'assurer que la personne qui lest évaluée s'est elle-même posée ces questions là. 


Des aliments "véritables" ?

 Aujourd'hui, lors de notre 13e workshop international de gastronomie moléculaire, quelqu'un a prononcé l'expression "véritables aliments" et cela m'a rappelé une conférence que j'avais faite à Édimbourg devant un public mêlé, avec des scientifiques et des cuisiniers : dans l'assistance, en face de moi sur la gauche, un chef avait réagi très violemment à ma présentation de la cuisine de synthèse, dont la version artistique a pour nom cuisine note à note. 

Ce chef s'était entêté à dire que tout cela, ce n'était pas de véritables aliments, de vrais aliments,  et quand je lui demandais ce qu'étaient de véritables aliments, il n'avait que de pauvres arguments, considérant environ, sans s'en rendre compte, qu'il définissait ainsi des aliments qu'il mangeait quand il était enfant. 

À ce compte, il n'y a guère de dialogue possible, car les aliments des uns  enfants ne sont pas les aliments des autres. D'ailleurs, vu la description qu'il me faisait de ses aliments d'enfance, je jugeait, moi,  que ces choses abominables n'étaient pas  de vrais aliments mais de bien pauvres choses... ce qui augmentait sa colère (dont je me moquais : on a le ridicule que l'on veut). 

Dépassons cette querelle un peu idiote et posons-nous véritablement la question : que sont de vrais aliments ? Un aliment, c'est un système physico-chimique qui s'inscrit dans une culture, qui nourrit le corps et l'esprit, et il est vrai que nous ne mangeons que ce que nous connaissons, l'être humain étant infligé d'un comportement de primate nommé néophobie alimentaire : nous reconnaissons comme comestible ce que nous avons appris à manger, notamment quand nous  étions enfants. Mais  notre alimentation  ne se réduit pas à cela car l'être humain est également équipé d'omnivorité, c'est-à-dire de la capacité de diversifier notre alimentation et de bénéficier de plus de diversité, surtout à des époques où la nourriture manquait parfois. 

Bref, nous sommes éduqués avec certains aliments, ceux que nous ont transmis notre famille, notre culture, notre environnement, et ceux qui se sont ajoutés grâce aux rencontres sociales, notamment. 

D'ailleurs il faut ajouter que nos aliments ne sont nos aliments traditionnels ne sont pas une garantie de sécurité, nombre d'aliments traditionnels ayant été montré toxiques. Ajoutons  que les individus qui mangent lesdits aliments traditionnels avérés toxiques ne sont pas prêts à les abandonner :  ils veulent "manger sain", comme ils disent, mais la tradition leur fait manger des choses qui, si elles étaient montrées de façon nouvelle, seraient absolument récusées.

 Bref, la notion de "vrai aliment" est une notion difficile et, dans ces cas-là, il y a toujours eu lieu non pas de chercher à mieux définir mais d'abord de savoir s'il y a une existence de la chose : de même qu'il n'existe pas des carrés ronds, de même qu'il n'existe pas de père Noël, il n'existe peut-être pas de "vrais aliments". 

En oubre,  un aliment c'est ce que l'être humain mange et l'être humain mange au fond ce qu'il veut, qu'il s'agisse de cuisine du Moyen-Âge, de la Renaissance, classique, de cuisine contemporaine, de cuisine française, de cuisine asiatique, et cetera. Dans cet éventail se trouve évidemment la cuisine moléculaire, mais aussi la cuisine note à note tout cela, c'est le corpus des aliments. Ils sont "vrais" dans la mesure où ils existent et rien de plus, rien de moins

jeudi 16 mai 2024

Quand il y a de la complexité...

Dans une série d'analyses par spectrométrie de résonance magnétique nucléaire (RMN), omettre une étape est un risque d'échec. 

Une telle phrase semble ésotérique, mais la question traitée est en réalité très générale, car les analyses par RMN (je rentre pas dans les détails d'une explication) imposent à l'opérateur d'effectuer des commandes, de suivre les effets de ces dernières sur un écran d'ordinateur, et, aussi, de gérer des échantillons, de laver des verreries, etc. 

Bref il y a toute une série très serrée de choses à faire et cela dans un cours laps de temps. 

Souvent, on est amené à enchaîner plusieurs analyses, il y a le risque de sauter une étape, de mal faire un geste... et tout est annihilé. 

Évidemment, nous avons trouvé un remède qui consiste à faire une sorte de check-list mais encore faut-il que, refusant la pression ambiante, nous suivions le protocole que nous avons nous-mêmes défini, car pour l'instant, nous n'avons pas encore résolu de cocher des cases (ce qui serait difficile, dans le cas particulier que je discute, vu la nécessaire adaptation aux circonstances changeantes des échantillons et des réactions de l'équipement d'analyse). 

On comprend en revanche que, pour la sécurité dans les avions, il faille un double ou un triple contrôle, et des check list mieux tenues. 

 Certes, pour nos acquisitions de résonance magnétique nucléaire, il n'y a pas mort d'homme si nous nous trompons, mais l'échec signifie une perte de temps, et, souvent, une perte d'argent, un risque expérimental augmenté. Bref, il faut éviter l'échec. 

C'est un exemple intéressant, parce que l'expérience prouve que malgré notre soin, malgré notre réflexion, l'enchaînement de plusieurs analyses conduit très souvent à des échecs. Parfois, nous corrigeons en cours de route, mais il n'en reste pas moins que "les bretelles rattrapent heureusement la ceinture qui a lâché". La répétition induit des automatismes, et c'est là une cause d'échec. 

A nous d'éviter la répétitions, par la réflexion ?

mercredi 15 mai 2024

A propos des Notes académiques de l'Académie d'agriculture de France

Nous venons de tenir notre réunion du comité éditorial du journal scientifique, technologique et technique nommé Notes académiques de l'Académie d'Agriculture de France, et c'est l'occasion d'expliquer ce dont il s'agit. 

 

En 2016, l'Académie d'Agriculture de France a décidé de créer un journal scientifique, technologique et technique pour publier des articles dans les divers champs d'activités de l'Académie, à savoir alimentation, agriculture et environnement. Plus exactement, l'activité de l'Académie est représentée par ses sections qui comprennent tout aussi bien des sciences de la vie que de l'élevage, des agrofournitures, et cetera. 

Les manuscrits peuvent donc correspondre à des travaux dans le champ de ces dix sections. 

L'originalité, c'est que ce journal est au modèle diamant à savoir qu'il est libre et gratuit  : les auteurs ne payent pas et les articles sont mis gratuitement à la disposition des lecteurs, l'apport en industrie et en capitaux étant effectué par l'Académie d'agriculture de France, représentée par un groupe de travail qui a pour nom comité éditorial des notes académique. 

Ce comité éditorial, composé de personnalités scientifiques, technologique et techniques de plusieurs pays, se réunit régulièrement et échange beaucoup pour bien définir la revue et la faire fonctionner. Chaque  manuscrit que nous recevons est déposé dans un endroit protégé du site académiques à des fin d'antériorité, il est anonymisé et envoyé à un éditeur qui a pour charge d'assurer l'évaluation par les pairs : cela signifie en pratique qu'il envoie le manuscrit anonymisé à deux rapporteurs pour en demander une évaluation, une analyse critique, laquelle débouchera sur des conseils aux auteurs,  afin d'améliorer le texte jusqu'à ce qu'il soit publiable. 

Il y  a là un point important : les articles publiés doivent être de très grande qualité. C'est ainsi que depuis 2016, nous avons appris à publier les articles dans d'excellentes conditions, puis nous avons passé le cap de l'attribution des DOI, système de dénomination internationale des articles, et que nous continuons à améliorer nos circuits éditoriaux tout en promouvant l'idée que les scientifiques ont intérêt à publier dans une telle revue plutôt que dans des revues d'éditeurs privés dont les comportements ne sont pas toujours parfaitement éthiques. 

 

Les Notes académiques sont bien dans la ligne de l'activité souhaitée des sociétés savantes et des académies : il s'agit d'encourager les travaux scientifiques dans les champs de ces dernières. Cela passe à la fois par la publication de notes de recherche ou de points de vue, de perspectives, d'analyses d'articles ou d'ouvrages, etc. :  nous avons défini un ensemble de rubriques dans lesquels les manuscrits doivent s'insérer pour être publiés...  après  les nécessaires évaluations, ces échanges anonymes entre rapporteurs et auteurs qui permettent d'améliorer les textes. 

J'insiste sur ces échanges anonymes : il ne s'agit pas seulement de vérifier l'orthographe ou la grammaire, la correction des phrases, mais il s'agit aussi que les règles éthiques de la publication soient parfaitement respectées, notamment avec une insistance sur la justesse des références qui sont données, mais aussi sur la cohérence des arguments, sur la rigueur des méthodes, et cetera. 

Bref, la mise en œuvre de la double évaluation doublement anonyme est merveilleuse en cela qu'elle permet aux auteurs de dépasser leurs propres limites, d'apprendre, de s'améliorer. D'ailleurs, l'anonymat des évaluations permettent aussi aux jeunes chercheurs d'apprendre à rédiger des bons articles scientifiques sans avoir la honte de publier des textes imparfaits, qui resteraient à jamais comme des taches dans leur activité. 

Plus positivement, quelle fierté d'avoir un article publié dans les Notes académiques !

Les calculs nous sauvent toujours : que nul n'entre ici s'il n'est géomètre.

 
A la base de cette affaire, il y a les "calculs", que certains nommeraient "mathématiques" (mais ce serait confondre une activité un peu mécanique, bien qu'amusante, et une activité d'exploration de structures élaborées à partir des nombres. 

Oui, les calculs nous sauvent toujours, et notamment parce qu'ils nous évitent de fastidieuses expérimentations. 

L'idée est née, en réalité sous une forme un peu mystique, avec les philosophes grecs : la seconde partie de la proposition était écrite au fronton de cet espace nommé Académie, à Athènes, où se réunissaient le philosophe Platon et ses élèves. Pour les philosophes grecs, il y avait l'idée selon laquelle le monde est régi par les nombres et, de ce fait, il y avait l'idée qu'il fallait faire des mathématiques pour comprendre le monde. Par exemple, en musique, une corde qui vibre fait un son, mais une corde plus courte de moitié fait un son plus haut d'une octave, et les différentes notes de la gamme musicale dite pythagoricienne sont celles que l'on forme avec des cordes dont la longueur est une fraction simple (1/2, 2/3...) de la longueur initiale de la corde. Le fait que l'on obtienne des sons harmonieux ou pas avec certaines fractions avaient conduit les philosophes à croire à une harmonie mathématique du monde. 

Plus tard, il en alla de même pour les astronomes, qui croyaient à des rapports simples entre les astres. Encore au temps de Johannes Kepler, alors donc que l'on découvrait les lois du mouvement des planètes du Système solaire, on associait les distances entre les astres du Système solaire à des solides platoniciens tels que le cube, le tétraèdre, etc. Le nombre aurait régi le monde. Plus tard, quand la méthode scientifique s'introduisit dans la science moderne, il en est demeuré que les scientifiques ont foi dans cette hypothèse selon laquelle "le monde est écrit en langage mathématique" (des guillemets, parce qu'il s'agit d'une phrase de Galilée). Les nombres sont remplacés par des équations, mais l'idée de base demeure. 

Aujourd'hui, alors que la méthode scientifique fondée sur cette hypothèse ne cesse de conduire à plus de connaissance des mécanismes des phénomènes, on peut s'interroger : le monde est-il construit selon les nombres ? Ou bien est-ce notre capacité de manier les nombres qui nous permet de les mettre dans les phénomènes ? 

D'ailleurs, il faut hybrider la première hypothèse (le monde est écrit en langage mathématique) avec cette idée selon laquelle toute théorie est insuffisante, ce qui nous conduit à chercher des théories plus compliquées. On est passé du nombre à l'équation, puis à l'équation plus compliquée, et l'on ira à l'infini, parce que le monde n'est peut être pas construit "exactement" en langage mathématique.

 Cela dit dans notre activité, puisque nous cherchons des théories, c’est-à-dire des groupes d'équations, nous devons avoir des compétences mathématiques pour nous épargner des expériences très longues J'ai discuté jusque ici la fondation des sciences de la nature, mais il y a le petit quotidien, lequel va avec la quantification des phénomènes. Là, pour trouver les lois, il faut maîtriser suffisamment les mathématiques. Pour les mesures, analyses, idem : le nombre est partout, et nous avons besoin de mathématiques sans cesse.

lundi 13 mai 2024

Parents indignes !


On me signale le cas d'une mère qui se plaint que son fils de 21 ans ne sache pas faire cuire des spaghettis et lui demande comment cuire la partie des spaghettis qui se trouve à l'extérieur de la casserole.
On peut bien sûr se mettre du côté de la mère et déplorer qu'un individu de 21 ans en soit encore à poser une telle question, mais je propose plutôt d'identifier que la mère n'a pas fait son travail éducatif correctement si elle a laissé son enfant atteindre l'âge de 21 ans en se posant de telles questions.
On voit bien, derrière cela,  le schéma d'une mère qui a cuisiné toute sa vie pour sa famille, excluant en quelque sorte ses enfants de la cuisine au lieu de les faire participer. On voit une mère qui n'a pas pris le temps de permettre à ses enfants de s'émerveiller des mille phénomènes culinaires qui ont lieu lorsqu'on prépare les aliments. On voit une mère qui se met dans une position de victime alors qu'elle est coupable d'avoir confisqué de la culture. On voit une mère qui a conservé son petit pouvoir culinaire au lieu de le partager.

Bref je ne me joindrai pas au concert des déplorations mais surtout, je vais inviter tous les parents à faire participer les enfants aussi rapidement aux tâches domestiques. Mettons les baby relax sur le plan de travail pour que nos enfants voient nos gestes, voient les transformations extraordinaires qui ont lieu quand on cuisine. Parlons de ce qui est en jeu : la technique, l'art, la socialité. Ne confisquons pas le bonheur de la culture technique, artistique, sociale !