dimanche 31 décembre 2023

La formation par la recherche ?


Attirons les jeunes vers la technologie... par quelle formation ?     

A l'heure où commence à se faire sentir un déficit de personnel dans les industries alimentaires, la question du type de formation dispensée aux jeunes convient d'être posée. Connaissant mal l'agronomie ou l'élevage, notamment, je ne prétends pas que l'analyse suivante convienne à ces... champs ; la question est surtout posée pour ce qui concerne l'alimentaire (qui ne se résume pas à l'industrie, mais comprend un artisanat diversifié et nombreux : en 2006, plus d'un million d'actifs dans les métiers de l'hôtellerie, de la restauration et de l'alimentation), mais on pourrait supposer qu'il y a peu de différences, sinon de nature des travaux.    

 

 La question principale que l'on évoque ici est cette "formation par la recherche", que l'on évoque sans cesse (<a href="http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22130/les-cifre.html">http://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid22130/les-cifre.html</a>), mais n'avons-nous pas toujours intérêt de nous méfier des formules, qui font peser sur celui ou celle qui les reçoit le poids d'une "autorité" souvent indue ?   

Par exemple, serions-nous prêts à gober des "Tout est bien sortant de la Nature, tout dégénère dans les mains de l’homme" (Jean-Jacques Rousseau, qui eut hélas de l'influence) ? Et puis, "recherche" : de quoi s'agit-il exactement ? Si le scientifique fait de la recherche scientifique, le technologue fait de la recherche technologique... et l'artiste fait de la recherche artistique ; trois activités que l'on pressent bien différentes. Laquelle serait la bonne méthode pour former les jeunes esprits ? Et, même, l'une de ces trois méthodes serait-elle simplement utile ?   

Dans le passé, la formation des jeunes, et la sélection qui était assortie à cette formation a été le grec ou le latin (André Chervel, Marie-Madeleine Compère, "Les humanités dans l'histoire de l'enseignement français", Histoire de l'éducation, 1997, 74, 74, 5-38). Bonne méthode ?  Les deux disciplines ont eu leur heure, et rien ne prouve que l'enseignement de ces deux langues ne forme pas bien les esprits : il suffit de voir combien de grands Anciens furent formés à ces disciplines pour comprendre que la formation par le maniement du langage était légitime. Pourtant ce type d'enseignements a été balayé.   

La rhétorique ? Elle fut également employée, et il suffit de lire le manuel de Pierre Fontanier (Les figures du discours, 1818) pour mesurer combien nous sommes devenus des enfants... auprès des enfants qui bénéficiaient d'un tel enseignement. 

Les mathématiques ? Elles ont eu leur heure, qui n'est d'ailleurs pas entièrement terminée (Michèle Artigue et Hélène Gispert, Cent ans de réformes de l'enseignement des mathématiques, http://culturemath.ens.fr/histoire%20des%20maths/htm/ICMI/reformes.htm). La chimie ? Certains ont dit que son enseignement conduisait à bien appréhender les systèmes complexes. La biologie ? Elle est à la mode, et son argumentation est du même type que pour la chimie.   

Bref, chacun promeut sa discipline avec beaucoup d'aplomb, mais peu d'arguments quantitatifs.     

Et la "recherche", pour y revenir ? Là, la question est plus ambiguë, car, comme on l'a vu, le mot "recherche" est trop vague. 

Pour la recherche en sciences de la nature (pour des sciences de l'homme et de la société, c'est sans doute une autre affaire), la méthode enseignée, en vue de "structurer les esprits" (au fait, si un esprit peut effectivement apprendre ce qui lui est enseigné, peut-il vraiment être "structuré" par l'enseignement qu'on lui dispense ?) consiste en un objectif et une méthode. L'objectif est la recherche des mécanismes des phénomènes, et la méthode inclut : observation des phénomènes ; quantification de ces derniers ; réunion des données en lois synthétiques ; recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec ces lois ; recherche d'une prévision expérimentale ; test expérimental de cette prévision en vue de la réfutation de la théorie proposée.   

Pour la recherche technologique, la question semble bien différente, puisque l'objectif de la technologie est l'amélioration de la technique, et que sa méthode est... Au fait, quelle est la méthode de la technologie ?   Dans un "manuel de technologie" (<em>Science, technologie, technique : quelles relations?</em>, Editions Quae/Belin), j'ai proposé qu'elle consiste en : (1) aller chercher des résultats des sciences de la nature ; (2) sélectionner des résultats pour leur potentiel applicatif, d'innovation ; (3) faire le transfert technologique, de la science vers la technique. Toutefois cette proposition de bon sens est bien insuffisante, et il conviendrait d'aller plus loin dans cette analyse.   

En attendant, la question se pose : notre société a-t-elle plutôt intérêt à former principalement des ingénieurs (on rappelle que la formation d'ingénieurs est l'objectif principal des écoles... d'ingénieurs, même s'il se glisse, dans les promotions, quelques personnes qui se destinent à la recherche scientifique) par la méthode scientifique, ou convient-il  de former des scientifiques par la technologie ?   

Le bon sens, encore, voudrait que des voies de formation soient séparées pour les deux types de métiers, que chaque groupe reçoive une formation spécifique, et certains ont proposé que les universités soient le lieu de formation des scientifiques, les écoles d'ingénieurs étant destinées à la formation d'ingénieurs.   

Toutefois les faits montrent que la "formation par la recherche" est proposée pour les deux cas... et que les promotions mêlent des étudiants qui visent les deux métiers. Ne serait-il pas dommage (pour la nation) que de bons esprits, sélectionnés par les concours d'entrée aux grandes écoles, ne puissent rejoindre les rangs de la recherche scientifique ? Ou que des étudiants de l'université ne puissent trouver du travail dans l'industrie ?   D'ailleurs, on ne saurait restreindre le panorama aux grandes écoles et aux universités : n'oublions pas les I.U.T, dont le nom comporte bien le mot "technologie"... alors que ces institutions forment souvent des techniciens, plutôt que des technologues, c'est-à-dire des ingénieurs;    

Dans l'hypothèse où l'enseignement dispensé "forme les esprits", la question s'impose : si un pays veut former des ingénieurs, ne semble-t-il pas préférable que ces derniers soient formés à leur méthode spécifique, au lieu d'être formés à un métier qu'ils n'exerceront pas ? Et vice versa pour les scientifiques ? D'ailleurs, il serait honnête d'observer que les sciences de la nature sont souvent "mieux  considérées" que la technologie,  par les étudiants comme dans l'enseignement primaire ou secondaire, où l'introduction de la technologie est un "marronnier", sans cesse repoussé par une partie du corps enseignant en "sciences". Certes, l'analyse de l'enseignement des sciences dans le Second Degré montre que l'on enseigne en réalité les résultats des sciences plutôt que leur méthode, de sorte que l'on n'est pas totalement hors sujet, mais, dans ces cours de "science", le mot "technologie" n'est pas prononcé, et l'on se raccroche au mot de "sciences", ces dernières étant une sorte d'objectif élevé, couronné, en vertu d'une détestable réminiscence d'Auguste Comte, par les mathématiques.   

Le résultat est connu : on récupère, en fin de licence, des étudiants qui rêvent de sciences, sans avoir la capacité de les exercer, au lieu de voir des étudiants briguer une saine technologie. 

Bref, ne faisons-nous pas une erreur sociale en montrant les beautés des sciences, au lieu de clamer "Vive la technologie ?". Ne faisons-nous pas une erreur sociale en plaçant la technologie au-dessus de la technique, au point de nommer "nouvelles technologies" ce qui n'est que nouvelle technique ? Le vulgarisateur Louis Figuier n'avait-il pas raison de publier ses Merveilles de l'industrie, en quatre tomes (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106079n/f1.image), afin d'attirer de jeunes esprits vers les secteurs qui font la prospérité des nations ?     

 

Pour conclure, nous ne pouvons rester sur l'idée du contenu, tant la forme des enseignements est appelée à changer, notamment avec l'usage de l'internet : dans de récents échanges pédagogiques, on a vu cette réflexion naïve d'un collègue enseignant, qui s'interrogeait sur la possibilité d'accès wifi aux étudiants, sachant que "ces derniers vérifiaient sur internet ce que l'enseignant leur disait" dans un de ces cours <em>ex cathedra</em> périmés qu'il donnait encore.   

Formation par la "recherche" ? Au XXIe siècle, la formation se fait par la recherche... d'informations, et s'impose alors d'aider nos successeurs à apprendre à chercher des sources fiables, à faire du tri dans l'infinité des sources... S'impose un nouvel exercice des métiers... avec des compétences que nous n'avons peut-être pas nous-mêmes.   Chers confrères, je vous offre donc la question : la formation par la recherche, de quoi s'agit-il ?

samedi 30 décembre 2023

Réfutable n'est pas falsifiable


Pour Karl Popper, la qualité essentielle de toute théorie scientifique est d'être "réfutable" : contrairement à la religion, qui admet l'existence du divin (c'est une question de foi, pas de preuves), la science veut dire des choses non pas "vraies", mais discutables autrement que par des sentiments. Popper, qui écrit en anglais, utilise le mot "falsifiability", mais il ne faut pas le traduire par "falsifiable", car toutes les théories scientifiques, modèles réduits de la réalité, ne peuvent prétendre à être vraies, de sorte qu'il serait idiot de chercher à montrer qu'elles ne sont pas vraies, qu'elles sont fausses. On ne dira jamais assez aux épistémologues médiocres (seulement ceux-là ; les autres sont de bons épistémologues) que la question de la science n'est pas la vérité, le vrai, le faux, mais que la seule question est l'adéquation des théories aux phénomènes. Ce que l'on cherche, c'est à réfuter les théories, les prétentions que nous avons à décrire le réel, et nous cherchons à réfuter non pas dans un esprit négatif, destructeur, mais parce que c'est la condition de proposer une théorie mieux appropriée. Toute théorie réfutée est alors éliminée, ou conservée seulement dans un champ d'application particulier. Par exemple, la loi d'Ohm, qui stipule la (fausse) proportionnalité de la différence de potentiel et de l'intensité du courant, entre les bornes d'une résistance électrique, est conservée quand la précision n'est pas grande, et elle ne cède la place à mieux, au deuxième ordre ce ce premier ordre, que si l'on a besoin d'une précision de l'ordre du deuxième ordre. Au total, on le voit, ce n'est une question de "falsifier" la science, ce qui laisse planer un doute sur l'honnêteté de l'entreprise ; non, "falsifiabilité" serait un anglicisme, et nous devons parler de "réfutabilité". Tiens, pour la bonne bouche, et si l'on allait y voir de plus près dans les acceptions de ce terme ? Voici ce que dit le Trésor de la langue française informatisé pour "réfutable" : Empl. pronom. réfl. Reconnaître ses erreurs, ses défauts ou ses fautes. M. de Lamartine, l'historien fascinateur des mêmes Girondins, annonce qu'il va se réfuter et se corriger à son tour, en revoyant après quinze ans d'épreuve ses éblouissants tableaux (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 1, 1862, p. 363).C. P. anal. [Le suj. désigne une chose] Infirmer, démentir ce qui était affirmé. Le temps qui passe réfute d'heure en heure nos pronostics (BUTOR, Passage Milan, 1954, p. 143).Empl. pronom. passif. Se démentir, se contredire. Une objection de ce genre se réfute elle-même (G. MARCEL, Journal, 1914, p. 102).REM. 1. Réfutable, adj. Qui peut être réfuté. Argument, raisonnement réfutable. Tout ce qui est réfutable est cent fois réfuté (ALAIN, Propos, 1929, p. 861). 2. Réfutateur, -trice, subst. Celui, celle qui réfute. S. Jean n'est ni un plagiaire de Platon, ni un réfutateur de ce même Platon. Il ne réfute pas Platon, il le continue (P. LEROUX, Humanité, 1840, p. 821).Prononc. et Orth.: [], (il) réfute [-fyt]. Ac. 1694, 1718: re-; dep. 1740: ré-. Étymol. et Hist. 1. Ca 1330 « repousser, renvoyer une personne qui vient d'exprimer un fait, une opinion, contester » (GUILLAUME DE DIGULLEVILLE, Vie hum., V, 1856 ds T.-L.); 1694 refuter un Autheur (Ac.); 2. a) 1546 « repousser, détruire une chose », refuter l'injure (Palmerin d'Olive, 176a, d'apr. H. VAGANAY ds Rom. Forsch. t. 32, p. 148); b) 1559 « id. en démontrant qu'elle n'est pas fondée » refuter ce point (AMYOT, trad. de PLUTARQUE, Hommes illustres, Compar. Démosthène-Cicéron, éd. G. Walter, t. 2, p. 797). Empr. au lat. refutare « refouler, repousser; réfuter »; cf. l'hapax refuded, parfait 3 sing. (fin Xe s. Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 147) qui est à rapprocher de l'a. prov. refudar « refuser, rejeter » (av. 1150 MARCABRU, Œuvres, éd. J. M. L. Dejeanne, V, 4; XL, 10). Fréq. abs. littér.: 433. Fréq. rel. littér.: a) 925, b) 419; XXe s.: a) 380, b) 594. Bbg. GOHIN 1903, p. 266 (s.v. réfutateur).

vendredi 29 décembre 2023

Mon invention des sauces confortables

Un grand confort


Ce mois-ci, c’est une merveilleuse histoire que je vous propose. Et, puisque c’est une histoire vraie, je vous propose de vous la raconter telle qu’elle s’est passée, sans modification.

Tout a commencé au restaurant de Pierre Gagnaire, il y a plusieurs mois, quand j’ai entendu un chroniqueur gastronomique dire que la cuisine de Pierre était devenue plus « lisible », plus confortable. Des mots ? Pas seulement. Lisible signifie que l’on y trouve du familier, que les plats ne sont pas des objets extraterrestres, où nous sommes au bord de nos références culturelles. Confortable ? Certains plats ne sont pas un choc de goût nouveaux, mais, là encore, des valeurs d’enfance, peut-être…

D’où la question : comment, à volonté, faire des plats confortables ? Question difficile, car il n’est pas question de retomber dans la béarnaise, la béchamel et toutes ces sauces si classiques qu’elles ne peuvent tenir qu’une partie mesurée dans une cuisine vraiment moderne.


Le déclic est venu de la cuisine de Pierre, mais quelques mois plus tard. Plus exactement, un groupe de plat nommé « le cochon », au milieu de son histoire à la carte (j’explique : presque chaque semaine, des modifications sont faites, parce que, apparemment, Pierre Gagnaire cherche à s’approcher de l’idée quasi platonicienne qu’il a de ses créations), comportant une raviole au centre de laquelle figurait une tranche de sabodet, dans une sauce… extrèmement confortable ! Pourquoi l’était-elle ?


A l’analyse, cette sauce contenait du beurre, un jus de viande, aussi. Pour la physico-chimie, le jus de viande et la sauce évoquent aussitôt l’opération d’émulsification, les gouttelettes de matière grasse fondue venant se disperser dans l’eau de la sauce, grâce à des molécules dites « tensioactives ». Par exemple, ce sont les protéines du jaune d’œuf qui permettent de confectionner les émulsions froides que sont les sauces mayonnaises, et ce sont les lécithines du chocolat qui permettent de mêler le chocolat fondu à de l’eau, pour faire une sauce au chocolat chaude qui est une émulsion.

Dans la sauce de la raviole ? Le fond utilisé s’approchait de la demi glace. Or cette dernière est une sauce obtenue par cuisson longue dans l’eau, la viande libérant de la gélatine, qui se dissout progressivement. Oui, de la gélatine : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les bouillons où cuisent les viande gélifient quand ils refroidissent.

Cette analyse m’a alors remémoré des expériences anciennes, où j’avais testé l’ajout de gélatine dans les sauces, quand je croyais que ce composé était responsable de la viscosité des sauces, avant de découvrir que c’était en fait le beurre émulsionné grâce à la gélatine qui venait de donner de la consistance.


Ah ! mais alors, pour faire une sauce émulsionnée, il fallait de l’eau, de la gélatine, et de la matière grasse. Le voilà, le dénominateur commun ! De surcroît, il semblait conduire à des sauces confortables, le beurre émulsionné donnant ce sentiment d’enrobage prolongé de la bouche, la gélatine venant asseoir la durée. Hypothèse : pour faire une sauce confortable, il faut de l’eau, de la gélatine et du beurre.


L’hypothèse fut transmise à Pierre… qui vérifia qu’elle était exacte. Chacun peut facilement faire le test, même avec de l’eau pure. Du coup, l’hypothèse testée permet de créer de nouvelles sauces confortables… peu classiques, car si l’eau des sauces classiques est celle du jus de viande, pourquoi ne pas la changer pour un bouillon de légume, de fruits, que sais-je ?


Pierre, à toi !


Mon invention des "parés"

 Voici comment j'ai proposé à Pierre Gagnaire mon invention des "parés" : 


Ambroise Paré et les émulsions


Hervé This


Non, il ne s’agit pas ici d’une biographie du père de la chirurgie moderne ! Il s’agit, dans la ligne de nombreuses propositions faites sur cette partie du site, d’un type de plats nommé en son honneur.



Mon cher Pierre

Tu te rappelles (évidemment, mais c’est une formule rhétorique pour tous nos amis qui nous lisent et à qui je fais ce clin d’œil) des gibbs, préparations sur lesquelles nous avions travaillé il y a plusieurs années : il s’agit d’abord de confectionner un « geoffroy », en émulsionnant de l’huile dans un blanc d’œuf, exactement comme l’on fait une mayonnaise, puis de passer cette émulsion au four à micro-ondes, pleine puissance, jusqu’à ce que l’on observe un gonflement. A ce stade, on retire aussitôt la préparation du four à micro-ondes… et l’on sert, une sorte de « mayonnaise cuite », de « gâteau d’huile », parfaitement stable.

Mayonnaise cuite ? Ce n’est pas exactement cela, puisque nous sommes partis d’un geoffroy et non pas d’une mayonnaise (où la loi impose, très justement, au moins huit pour cent de jaune d’œuf). Gâteau d’huile ? Même s’il est exact que la préparation est composée de beaucoup de matière grasse, qui est stable (les gouttelettes d’huile sont piégées dans le réseau du gel que forment les protéines chauffées de l’œuf), le terme manque pour le moins d’élégance.

D’où le nom de Gibbs, d’après le physico-chimiste américain Josiah Willard Gibbs. A noter que l’ « huile » peut être remplacée par du chocolat fondu (le chocolat « fait huile »), du fromage fondu, du beurre fondu, du beurre noisette fondu, du foie gras fondu… pour faire des gibbs de chocolat, de beurre, de fromage, de beurre noisette, de foie gras… en sucré, comme en salé : de cela, je ne me mêle pas !


Une nouvelle généralisation


Dans tous les cas précédents, le procédé consiste à faire d’abord une émulsion, puis ensuite une émulsion gélifiée chimiquement (à opposer aux liebig, qui sont des émulsions gélifiées physiquement). Dans les gibbs, ce sont les protéines de l’œuf qui font tenir le gel chimique. Aurions-nous d’autres façons ?

Oui, il est important de comprendre que les terrines, pâtés, quenelles… sont des préparations où la coagulation des protéines de la viande ou du poisson coagulent, comme un œuf qui cuirait.

D’où l’idée toute simple d’utiliser ces protéines pour faire des gibbs. En pratique, c’est donc tout simple : on prend de la chair de poisson, par exemple. On la broie avec de l’eau (la chair de poisson contenant 60 pour cent de protéines, environ, on peut ajouter deux ou trois fois la masse d’eau pour retrouver des concentrations en protéines analogues à celles du blanc d’œuf), puis on émulsionne de l’huile, ou un autre corps gras à l’état liquide. Enfin, on passe la préparation au four à micro-ondes, comme pour un gibbs.

Évidemment, cela fait beaucoup de variations : si l’on considère que la base du gibbs est l’œuf, et que l’on change la matière grasse, il faut un autre nom pour des « gibbs à la chair des poisson », ou des « gibbs à la chair d’animaux terrestres ». Pour ces deux cas, je propose le nom de « paré », d’après Ambroise Paré, père de la chirurgie moderne. Ne s’agit-il pas de celui qui a introduit en français le mot « émulsion », en 1560 ?


Des tas de possibilités


Je suis passé rapidement sur les réalisations possibles, et il faut que je prenne un peu plus de temps.

Par exemple, partons d’un filet de turbot (je dis n’importe quoi : je ne suis pas cuisinier !). Pour le physico-chimiste, c’est une matière faite d’environ 40 pour cent d’eau (qui a du goût), et de 60 pour cent de protéines. On peut donc diluer six fois par de l’eau qui a du goût pour obtenir une solution à dix pour cent de protéines, comme le blanc d’œuf. Quelle eau qui a du goût ? Moi qui ne suis pas cuisinier (on le saura !), j’aurais utilisé un fumet de poisson, ou une bisque, ou, puisque je suis à bonne enseigne, un thé fumé, un bouillon de poule…

Dans la solution de protéines diluée qui est alors obtenue, il s’agit d’émulsionner la matière grasse. Quelle matière grasse ? Comme précédemment, tout est possible : chocolat, beurre, beurre noisette, fromage, huile d’olive, de noix, de pistache, la crème…

Puis vient la dernière étape, de « cuisson » de l’émulsion. Je pressens les difficultés techniques, et je sais que l’écueil est l’insuffisance du broyage de la chair : les protéines ne seraient pas assez relâchées par la chair, et l’émulsion ne gélifierait (« coagulerait ») pas bien.

Oui, il faut bien broyer, pour réussir cette préparation.

Pour de la viande, la préparation est analogue… parce que, au fond, il s’agit d’une généralisation des quenelles, mais, au lieu de faire des quenelles par des méthodes compliquées par l’empirisme culinaire, on va directement à l’objectif, et l’on sait ce que l’on peut faire : le geste n’est plus guidé par la tradition, mais par l’objectif physico-chimique qui a été déterminé.

Pierre, tu fais quoi, avec tout cela ?






Une de mes inventions : l'oeuf brouillé parfait, ici proposé pour réalisation à Pierre Gagnaire

 

L’œuf brouillé parfait


Mon cher Pierre, tu as acclimaté l’œuf à 65 degrés ; tu l’as mis « à ta sauce », et grâce à ton travail et, notamment, à ce site, cet œuf se répand dans le monde gourmand comme une traînée de poudre : après toi, il paraît sur des tables étoilées du monde entier !

Mais nous n’avons pas achevé d’explorer les beautés du phénomène physico-chimique qui est mis en œuvre : la formation d’un réseau délicat, ce que les physico-chimistes nomment un gel.

Je te propose aujourd’hui l’expérience qui consiste à battre du blanc et du jaune d’œuf, à ajouter éventuellement de l’eau (pas trop : nous y reviendrons), puis à mettre l’ensemble au four, à couvert. Le four sera réglé à la température la plus proche possible de 61 degrés, à partir de laquelle le blanc d’œuf commence à coaguler. Tu obtiendras en une heure ou deux… un œuf brouillé parfait : délicate texture que tu pourras ensuite parfumer à ton goût. Qu’ai-je écrit ? Parfumer à ton goût ? Le parfum, l’odeur, n’étant qu’une des composantes du goût, il vaudrait mieux dire assaisonner à ton goût.


L’explication du phénomène, avant d’en venir aux applications


Pourquoi ce résultat, tout d’abord ? Parce que le blanc d’œuf contient diverses sortes de protéines, et que, à la température de 61 degrés, une seule sorte de ces molécules, les molécules d’ovotransferrine, se lient en un réseau : pensons à un filet de pécheur qui piège les poissons, c’est-à-dire tout ce qui se trouve dans le récipient : eau, autres protéines, graisses, morceaux de diverses denrées que tu auras dispersés dans l’œuf battu. Comme une seule sorte de protéines aura ainsi « gélifié », le filet de pécheur sera ténu, et la texture sera remarquablement tendre, délicate. En outre, comme tu auras chauffé doucement, tu auras un gel pris de façon homogène.

La quantité d’eau ajoutée pourra être considérable, mais c’est une autre histoire, sur laquelle je me promets de revenir une autre fois.

Enfin, avec une cuisson à basse température comme je te la propose, tu n’auras pas à redouter ce verdissement de blocs d’œuf cuit que l’on aperçoit dans certains de ces hôtels internationaux, où les œufs brouillés sont mis sous des cloches et chauffés pendant des heures. Note que ce verdissement, que présente des œufs durs trop cuits, s’accompagne d’une épouvantable odeur de soufre ! Un avant-goût de l’enfer.


Le goût à ta guise


Eau, eau, j’y reviens… Observe que je n’ai pas empiété sur ton art ; d’ailleurs, j’en serais bien incapable ! Quand j’écris « de l’eau », je pense évidemment à de l’eau qui a du goût. Tu mettras donc l’eau que tu voudras : jus de cuisson de champignons, bouillon, fumet, fond, avec ou sans graisse émulsionnée dedans. Et j’ai aussi évoqué des « morceaux de diverses denrées : tu pourras aussi bien disperser des petits pois que des dés de coquille Saint Jacques, ou des amandes grillées. Je te laisse faire… et j’attends avec impatience tes recettes qui font usage de ces œufs brouillés parfaits !

Et voici comment j'ai proposé le "constructivisme culinaire" :

 Le construit est  « beau ».

Une  apologie du constructivisme.

Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce poisson :

Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :

Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !

Le nouveau projet du constructivisme culinaire

Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?

Quand j'ai introduit le "constructivisme culinaire"

 Le construit est  « beau ».

Une  apologie du constructivisme.

Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce turbot.

Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :

Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !

Le nouveau projet du constructivisme culinaire

Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?