A propos de bonnes pratiques scientifique se pose immanquablement la question de la bibliographie, puisque c'est une des activités auxquelles se livrent les scientifiques.
Je propose que nous nous étonnions de ce que, dans la description de l'activité scientifique qui commence par l'observation d'un phénomène et dont le cycle s'achève avec la réfutation des prévisions expérimentale fondée sur les théories (voir http://www.agroparistech.fr/Les-etapes-de-la-recherche-scientifique.html), il manque ce pan important de l'activité scientifique qu'est la recherche bibliographique.
C'est d'autant plus étonnant que, dans les formations scientifiques et technologiques actuelles (et c'est un fait que le mot "science" est bien souvent détourné par la technologie, contre laquelle je n'ai rien, bien au contraire, mais qui ne se confond pas avec la science, quand même), le moindre étudiant est éduqué à commencer toujours son travail par une telle recherche. Doit-on considérer que, si l'étude bibliographique ne figure pas dans la description des étapes de la science, c'est que la description qui a été donnée est fautive ?
Reprenons les étapes de la méthode scientifique les unes après les autres pour voir où l'étude bibliographique trouve sa place. Nous avons dit que le travail scientifique commence avec l'observation d'un phénomène. Ce qui n 'a pas été dit, c'est que nous voyons les phénomènes avec des yeux théoriques, si l'on peut dire. C'est parce que nous avons des théories, implicites ou explicites, que nous pouvons chercher à les tester, et l'on se reportera aux discussions énergiques d'il y a quelques décennies entre René Thom et Anatole Abragam, à l'Académie des sciences, par exemple, pour comprendre que les phénomènes ne sont pas toujours aussi évidents qu'on pourrait le penser.
La bibliographie, dans les étapes scientifiques
Oui la surrection d'une montagne est un phénomène évident, qui parle à tous, tout comme l'échauffement d'un conducteur traversé par des électrons, mais il y a des phénomène dont on ne s’aperçoit qu'en creux, en négatif. Par exemple, imaginons qu'on laisse tomber une bille dans un liquide peu visqueux, simple. Après quelques instant très brefs, la bille atteint une vitesse de croisière dont on peut calculer la relation avec la viscosité. Toutefois, si on laisse tomber la bille dans un liquide très visqueux, on verra que, en pratique, la relation préalablement trouvée entre vitesse et viscosité ne tient plus. Cela se comprend : le calcul fait usage de la force de Stokes, qui suppose un un écoulement laminaire, alors que est dans un liquide visqueux, cet écoulement est gêné par les parois du récipient où l'on fait l'expérience.
On voit sur cet exemple que l'écoulement anormal est un phénomène, mais que ce phénomène dépend de connaissances a priori. Autrement dit les connaissances que nous avons (une "théorie", donc) interviennent déjà dans la première étape du travail scientifique, et c'est la raison pour laquelle la recherche bibliographique s'impose d'emblée.
Il n'est pas interdit de reproduire un travail !
Ici, un commentaire, avant de passer à la suite. Parfois, il est dit que la recherche bibliographique doit éviter de refaire des travaux qui ont déjà était faits... et j'ai moi-même proposé cette idée dans des documents intitulés "Comment faire une recherche bibliographique", en stipulant que l'introduction des articles scientifiques devait comporter les étapes suivantes : - la question initialement posée - les résultats de la recherche bibliographique - la question mieux posés, à la lumière de cette recherche bibliographique - l'annonce de l'étude qui a été faite et qui est présentée dans l'article.
Oui, la recherche bibliographique peut éviter de refaire des études qui ont été faites... mais, dans la mesure où nous ne nous limitons pas à des caractérisations, dans la mesure où nous réfutons des théories, nous pourrions très bien refaire des études qui ont déjà été faites, en y mettant une "intelligence" différente.
C'est ainsi que, il y a plusieurs années, le mathématicien français Joseph Oesterlé a produit de belles mathématiques, en reprenant les Disquisitiones arithmeticae de Carl Friedrich Gauss, mais ce n'est là qu'un exemple, et l'histoire des sciences en montre mille !
Bref, mettons fin à cet oukase contre la reproduction des études expérimentales. Bien sûr, ce ne doit pas être une excuse pour ne pas faire une étude bibliographique soigneuse, mais n'évitons pas nécessairement de passer là où d'autres sont passés... afin d'y chercher autre chose, que nous avons en nous, en quelque sorte, que nous verrons avec d'autres yeux...
Des études spécifiques, avec des objectifs différents
Revenons donc à la méthode scientifique, et, plus précisément, passons maintenant à la deuxième étape : la caractérisation quantitative des phénomènes, avec la mise en oeuvre des systèmes expérimentaux, des outils d'analyse, de mesure, d'observation (quantitative, toujours quantitative !). Là encore, on perdrait souvent du temps à réinventer la poudre, à mettre au point des dispositifs expérimentaux, si l'on ignore qu'il en existe déjà, de sorte que l'étude bibliographique nous montre des possibilités... mais on voit que, enchâssant la bibliographie dans la méthode scientifique, nous lui assignons maintenant une place bien particulière, une fonction bien plus précise.
Comme précédemment, à propos du choix de l'étude, nous pouvons être un esprit fort et penser que ce qui a été fait avant nous est nul et non avenu, mais pourquoi se priver de la possibilité de voir la paille dans l'oeil du voisin afin d'éviter de voir la poutre dans notre propre œil ? Là encore, on voit qu'une recherche bibliographique s'impose, mais ce n'est pas la même, et la présente discussion conduit à penser qu'il est peut-être bon de séparer les différentes étapes de la recherche bibliographique, avec l'hypothèse que les petites bouchées sont plus faciles à avaler que les grosses.
La troisième étape, de réunion des caractérisations quantitatives en lois synthétiques, nécessite-t-elle une étude bibliographique particulière ? Oui, mais la question posée lors de l'étude bibliographique est alors très spécifique, et l'on voit mal comment elle aurait pu avoir lieu d'emblée. C'est donc une possibilité d'observer que la recherche bibliographique doit se faire à toutes les étapes de la recherche scientifique, mais différemment. Ici, il s'agit d'apprendre à faire des "ajustements", à chercher des lois générales à partir de donnés. La quête porte sur des méthodes qui ont leur champ propre, avec des communautés différentes de celles qui ont produit les travaux considérés précédemment. Il faut beaucoup de "culture scientifique", pour bien faire, et l'on pressent que notre bibliographie devra comporter aussi bien des livres généraux que des documents techniques très particuliers.
Passons à la quatrième étape, d'induction théorique. Cette fois, l'éloignement par rapport à ce qui est couramment nommé recherche bibliographique est encore plus important ! Jamais, d'ailleurs, je n'ai vu considérer ce point, alors que de merveilleux esprits, tel Henri Poincaré, ont bien discuté la question. Il est amusant d'observer que nous sommes ici dans le domaine des théories de la connaissance, de l'histoire des sciences, de l'épistémologie. Manifestement, cette étape est la plus difficile, et l'on comprend que les documents qui pourraient nous aider sont d'un type bien différents des articles scientifiques les plus courants. D'ailleurs, il s'agit de méthodologie, de sorte que nous y gagnerions collectivement à regrouper ces textes, et à les faire étudier aux futurs scientifiques, ou, au moins, à les mettre à leur disposition, dans un lieu particulier (d'internet).
La cinquième étape, de recherche de conséquences testables des théories ? Là encore, nous avons besoin de méthodologie, et, sans vouloir me débarrasser de la question, je crois que nous avons le même type de réponse que pour la quatrième étape. Mais, évidemment, les documents qui pourraient nous aider peuvent être différents.
Puis la sixième étape, de tests expérimentaux des conséquences théoriques ? Je propose qu'il en aille comme pour les quatrième et cinquième étape.
Finalement cet examen semble montrer (je suis prudent, et j'attends les retours des collègues) que des études bibliographiques s'imposent à chaque moment du travail scientifique, mais avec des spécificités qui dépendent de ces divers moments. La recherche bibliographique ne semble pas pouvoir être faite d'une traite, en début d'étude, mais, au contraire, elle s'étage spécifiquement, avec des types de documents différents. Les données factuelles doivent être distinguées des méthodes, des techniques, et, comme les petites bouchées sont plus faciles à avaler que les grosses, on a sans doute raison de ne pas se lancer dans une étude bibliographique qui durerait des semaines, sauf à bien vouloir connaître un champ que l'on décide d'aller explorer. Surtout, finalement, on voit que mettre la recherche bibliographique en préalable est une mauvaise méthode. Il vaut bien mieux mettre en premier la méthode scientifique, et insérer des études bibliographiques à l'appui de cette méthode !