Par email, par courrier, par téléphone, par sms, je reçois de très
nombreux messages d'étudiants intéressés par la gastronomie moléculaire
ou par la cuisine moléculaire, voire la cuisine note à note, ce qui me
réjouit évidemment, car cela prouve que je réussis à partager ma passion
pour la connaissance et ses applications.
Pourtant
j'ai souvent peur que nos amis soient déçus, notamment quand il s'agit
d'étudiants qui me demandent s'ils peuvent venir faire un stage dans
notre équipe de recherche. Par exemple, ce matin, une étudiante anglaise
me disait s'être amusée beaucoup à faire des chocolats chantilly, des
berzélius, des gibbs… La semaine dernière, c'était un correspondant
autrichien qui faisait un dirac et un gibbs. Je ne parle pas de ceux
qui font des perles d' alginate ou qui utilisent des siphons, car il
s'agit là de cuisine moléculaire, telle que je l'ai proposée il y a 35
ans, et ma réponse est alors qu'ils feraient mieux de s'intéresser à la
cuisine note à note.
Ce qui me trouble, c'est que mes
interlocuteurs me parlent souvent de cuisine, quand je parle moi de
gastronomie moléculaire, et je veux profiter d'un message reçu il y a
quelques instants pour donner deux exemples des travaux que nous faisons
au laboratoire afin de donner des explications pour le futur.
Nos
jeunes amis sont de deux types principaux : il y a les cuisiniers, et
les étudiants en science et en technologie, mais invariablement, je
réponds à tous que, dans notre groupe de recherche, notre travail
quotidien consiste à mettre en oeuvre des méthodes d'analyse, telle la
spectroscopie de résonance magnétique nucléaire, la fluorimétrie,
l'électrophorèse capillaire, la chromatographie en phase gazeuse avec
spectrométrie de masse, ou bien, pour la partie théorique, nous
cherchons à résoudre des équations différentielles ou des équations aux
dérivées partielles. Je donne maintenant un exemple de chaque cas.
Des manipulations, base de la science expérimentale
Pour
chercher les mécanismes des phénomènes (ce qui est l'objectif des
sciences de la nature), il faut identifier les phénomènes,les
caractériser scientifiquement, en vue de disposer de beaucoup de données
quantitatives, que l'on réunira en équations.
Commençons donc par
une étude de spectroscopie par résonance magnétique nucléaire (RMN),
faite il y a peu : à l'occasion d'un travail sur la « cuisson des
aliments », avec une étudiante venue de l'Ecole de chimie de Strasbourg,
nous avons cherché les performances d'une méthode analytique que
j'avais proposée il y a quelques années et qui a pour nom «
spectroscopie de résonance magnétique nucléaire in situ quantitative ».
Commençons
avec la « résonance magnétique nucléaire », ou RMN. L'idée est de
mettre un échantillon de matière (pensons à de l'eau, pour faire
simple) dans un gros aimant, puis d'appliquer pendant quelques instants
un petit champ magnétique perpendiculaire au champ du gros aimant.
De
la sorte, les aimantations des noyaux d'atome d'hydrogène (par exemple)
de l'échantillon de matière sont d'abord basculés par le gros aimant,
jusqu'à ce qu'un état d'équilibre soit atteint ; l'application du second
champ magnétique fait comme quand on tape sur une cloche, et l'analyse
par RMN s'apparente à l'analyse mathématique du bruit de la cloche. En
pratique, on mesure le retour des aimantations des atomes à
l'équilibre… et l'on en déduit comment les atomes sont liés dans les
molécules.
Par exemple, quand on analyse ainsi de l'éthanol,
l'alcool des vins et eaux—de-vie, on détecte, à partir des "spectres"
obtenus, que trois atomes d'hydrogène sont liés à un premier atome de
carbone, lequel est lié à un second atome de carbone, lequel est lié à
deux atomes d'hydrogène, et à un atome d'oxygène, qui est lui-même lié à
un atome d'hydrogène.
Voilà donc pour la résonance
magnétique nucléaire, laquelle ne fait usage d'atomes radioactifs, comme
le craignent ceux qui entendent le mot « nucléaire » sans le comprendre
(ils ont raison d'être prudents, mais il ne faut pas être timoré).
Bref,
nous utilisons, dans notre équipe, de l'analyse par RMN pour analyser
des liquides variés, par exemple du bouillon de carotte, lequel est
fait d'eau et de divers sucres et acides aminés, ou des yaourts, des
sauces, etc. A partir des analyses, nous dosons notamment les sucres
et les acides aminés, mais tout aussi bien les matières grasses, l'acide
lactique, etc.
Il y a plusieurs années, j'avais eu l'idée que
notre technique pouvait s'appliquer à des morceaux de carotte, par
exemple, et pas seulement à des liquides. C'est ce que j'ai nommé «
analyse par RMN in situ quantitative ». La proposition est merveilleuse,
parce qu'elle évite les « extractions », que les physico-chimistes
pratiquent couramment. En effet, habituellement, pour faire des
analyses par résonance magnétique RMN, on produit d'abord une solution
des composés que l'on veut doser et l'on dose cette solution. Par
exemple pour analyser les sucres présents dans la racine de carotte, on
met la carotte sous vide pendant quelques jours, on la broie, puis on la
fait bouillir longuement dans des solvants organiques, tel le méthanol
(évidemment, on utilise des matériels qui n'ont rien de casseroles!); on
filtre et on centrifuge (avec une centrifugeusee qui n'est pas celle
d'une cuisine !) la solution obtenue, et l'on récupère finalement une
solution que l'on dose. Tout cela se fait sur des quantités aussi
petites que possible : en général, on manipule sur des quantités qui ne
sont même pas la pointe d'un couteau.
Par RMN (c'est aussi vrai
pour d'autres méthodes d'analyse), on obtient un spectre, c'est-à-dire
une sorte de figure avec des montagnes pointues… à condition, bien sûr,
d'avoir fait correctement les choses, d'avoir appris à "conduire" la
machine, ce qui impose de comprendre comment elle fonctionne, donc de
savoir la constitution de la matière, mais aussi les phénomènes de
physique quantique, d'électromagnétisme...
On
doit apprendre à reconnaître à quels atomes correspondent les «
montagnes », mais, pour doser, on doit calculer leur aire, c'est-à-dire
la quantité de surface comprise entre les montagnes et la ligne de
base.
Ajoutons que ces calculs d'aires ne sont qu'une
toute petite partie du travail. Une fois une aire obtenue, il faudra la
comparer à des aires obtenues pour des solutions connues, avec des
quantités connues de sucres dans de l'eau.
Ce que ma description
ne dit pas, surtout, c'est que le spectre n'est obtenu qu'au terme d'une
infatigable minutie. Préparer la moindre solution suppose d'avoir lavé
de la verrerie, de l'avoir séchée, de l'avoir pesée (trois fois, sur
une balance de précision), d'avoir calculé la moyenne des masses
mesurées, la dispersion des mesures, d'avoir ajouté un liquide, d'avoir
pesé à nouveau, en pesant la différence de masse du flacon dont on
extrayait le liquide pour le transvaser…
Bref, il a fallu peser
des milliers de fois, avec le plus grand soin, souvent sous des hottes
aspirantes, en portant des gants et des lunettes de protection, quand
on manipule des produits tels que les solvants organiques. En outre,
peser, cela semble simple, mais, pour de la recherche scientifique, il
faut d'abord s'assurer que la balance est fiable, qu'elle est bien
horizontale, qu'elle donne des résultats cohérents… Il faut lui éviter
les courants d'air, tarer lentement, prendre son temps pour que la
balance (de précision) se stabilise, tarer encore, peser plusieurs fois
de suite avec, chaque fois, ces attentes, ces gestes minutieux qui ne
doivent rien renverser des produits dangereux que nous manipulons… Des
heures, des journées, des semaines, des mois… Sans compter qu'il faut
consigner le plus précisément possible la totalité des détails
expérimentaux, du premier au dernier, en ajoutant que je suis passé
extrêmement rapidement sur de nombreuses opérations. Et c'est seulement
un soin extrême qui permet finalement d'obtenir un résultat que l'on
pourra interpréter, à l'issue, évidemment, de beaucoup de calculs… ce
qui déplaît à ceux qui n'aiment pas le calcul, mais donne du bonheur à
ceux qui aime la composante expérimentale de la science bien faite.
La composante théorique
Passons
maintenant à la partie théorique de notre activité, encore avec un
exemple. Un des travaux de notre équipe, il y a quelque temps, a
consisté en une « modélisation » de la libération de composés par des
gels complexes. Pour ce travail, il s'agissait de résoudre
numériquement des équations qui décrivent comment un composé présent
initialement dans un gel peut en sortir, pour aller se dissoudre dans
une solution où le gel est placé, ce qui « représente » le cas d'un
aliment dans la bouche.
En pratique, il faut utiliser un
ordinateur pour construire une représentation d'un gel (un ensemble de
points de l'espace pour lesquels on définit des propriétés qui sont
celles des gels), et placer ce « modèle de gel » dans un « modèle de
solution », à savoir un ensemble de point de l'espace dont les
propriétés sont celles d'un liquide. En utilisant des équations, telles
celles qui décrivent le mouvement des molécules (dans le gel, dans le
liquide), on calcule le mouvement de ces molécules, par « pas » de temps
: par exemple, au début de la mise en contact du modèle de gel et du
modèle de liquide, puis tous les millièmes de seconde.
Là, il
s'agit donc d'utiliser un ordinateur, et de faire des programmes pour
résoudre des équations. Là encore, l'activité plaît à ceux qui
l'aiment, et déplaît à ceux qui ne l'aiment pas, et, là encore, on
programme pendant des jours, des semaines, des mois…
J'oublie,
enfin, de signaler que les « expériences », réelles ou informatiques,
doivent faire l'objet de « validations » : nous les répétons afin de les
vérifier, nous les remâchons, nous les ruminons, nous y pensons sans
cesse, car nous savons que le diable est caché derrière tout calcul,
toute manipulation. Et tout prend beaucoup de temps.
Ce n'est pas de la cuisine, mais de la gastronomie moléculaire !
Bien
sûr, ces exemples ne sont que des exemples, mais ils montrent bien à
quel point notre activité de recherche n'est pas de la cuisine ! Quand
nous fabriquons des bouillons de carotte, nous les faisons cuire pendant
des semaines, des mois, des années… Et nous faisons évidemment des
choses immangeables, parce que l'objectif n'est pas de préparer des
aliments, mais de comprendre comment les aliments s'obtiennent, de
comprendre les mécanismes des phénomènes qui ont lieu lors des
transformations des ingrédients en aliments.
Finalement,
il y aura la communication des résultats obtenus, et elle ne surviendra
donc qu'après des années de travail, mais c'est ainsi que l'on produit
de la connaissance fiable, de bonne qualité. Il faut beaucoup de temps,
d'énergie, beaucoup de patience, mais il est vrai que l'on a immense
plaisir, en fin de travail, d'avoir repoussé un peu les limites de la
connaissance. Un peu seulement … mais ce peu est pour nous essentiel,
parce que c'est la mission que nous nous sommes donnée.
On
le voit, finalement : pas de chocolat chantilly, pas de sauce, pas de
viande grillée… mais de la recherche scientifique, soigneuse,
rigoureuse, et, surtout, l'immense bonheur de contribuer à la production
connaissance par la recherche scientifique.
Vive les sciences quantitatives, vive les sciences de la nature !
Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces
(un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes
de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la
cuisine)