jeudi 28 novembre 2019

Une question difficile


Aujourd'hui, une question difficile, parce qu'elle porte sur une des réactions complexes de la science des aliments : la caramélisation, à ne pas confondre avec les réactions fautivement nommées "de Maillard", ni avec bien d'autres qui font apparaître des couleurs brunes dans les aliments.

Mais j'anticipe, et voici la question

 "Je me permets de vous soumettre une question qui m'intrigue depuis longtemps : avant d'attendre le stade de caramel, le sucre (saccharose) subit-il des transformations physiques ou chimiques lors de sa cuisson avec de l'eau ?
Plus précisément, lorsqu'on réalise un sorbet, par exemple, les recettes préconisent généralement de faire un sirop avec l'eau et le sucre, puis d'ajouter celui-ci au jus des fruits avant de sangler le mélange. Quel est l'intérêt de cette méthode ? N'obtiendrais-je pas le même résultat en dissolvant directement le sucre dans le jus de fruits ? Le sorbet n'en serait-il pas meilleur, dans la mesure où j'aurais évité la dilution par un apport d'eau supplémentaire ?
J'ai commencé à me poser cette angoissante question lorsque j'ai découvert, dans je ne sais quel grimoire, le verbe "décuire", qui me semble impliquer la réversibilité de la cuisson du sucre - contrairement à toutes les autres cuissons que je connais...
Si vous aviez l'amabilité d'éclairer ma lanterne, je vous en serais fort reconnaissant !


Des réactions avant la caramélisation ? Oui.

Commençons par le commencement. On part de sucre de table et d'un peu d'eau, et l'on chauffe. D'abord, le sucre se dissout, puis  on atteint l'ébullition : des bulles apparaissent, partant du fond de la casserole, montant dans le sirop et venant éclater en surface (en projetant de microscopiques gouttelettes qui salissent autour de la casserole ;-)).
Bien sur, il y a de la fumée, qui résulte de l'évaporation de l'eau, puis de la recondensation en gouttelettes dans l'air froid qui surmonte la casserole.
Puis on  voir la taille et l'aspect des bulles changer : si l'on mesurait la température, on verrait que, plus le sirop se concentre, plus sa température augmente, passant de 100 °C à 110, 120...
Puis, quand on atteint 140 °C environ, une couleur apparaît, d'abord jaune, puis blonde, puis brune (à ce stade, il y a une belle odeur de caramel), et enfin une odeur âcre envahit la cuisine.
Certainement, quand la couleur change, des réactions ont lieu, mais oui, il y a aussi des réactions quand une odeur apparaît... et même avant, surtout quand le sirop a été additionné de composés acides ou basiques : la molécule de saccharose se dissocie (on dit "hydrolyse") en glucose et en fructose, ce qui n'est pas anodin, car ces composés sont des "anticristallisants", qui évitent que le sirop, s'il était coulé sur un marbre froid, ne cristallise.
Bref, des transformations physiques, il y en a : le fait que les cristaux de sucre, formés d'empilements réguliers de molécules de saccharose, se dissocient, parce que les molécules d'eau, rapides (c'est cela, la "chaleur"), viennent heurter les empilements réguliers, ce qui libère les molécules de saccharose individuelles, lesquelles partent flotter dans l'eau. 
Mais mon correspondant est en réalité plus intéressé par la chimie que par la physique, et oui, les molécules de saccharose sont dégradées, au moins, d'abord, en glucose et en fructose.

Quand la température augmente un peu, la dégradation est plus poussée, et l'odeur de "cuit" que l'on sent est alors due à une foule de composés formés par le réarrangement des atomes de glucose, de fructose et de saccharose. Notamment se forme du 5-hydroxyméthylfurfural, qui s'échappe avec la vapeur. Et se forment aussi des "dianhydrides de fructose" qui, eux, ne s'échappent pas, restent dans la casserole, et réagissent avec des molécules de glucose pour former des polymères qui, au refroidissement, contribueront à la masse du caramel. Mais à ce stade, il y a mille molécules, parce que l'on oublie de dire que la caramélisation est une réaction telle que les chimistes hésiteraient à les faire, tant elle est énergique. Les dégradations sont dans tous les sens  !

A propos de sorbet, maintenant


Ici, la question est donc de faire un sorbet, et notre ami nous dit que certaines recettes  préconisent de faire un sirop avec l'eau et le sucre, puis d'ajouter celui-ci au jus des fruits avant de sangler le mélange. Obtiendrait-on le même résultat en dissolvant directement le sucre dans le jus de fruits ?
Certes, on peut mettre le sucre dans le jus de fruit, mais il faudrait alors chauffer le jus de fruit... et celui-ci prendrait un goût de cuit. Par exemple, il y a une étonnante différence avec les granny-smith, les poires, l'ananas, la fraises... et personnellement (mais c'est un goût personnel), j'aime bien avoir le goût du fruit non cuit, dans certains sorbets, et le goût du  fruit cuit dans d'autres.
Autrement dit, c'est une affaire de goût : si l'on veut le goût des fruits frais, la confection d'un sirop concentré que l'on ajoute au fruits que l'on broie est une bonne solution, mais si l'on préfère un goût cuit, alors oui, on peut ajouter le sucre au jus de fruits et chauffer.

Décuire

Enfin, vient la question de la "décuisson", qui n'est pas une véritable décuisson, en ce sens que ce n'est pas en ajoutant de l'eau et en chauffant un mélange de glucose et de fructose que l'on refera du saccharose !
Et la fameuse "décuisson" des sirops n'ira certainement pas transformer un caramel en sucre (contrairement  à la décuisson des oeufs, que j'avais proposée dès 1987 !).
Bref, le mot "décuisson" signifie seulement que l'on récupère un liquide, une "solution", au lieu d'avoir une masse solide.

Et plus

J'y pense : pour aider mes amis, je viens de publier dans l'Encyclopédie de l'Académie d'agriculture de France un texte sur les "sucres" : quelle est la différence entre un sucre, un glucide, un saccharide, un ose...
N'hésitez pas : c'est en ligne !


lundi 18 novembre 2019

Coup de feu sur les braisés !


Le braisage est une merveilleuse opération culinaire, que l'on fait en mettant dans une cocotte du lard, des oignons et des carottes, une viande, puis, par dessus, carottes, oignons et lard, plus un bon verre d'eau de vie. 
On met à four très chaud, pour brunir l'ensemble, puis on couvre et l'on cuit longuement "cendres dessus et dessous", ce qui signifie "à basse température". De la sorte, le tissu collagénique se dégrade, et la viande s'attendrit sans que l'intérieur des fibres musculaires ne durcisse. 

Tout cela étant dit, je reçois ce message : 

Monsieur This Bonjour,
Il m’est arrivé ce week-end de perdre foi dans ma cocotte Staub, dans ma plaque à induction puis dans mon boucher que j’adore. Ma blanquette Ô combien si traditionnelle et facile fut dure comme du bois. Et du bois dur… Rien n’y fit. Pas même le lendemain.
 J’ai lu vos lignes et j’ai compris (un peu tard…) les fibres, le collagène, la température basse. J’ai vu – et je vous l’annonce honteusement – la mienne bouillir. Il était trop tard.
Bien, désormais la science à travers vos lignes a fait son travail et j’ai compris le pourquoi.
 Maintenant que mon dos est tout fouetté d’erreur : avais je une solution autre que la rage et l’accusation des uns et des autres ? Ma question est simple : si notre vie trop moderne ne nous a pas permis de surveiller la température de la joue, du jarret, du quasi et qu’il est devenu tout dur, révolté d’avoir été chauffé : y a-t-il une science inverse pour récupérer l’affaire ?
Et est ce applicable à temps pour servir à Madame ? Aidez-moi par pitié !


Sans attendre, ma réponse : 

Cher Monsieur
Ne perdons pas confiance dans nos cocottes... mais mettons-les dans un four correctement réglé, notamment à des températures comprises entre 60 et 100 °C. Evidemment, il faut des fours modernes, à la norme "verte", pour une cuisson très longue.
En revanche, nos Anciens avaient raison de dire que le "coup de feu" est la mort des braisés : on ne peut dé-coaguler une viande trop cuite, et la seule ressource, alors, consiste à cuire encore plus longtemps, afin d'obtenir une complète gélatinisation du  tissu collagénique, quitte ensuite à faire tremper cela dans une émulsion qui ira nourrir les chairs de matière grasse.
Madame devrait donc attendre !

dimanche 17 novembre 2019

La cuisine note à note ? Ca progresse

Car reçu ce matin ce message  :

Bonjour Monsieur,
Mes deux enfants de 16 et 13 ans et moi-même souhaiterions suivre une initiation à la cuisine "note à note". Donnez-vous des cours particulier le WE ? Ou le soir en semaine ? Si oui, comment pouvons-nous organiser une session avec vous ?
Je vous remercie par avance pour votre réponse, et je vous souhaite une bonne semaine,


J'y ai répondu dans la minute :


N'étant pas cuisinier (mais chimiste : des équations !), je ne donne pas de cours de cette  cuisine note à note que j'ai inventée  (que je promeus toutefois dans le monde entier), mais vous pourriez vous adresser à la  Société Iqemusu : https://iqemusu.com/fr/note-a-note/

D'ailleurs, c'est lui (avec des sociétés comme Louis François) qui vend les produits dont vous aurez besoin.
Il y a peut être aussi des chefs Patrick Terrien ou Pierre-Dominique Cécillon, ou encore Julien Binz, à Ammerschwihr, et peut être le chef Guillaume Siegler, du Cordon bleu Paris.
Pour moi, j'organise des séminaires mensuels gratuits (il suffit de me demander l'inscription sur les listes de distribution), et aussi des cours publics annuels.

Bien à vous




samedi 16 novembre 2019

Des questions


Ce matin, des questions techniques :

1. Comment incorporer des oeufs dans du beurre pommade afin d'obtenir une masse homogène, sans grumeaux de beurre ?
2. Est-ce que le fait de clarifier le beurre avant de l'émulsionner avec du sucre, permet d'obtenir un mélange qui ne se sépare pas au frigidaire par la suite ?


Pour la première question, il y donc lieu de disperser des oeufs, à savoir une solution aqueuse, dans du beurre, lequel a une structure qui change avec la température. Certes, si la température est basse, la proportion de matière grasse sous la forme solide est élevée, et il y a peu de graisse en phase liquide. Dans la structure solide, l'eau du beurre (un peu moins de 20 pour cent) est dispersées, et le malaxage du beurre avec l'oeuf ajoute des "poches" aqueuses dans le solide.
Mais quand  la température augmente, alors la fraction de solide est réduite, et l'on s'approche d'une phase huile, où l'"eau" de l'oeuf se disperse facilement. Et plus on bat, plus les poches d'eau sont petites et dispersées, comme dans une émulsion de bon aloi (ici, une dispersion d'eau dans la matière grasse, contrairement à une mayonnaise, qui est une émulsion de matière grasse dans l'eau).
Bref, j'aurais tendance à réponse qu'il suffit de battre suffisamment, dans un beurre pas trop froid.

Pour la seconde question, je ne sais vraiment pas, car l'oeuf apporte de l'eau, en plus de l'eau présente dans le beurre... et, d'autre part, je n'ai jamais observé  la séparation du mélange au réfrigérateur, comme cela est indiqué.

vendredi 15 novembre 2019

De l'acide citrique dans l'eau fait-il comme du jus de citron ?

Nous avons comparé de l'acide citrique à du citron
Oui, le jus de citron doit beaucoup de son acidité à l'acide citrique... mais pas seulement. Et, notamment, le jus de citron a une odeur que les solutions d'acide citrique n'ont pas.
N'empêche que la ressemblance est frappante, au point que nous avons voulu comparer en aveugle du jus de citron et des solutions d'acide citrique.

Pour commencer, nous avons préparer des solutions de diverses acidités, afin de sélectionner celle qui avait la même acidité approximative. Cela se faisait au vu de tous.
Puis nous avons organisé un test triangulaire, lors duquel des participants du séminaires recevaient trois échantillons numérotés, sans savoir leur nature, avec deux échantillons identiques et le troisième différent. Ils devaient dire quels échantillons étaient identiques.
Le résultat a été intéressant : oui, la différence a été faite, mais difficilement !
De sorte que, maintenant, j'utilise souvent de l'acide citrique dans ma cuisine.

jeudi 14 novembre 2019

Des viandes froides

Des fricandeaux ?  Ce matin, je reçois ce message :

Pour ce dimanche, je compte préparer un fricandeau, selon votre recette qui a déjà plusieurs fois émerveillé mes invités, et qui a de plus l'immense avantage d'être quasiment prêt à servir chaud, à l'arrivée des convives.
Cependant, la question serait de connaître votre avis sur l'idée de servir cette préparation froide.
Cela vous semble-t-il envisageable, ou tout simplement déraisonnable?.


J'ai répondu à mon interlocuteur que "ma recette" me semblait être celle que je donnais dans mon livre Révélations gastronomiques... et il m'a confirmé que c'était bien le cas. Je vous y renvoie donc.




Cela étant, pour répondre à sa question, il faut un "modèle", une théorie : les viandes sont faites de fibres, sortes de tuyaux très fins qui contiennent de l'eau et des protéines thermocoagulables ; les fibres sont limitées et jointoyées par du "tissu collagénique", fait d'une protéine qui est nommée collagène.
Quand on chauffe une viande, on désorganise le tissu collagénique. Ce tissu se contracte, et fait sortir le jus, tandis que la viande durcit, puisque l'intérieur des cellules coagule, comme pour du blanc d'oeuf. 
En revanche, dans une cuisson à basse température, très longue, le tissu collagénique se dissout plutôt, et, ainsi dégradé, il ne peut plus se contracter, et la viande s'attendrit, d'autant que l'intérieur des fibres ne durcit pas notablement. 

Quand une viande refroidit, on voit qu'elle durcit si elle contient beaucoup de collagène, qui gélifie. Et  il y a alors le gel qui solidarise les fibres, et ajoute de la dureté (cela disparaîtrait si l'on chauffait).
Cependant, imaginons qu'on ait laissé la viande attendrie cuite à basse température refroidir dans son jus, alors ce dernier entrerait dans la viande par capillarité, avant de gélifier. Capillarité ? Ce phénomène  survient quand on plonge un pinceau dans un liquide coloré : les forces entre le liquide est le poils du pinceau auront aspiré le liquide vers le haut.
Tiens, d'ailleurs, connaissez vous mon "shitao", qui utilise cet effet ? Vous le trouverez décrit dans un autre de mes livres, Mon histoire de cuisine





Cela étant, il suffit de porter la viande "froide" à plus de 36 degrés pour que le gel se défasse... ou bien de cuire très longtemps pour qu'il ne puisse plus gélifier, les protéines étant suffisamment dégradées, ou bien d'ajouter des enzymes protéases (un morceau d'ananas frais, par exemple) qui dégradent les protéines.

mercredi 13 novembre 2019

L'aspartame libère du méthanol ?

Oui, le méthanol est un sale composé : il donne mal au crâne, il rend fou, aveugle, contribue au développement de cirrhoses...  On sait qu'il faut se méfier comme de la peste des eaux-de-vie mal distillées, c'est-à-dire quand les têtes et les queues de distillation n'ont pas été éliminées. Mais, pour autant, faut-il craindre l'aspartame, qui peut libérer du méthanol  dans l'organisme ? 

Pour expliquer la question, il faut expliquer que l'aspartame est un édulcorant intense, c'est-à-dire un composé qui donne une saveur très sucrée même quand il est en très petite quantité (200 fois plus sucré que le sucre), et qu'il a l'avantage de ne pas apporter de calories, de ne pas provoquer de caries, comme le fait le saccharose, le sucre de table. C'est un "dipeptide", c'est-à-dire un composé dont la molécule est faite de deux résidus d'acides aminés, ces briques de toutes les protéines de notre organisme, avec un groupe méthyle attaché à l'un des deux résidus d'acides aminés.
Quand l'aspartame est consommé, il est divisé en phénylalanine, en acide aspartique et en méthanol... et là est la double question : il y a libération de la phénylalanine, d'une part, et du méthanol d'autre part.


La question de la phénylalanine

Pour la phénylalanine, c'est un acide aminé "essentiel", qui a  un rôle fondamental dans le système nerveux par une stimulation de la glande thyroïde. Il n'est pas synthétisé par l'organisme et doit donc être apporté via l'alimentation :  on le trouve dans les aliments riches en protéines d'origine animale et végétale : viande, poisson, oeuf, soja,  lait, fromage, etc.
Toutefois il y a une maladie nommée phénylcétonurie, qui est une déficience en métabolisme de cet acide aminé. En France, une personne sur 17 000 est atteinte de cette déficience enzymatique (Trefz et al. 1994). Mais il y a les 16 999 autres, et pour ceux-là, la seule question qui se pose est celle du méthanol.


Pour le  le méthanol, il faut y regarder de plus près

Soit un morceau de sucre dans un café, par exemple. Cela représente environ 10 grammes. Pour avoir la même sucrosité, il faut environ 200 fois moins d'aspartame, soit 0,04 gramme. Est-ce "beaucoup" ?
Il faut comparer cela à des consommations classiques, telle celle de fruits, par exemple, car ces derniers apportent des pectines, lesquelles libèrent également du méthanol. De fait, Lindinger et al. ont mesuré en 1991 la quantité de méthanol dans l'organisme, après la consommation de fruits. Ils ont d'abord mesuré un méthanol basal, dont on ne comprend pas encore l'origine, et qui atteint 2 milligramme par litre (ce méthanol pourrait résulter de fermentations dans le tube digestif). Après l'ingestion de fruits, la quantité de méthanol est multipliée par 10 environ.
Finalement, l'Agence nationale de sécurité des aliments observe qu'un litre (un litre !)  de boisson sans sucre contenant de l’aspartame produit environ 48 mg de méthanol, tandis qu'un litre de jus de fruits ou de légumes contient environ 200 à 280 mg de méthanol. Cela indique que les quantités de méthanol apportées par l’aspartame en tant qu’additif alimentaire sont inférieures à celles apportées par certains aliments naturels (Maher, 1986).
Tiens, je trouve pour une autre comparaison que la teneur en méthanol dans les eaux de vie est réglementée à 0,6 grammes par litre d'alcool à 50 °, soit, si l'on consomme 2 centilitres, cela fait d'un coup 12 milligrammes de méthanol.



Références :
Friedrich T, De Sonneville L, Matthis P, Benninger C, Lanz-Englert B. 1994. Neuropsychological and biochemical investigations in heterozygotes for phenulketonuria during ingesting of high dose aspartame (a sweetener containing phenylalanine), Human Genetics, 93, 369-374.