Soit de l'huile, qu'en faire ? On se propose ici de discuter des formulations de l'huile, afin de mettre cette dernière en valeur… quand elle en vaut la peine. Partons du fait qu'un système matériel peut s'examiner du point de vue physique et du point de vue chimique. On peut donc changer le système de ces deux façons. Commençons par la chimie, en observant qu'une huile « de terroir » est composée au premier ordre de triglycérides : l'huile est un mélange de très nombreux composés de ce type, différant par les résidus en acides gras. Chaque type de triglycéride a un point de fusion particulier, c'est-à-dire un comportement particulier. Par exemple, il y a des triglycérides solides à la température ambiante et solide dans la bouche, à la température de 37 degrés, et ils seront comme des solides. Mais il y a aussi des triglycérides solides à la température ambiante et liquides en bouche. Puis les triglycérides liquides à la température ambiante, et, donc, également liquides en bouches. Plus finement, la viscosité des liquides augmente avec la température. Et, surtout, le mélange des divers triglycérides donne à un mélange de ces derniers des comportements mécaniques ou rhéologiques particuliers. Puis, à des ordres bien supérieurs, l'huile contient des composés qui peuvent être odorants, sapides, ou avoir une action trigéminale (la fameuse « ardence » de certaines huiles d'olive). Une première de diversifier l'huile initiale consiste donc à la fractionner, soit en séparant la partie odorantes/sapides/trigéminales de la masse des triglycérides, ce qui revient à faire une « huile essentielle d'huile », soit en fractionnant les triglycérides. Comment faire un tel fractionnement ? On peut distiller, à pression atmosphérique ou sous vide, afin de limiter les dégradations, mais on peut aussi faire des « cristallisations fractionnées », comme quand on met de l'huile d'olive au réfrigérateur, ce qui permet de séparer des cristaux de triglycérides par filtration. Ainsi, on obtient des huiles différentes à partir de l'huile initiale… en répétant quand même que le terroir, c'est surtout la partie odorante/sapide/trigéminale. Les traitements chimiques précédents conservent tous les composés, mais on peut aussi ne faire disparaître, ou bien en faire apparaître. La manière la plus simple est bien sûr le simple chauffage, qui fait des « goûts de cuits », mais il peut aussi chauffer en présence d'autres composés, comme par exemple avec des bases, pour faire des savons… ce qui me fait penser que, si l'on a séparé d'abord les composés non triglycéridiques et qu'on les remet ensuite dans les savons, on aura des « savons de terroir ». Pour la question physique, les solutions découlent principalement de l'idée des « systèmes dispersés » : à l'aide d'autres produits, qui peuvent être des gaz, des liquides ou des solides, on peut faire des gels, des mousses, des émulsions, des suspensions. Les solides ? Par exemple, du sucre, du sel, mais aussi des acides citrique ou tartrique, des acides aminés, des grains d'amidon… ou des mélanges de tous ces produits. Pour les liquides, il peut s'agir de vin, de café, de bière, de thé, de bouillons, d'eau de pressage de l'huile… Les gaz ? C'est principalement l'air, mais le dioxyde de carbone, si utile pour l'effervescence des boissons gazeuses, ne doit pas être oubliée. Pour faire une émulsion, on part d' « eau » (liste précédente), on y dissout des composés tensioactifs, et l'on disperse de l'huile, tout comme lors de la confection d'une sauce mayonnaise. Les composés tensioactifs ? Les plus courants sont les phospholipides et les protéines… que l'on trouve naturellement dans les matières végétales que l 'on a pressées pour obtenir l'huile : les tissus végétaux sont faits de cellules qui sont elles-mêmes limitées par des membranes faites phospholipides, avec des protéines incluses. Le procédé est exactement comme dans une mayonnaise, et le goût final dépendra du goût de l'huile et de celui de la phase aqueuse. La consistance de l'émulsion ? Elle dépend de la proportion d'huile et d'eau, mais aussi du procédé, les homogénéisations permettant de bien stabiliser les émulsions, comme le sait bien l'industrie du lait. Pour les suspensions, la dispersion de solides dans l'huile peut inclure des solides cristallisés, ou amorphes, ou des gels simples ou complexes. Le sucre, par exemple, est fait de cristaux, mais on sait faire un sirop concentré que l'on coule sur un plan de travail froid pour obtenir un « verre » que l'on peut diviser. Mais, pour faire plus évolué, on peut disperser un gel dans l'huile, ce qui permet d'obtenir des systèmes que j 'ai nommé des gerhardts. Partons par exemple d'une « eau » (le jus de citrons de Menton si nous voulons valoriser de l'huile d'olive) et gélifions-la à l'aide d'un gélifiant qui peut être la gélatine, l'agar-agar, etc. Une fois le gel pris, mixons-le gel dans l'huile, et nous obtenons alors un gerhardt hydrophobe. Observons que nous aurions pu faire un peu plus complexe en dispersant un « gibbs », que l'on obtient en faisant une émulsion coagulée : on part d'eau, on ajoute des protéines thermocoagulantes, puis on émulsionne de l'huile, et l'on coagule les protéines par chauffage. Mais nous avons grillé les étapes, car nous aurions aussi pu disperser de l'eau dans le gel, simplement. Ou bien évoquons les « gels d'huile », tel le gibbs précédent que l'on chauffe pour en évaporer l'eau. Il existe bien d'autres solutions, mais la complexification risque de conduire à des procédés coûteux, alors que l'on sait bien que l'industrie alimentaire se limite au plus simple, tels les yaourts qui résultent seulement du stockage du lait avec des ferments… ce qui me conduit à évoquer les procédés microbiologiques qui conduisent éventuellement à d'autres solutions, pour l'huile. Terminons avec les mousses. On peut partir d'eau et de protéines, fouetter pour faire une mousse, et disperser ensuite de l'huile dedans. Ou bien on peut faire de « l'huile Chantilly », en faisant une émulsion que l'on foisonne en la refroidissant, comme l'on fait pour une crème fouettée. A ce jour, je crois être le seul à avoir réalisé un tel produit (avec de l'huile d'olive). Un tel système n'est pas stable au réchauffement, mais on n'oubliera pas que l'on peut stabiliser une mousse comme dans ces « würtz » que j'ai proposés il y a longtemps.
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
mercredi 4 septembre 2024
Toutes les utilisations de l'huile !
Je fais un essai : Un calcul expliqué à propos de couleur des carottes
On m'invite à produire des billets qui expliqueront mieux pourquoi la gastronomie moléculaire n'est pas la cuisine, et, en particulier, comment le calcul est à la base de nos travaux scientifiques. Certes le monde est écrit en langage mathématique et la science fait donc usage constant du calcul, mais dire cela, c'est faire une déclaration bien abstraite, qui ne parle donc pas à nos amis, qui ne répond pas à la curiosité légitime qu'ils peuvent manifester. Dans un autre billet, j'exposais un exemple de travaux expérimentaux que nous faisons au laboratoire, mais je ne suis pas allé jusqu'à cette question des équations, mais je propose de prendre ici un exemple pour faire ce que je n'ai pas encore fait. Cet exemple doit évidemment être très simple, sans quoi ce billet deviendrait interminable, et ce n'est certainement pas un fait d'armes mathématiques que je vais présenter, mais bien plutôt un de ces petits calculs que je fais en passant, « pour m'amuser ». Dire cela n'est pas faire le snob ; c'est seulement signaler que l'on donne le goût de la chose plutôt que la chose elle-même. Et puis, les "gros" calculs sont-ils autre chose qu'une somme de petits calculs ? Enfin, dans ma volonté d'être clair en même temps que concis (sans quoi le billet ne sera pas lu, et la tentative annihilée), il y a aussi la volonté de montrer que tout cela est à la portée de tous : il suffit d'être convaincu que l'on peut y arriver (acte de foi : on peut toujours y arriver), et que tous sont invités au grand banquet de la science. <strong> Les paramètres formels ont ceci de merveilleux qu'ils sont généraux, et non particuliers !</strong> La question de calcul que je veux évoquer s'est posée quand nous avions en cours une étude des "traitements thermiques de tissus végétaux en phase aqueuse" : entendons par là tous ces procédés qui auraient, en cuisine, pour nom « de légume », sauces où figurent des dés d'oignons, purées… En effet, dans de nombreuses circonstances culinaires, on place des morceaux d'un tissu végétal dans un liquide essentiellement constitué d'eau, et l'on chauffe (ce que la cuisine nomme « cuire »). La question est d'abord de savoir ce qui s’échange entre le tissu végétal et le liquide, mais, surtout, la vraie question scientifique est de savoir comment se fait l'échange. Avant d'y arriver, pourquoi prendre une expression aussi tarabiscotée que "traitements thermiques en phase aqueuse de tissus végétaux" ? Pourquoi pas seulement "confection de bouillons de légumes" ? Pour de nombreuses raisons, dont beaucoup sont hors sujet dans le cadre de ce billet très particulier, mais aussi parce que la même question de calcul se pose quand on fait des bouillons de carottes, des soupes à l'oignon, des purées, mais aussi des sauces où figurent des brunoises, d'oignons notamment, ou de carottes, ou de tout autre végétal utilisé en cuisine. C'est le même phénomène, mais avec des paramètres particuliers. C'est d'ailleurs une des beautés des calculs que, s'ils sont "formels" et non numériques, ils s'appliquent très généralement, dans des cas variés... <strong>Un beau matin, une observation</strong> Passons donc sur toutes les études expérimentales qui ont été à la base de ce calcul pour n'en évoquer qu'une, et, plus particulièrement sur une observation faite un matin, au laboratoire : passant devant de deux systèmes expérimentaux identiques... je vis qu'ils avaient des couleurs différentes ! Comment est-il possible que deux expériences identiques donnent deux résultats différents ? Dans les deux cas, il y avait un récipient en pyrex, parfaitement propre, parfaitement inerte chimiquement, qui contenait de l'eau ultra pure et des morceaux de carotte : la même carotte avait été divisée en deux dans le sens de la longueur, et des demi rondelles de mêmes tailles étaient dans les deux récipients, en même proportion. Chacun des deux récipients était surmonté d'une colonne à reflux, c'est-à-dire une colonne en verre refroidissant les vapeurs, de sorte que le liquide retombait dans le récipient. Et le chauffage des deux récipients s’effectuait à 100°C, température fixe, puisque c'est celle de l'ébullition de l'eau. Oui, vraiment, comment était-il possible que la même expérience donne des résultats différents, à savoir un liquide orangé dans un cas et brun dans un autre ? Je passe sur les analyses et les expériences que nous avons faites pour donner l'explication que nous avons finalement découverte, puis confirmée expérimentalement : un des deux récipients recevait plus de lumière du jour que l'autre, et nous avons finalement découvert que c'était la lumière qui était responsable de la différence de couleur. C'est là une petite découverte, mais c'est une découverte... qui a conduit à d'autres études, pour comprendre comment la lumière pouvait ainsi agir. <strong> Des mesures de couleurs</strong> Mais on se rappelle que mon objet n’était pas de me taper sur la poitrine, mais d'expliquer un calcul. J'y arrive. Pour mesurer des couleurs, il y a bien des manières, mais on peut notamment utiliser un "colorimètre", une sorte d'appareil photo, qui, au lieu d'enregistrer des images, mesure la couleur par un groupe de trois nombres : la luminosité plus ou moins forte, la couleur plus ou moins verte ou rouge, la couleur plus ou moins bleue ou jaune. On note ces trois valeurs L*, a*, b* ; pour une couleur particulière, chaque paramètre a une valeur particulière. Dans nos études, quand nous avons exploré le phénomène que nous avions découvert par "sérendipité" (cette chance qui sourit aux esprits préparés, disons attentifs), nous avons donc enregistré la couleur à différents temps de chauffage, soit en présence de lumière, soit en l’absence de lumière, et obtenu des résultats différents dans les deux cas. Mais je ne suis pas encore tout à fait au calcul que je veux exposer. Nous avons vu, dans nos travaux, que la luminosité variait peu entre les deux bouillons, de sorte que nous pouvions nous limiter à deux paramètres de couleurs a* et b*. Avec deux paramètres, on peut repérer un point dans un plan : par exemple, dans une carte, il y a la latitude et la longitude, et nos téléphones portables, avec le GPS, nous ont habitués à utiliser ces coordonnées. Quand on fait des mesures régulières, lors de la constitution d'un bouillon, on représente chaque couple de paramètres mesurés a* et b* par un point dans un "espace des couleurs", qui se réduit ici à un plan. Et quand on fait plusieurs mesures, on obtient plusieurs points dans ce plan. Or nous avons mesuré que les points de mesure formaient une courbe en forme de spirale. Avec ou sans lumière, il y avait toujours une spirale, mais les deux spirales étaient différentes… Pourquoi des spirales différentes ? Cela revient à s'interroger : pourquoi des couleurs différentes, et, là, la réponse est : parce que la lumière agit sur les composés présents, et change la couleur de certains. Mais, surtout, pourquoi des spirales ? Surtout que, dans le passé, des articles de sciences ou de technologies des aliments avaient fait état de telles spirales sans en expliquer la raison. <strong>Des évolution dans le plan des couleurs</strong> Le calcul qui a été fait correspond à l'idée suivante. Partons de carottes dans de l'eau : la couleur initiale du liquide est représentée par le centre du diagramme : l'eau est incolore. Puis imaginons que la carotte libère un composé qui aurait une couleur : le liquide prend alors de la couleur, ce qui correspond à l'évolution du "point de couleur" selon une droite qui part du point origine. Mais imaginons que, en cours de traitement, un second composé coloré vienne à sortir, avec une autre couleur pour ce second composé. S'il avait été seul, le point de couleur serait parti dans une autre direction, mais le fait que ce second composé s'ajoute au premier fait tourner le point vers une sorte de "moyenne" entre les deux directions... et voilà une spirale qui peut apparaître. Une autre possibilité est que le premier composé apparu se transforme, dans le liquide, une fois qu'il est sorti de la carotte. La couleur "naturelle" de ce composé est alors perdue au détriment d'une autre couleur, représentée par un autre point du plan : là encore, le point couleur peut décrire une spirale. Chacune de ces spirales, et bien d'autres possibilités se représentent à l'aide d'équations dites "différentielles" : il y a une évolution en fonction du temps. Mais, en écrivant cela, je crois m'apercevoir que je n'en dis pas assez. Il faut donc ajouter que, pour chaque temps auquel on mesure la couleur, il y a donc trois paramètres, à savoir le temps (t), la valeur de a* et la valeur de b*. Le fait qu'un composé sorte à vitesse constante, par exemple, signifie qu'il y a une relation (une équation) entre les paramètres. Et comme il est question de vitesse, c'est la variation de la couleur au cours du temps qui est proportionnelle à la couleur. "Proportionnelle" : la voici, l'équation qui apparaît. <strong>Il faut s'arrêter</strong> Je crois que c'est à ce point que je dois m'arrêter, car, en réalité, je vois clairement que les équations sont des "traductions" en symboles mathématiques des idées insuffisamment précises que nous donnent les mots. "Un composé sort" : à quelle vitesse, avec quelle couleur, combien de temps ? Les paramètres formels (ce que l'on nommerait des "symboles mathématiques") sont là pour mieux fixer les idées, pour dire les choses plus précisément, et c'est ce maniement qui a été à l'origine de la suite du travail évoqué plus haut. Notamment, c'est parce que nous avions une "courbe de couleur" qui partait dans une direction (vers le haut à gauche) que nous avons pu avancer, en chauffant dans de l'eau de l'acide galacturonique, ce constituant élémentaire de la pectine, si l'on peut dire, pour voir qu'il prenait de la couleur dans la même direction. Nous avons eu ici une indication du mécanisme de l'apparition de la couleur et de son changement. Mais cela serait trop long d'aller plus loin dans cette direction, et je dois m'arrêter, en proposant à mes amis qui voudraient en savoir plus une référence à une article scientifique où les calculs sont donnés : Hervé This, Anne Cazor, David Trinh. Color Evolution of Aqueous Solutions Obtained by Thermal Processing of Carrot (Daucus carota L.) Roots: Influence of Light. Journal of Food Science, 2008, 73 (4) , E176–E182.
mardi 3 septembre 2024
Vous croyez que la gastronomie moléculaire se confond avec la cuisine ? Détrompez-vous !
Un vrai billet scientifique... On me fait observer que je n'ai que très peu expliqué le travail scientifique que nous faisons au laboratoire (sauf bien sûr dans des articles scientifiques). Au-delà des inventions mensuelles que je publie notamment sur le site de Pierre Gagnaire, au delà des comptes rendus de séminaires, des billets de blog de réflexion, de "bonnes pratiques", par exemple, quel est le travail vraiment effectué ? Quel est le travail proprement scientifique ? La question est évidemment légitime, et je comprends que la réponse permettrait de mieux faire comprendre que la gastronomie moléculaire (notre travail de recherche scientifique) n'a rien à voir avec la cuisine, qu'elle soit moléculaire ou note à note. Bref, ici, je propose d'expliquer la teneur d'un travail fait il y a quelques années. La première contrainte sera d'être clair ; la seconde sera de montrer combien nos travaux sont enthousiasmants (pire : sans épithétisme !). Mais je prends d'emblée une précaution : le travail n'est qu'un détail parmi mille, parce que ce serait trop compliqué de présenter des travaux un peu profonds, et j'en suis absolument désolé. Mais bon, essayons quand même. <strong>De la science, à propos de technologie</strong> Le travail que je propose de discuter ici a été réalisé dans le cadre d'un travail de thèse sur la fraîcheur des yaourts : pourquoi les yaourts sont-ils frais, en bouche, même quand ils ne sont pas froids ? La fraîcheur peut être due à de multiples causes, telle la présence de composés qui, tel le menthol, stimulent les terminaisons nerveuses du nerf trijumeau, mais elles peuvent aussi être associées -par une sorte de conditionnement- à des couleurs, tels certains verts. Ou bien il peut y avoir des effets thermiques, comme quand des matières grasses fondent en bouche : la "chaleur" communiquée par la bouche à ces matières grasses donne une sensation de fraîcheur. Certes, l'étude de la fraîcheur était initialement plus technologique que scientifique... mais on peut compter sur moi pour tirer toujours les questions du côté de la science : je fais bien la différence, et je sais parfaitement où est mon intérêt (au sens d'être passionné intellectuellement, pas au sens financier). Bref, en réalité, le travail que je vais décrire, est bien une recherche de connaissance pure, scientifique donc, plutôt que la recherche technologique qui y a conduit. <strong>Les yaourts ? Des gels</strong> Pour situer le phénomène que nous avons explorer, partons du yaourt, tout d'abord, qui est produit par gélification du lait. Comment ce phénomène a-t-il lieu ? Partons donc du lait : c'est une "émulsion", c'est-à-dire une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans de l'eau où sont dispersés ou dissous des protéines et notamment un sucre nommé lactose. Quand on ajoute au lait deux types de micro-organismes qui consomment le lactose, ce dernier sucre est transformé en acide lactique, qui acidifie le lait. Or le lait n'est pas stable en milieu acide, comme le montre l'expérience toute simple qui consiste à ajouter du jus de citron dans du lait : le lait caille. Avec le citron, la coagulation est rapide, ce qui engendre des petits agrégats visibles à l'oeil nu, mais quand la coagulation est plus lente, par les micro-organismes de la fermentation des yaourts, alors un gel lisse est produit : c'est le yaourt. Il faut imaginer la structure finale, gélifiée comme un grand échafaudage où se trouve le liquide, eau et matière grasse dispersée dans l'eau sous la forme de gouttelettes. Les graisses du yaourt Tout cela étant dit, il y a donc des gouttelettes de matière grasse dans les gels que sont les yaourts, et ces gouttelettes sont enrobées de protéines et de divers minéraux qui pontent ces protéines. Que se passe-t-il quand on refroidit un yaourt ? La matière grasse qui forme les gouttelettes est celle du lait, et on la retrouve dans de la crème ou dans du beurre. C'est principalement un mélange de très nombreuses sortes de molécules nommées "triglycérides". Or autant un matériau fait d'une seule sorte de molécules passe brusquement de l'état liquide à l'état solide, quand on le refroidit (pensons à l'eau liquide qui devient solide à exactement 0 °C), autant les matériaux faits de plusieurs sortes de molécules ont une transition progressive. Ainsi le beurre est entièrement solide à la température de -10 °C, mais entièrement fondu à la température de 50 °C ; entre les deux extrêmes, le beurre est fait d'une partie liquide dans une partie solide, en proportions qui dépendent donc de la température, entre 0 % de liquide à la température de - 10 °C et 100 % à la température de 50 °C. . <strong>Les transitions dans un yaourt</strong> Et dans une gouttelette de matière grasse qui se trouve à l'intérieur d'un yaourt ? En théorie, selon la température, la proportion de matière grasse solide et la proportion de matière grasse liquide devraient évoluer comme à l'extérieur des yaourts... à cela près que l'on doit distinguer les états à l'équilibre (quand on laisse longtemps un yaourts à une température fixée) et hors d'équilibre. Ainsi, on sait que de l'eau très pure peut rester liquide même à des températures inférieures à 0 °C, quand il n'y a pas de perturbations, telles des vibrations. Cela pourrait être le cas pour des yaourts : il se pourrait que la matière grasse d'un yaourt que l'on refroidit reste en surfusion. Comment le savoir ? Pour certaines de nos études expérimentales, nous utilisons un équipement de "résonance magnétique nucléaire", une grosse machine qui nous permet... plein de choses... mais notamment de compter le nombre de molécules de différentes espèces, quand elles sont à l'état liquide. Je passe volontairement sur la présentation de cette machine merveilleuse, parce que cela allongerait un billet qui est déjà long, et je me contente d'observer que l'on peut notamment compter les molécules de triglycérides à l'état liquide, sans voir celles qui sont à l'état solide. De ce fait, si nous partons de matière grasse laitière fondue ou de yaourt chauffé à une température où la matière grasse doit être fondue (on peut chauffer à l'intérieur de la machine), alors on compte toutes les molécules de triglycérides du yaourt, mais si l'on refroidit suffisamment, le compte tombe à zéro. Ainsi, en observant cette matière grasse à une température particulière, on peut déterminer la proportion de matière grasse liquide et de matière grasse solide... Et -je fais court- les mesures ont finalement montré que la matière grasse se comportait de la même façon, qu'elle soit dans le yaourt ou en dehors : la proportion de matière grasse ne dépend que de la température, et nous n'avons pas observé de surfusion. <strong>Je fais maintenant un pas en arrière.</strong> Ai-je été clair ? Je l'espère. Ai-je montré pourquoi nos travaux sont enthousiasmants ? Je ne suis pas sûr, et cela pour plusieurs raisons : 1. d'abord, il a fallu expliquer beaucoup de choses avant d'arriver au fait : ce qu'est la constitution d'un yaourt, ce que sont les matières grasse laitières, etc. ; de sorte que mes amis se sont sans doute dits qu'il fallait beaucoup d'efforts pour... 2. un résultat qui ne semble guère original 3. souvent nos amis veulent comprendre "à quoi ça sert" ; or le résultat précédent ne semble pas servir à grand chose. 4. je me suis pas rendu le travail facile, parce que, pour arriver au résultat, j'ai évité l'explication du fonctionnement de la résonance magnétique nucléaire, qui est véritablement une machine merveilleuse... 5. je n'ai absolument pas discuté tous les calculs qui fondent ces travaux ; il y a ceux qui permettent de faire les comptage, ceux qui permettent de prévoir la répartition de triglycérides à l'état liquide, ceux qui indiquent s'il y a ou non une différence entre la quantité de matière grasse liquide selon que la graisse est dans un yaourt ou pas... 6. je ne me suis guère tapé sur la poitrine, je n'ai pas fait d'épithétisme, je n'ai pas cherché à faire penser que nous faisions des choses particulièrement difficiles... <strong>Je reprends maintenant ces raisons une à une</strong> 1. Oui, il y a lieu de dépenser beaucoup d'énergie, pour des résultats expérimentaux proprement obtenus. Et il faut dire et redire que la science progresse à très petits pas, à pas très soigneux, par des mesures que l'on répète, que l'on affine, que l'on valide. Aujourd'hui, par ces temps d'utilisation courante d'ordinateurs, de téléphones portables, d'avions, de trains, on oublie que tout cela n'a été obtenu que très lentement. Ce sont des conquêtes humaines extraordinaires. De surcroît, il faut dire et redire aussi que la science expérimentale, c'est 99 pour cent d'échec, de mise au point, de travail de fourmi, acharné... et il faut ces 99 pour cent si l'on veut le 1 pour cent qui est au bout ! 2. Le résultat ne semble pas original... mais seulement a posteriori. D'une part, nous avons mis au point une méthode de dosage des graisses à l'intérieur des yaourts, sans modification de ces derniers. D'autre part, il faut bien avouer que, quand nous avons lancé cette étude, nous nous attendions à un résultat différent. Autrement dit, nous avons progressé, en analysant les raisons pour lesquelles nos prévisions étaient fausses. Mais cela serait trop long à expliquer. 3. A propos de l'utilité des travaux scientifiques, je suis précédemment parti sur une mauvaise piste en évoquant les ordinateurs, les avions, les téléphones portables... En réalité, sous peine que la science ne devienne de la technologie, elle ne doit servir à rien d'autre qu'à produire de la connaissance. Et cela est essentiel, car on ne dira jamais assez que la technologie n'est qu'une des "utilités" de la science ; en réalité, les modifications des connaissances humaines sont essentielles, et c'est parce qu'il y a de la Raison que les intolérances peuvent reculer, les superstitions disparaître. Quand l'être humain était sans compréhension du monde, on invoquait des divinités qui laissaient à quelques uns la possibilité d'abuser des autres, comme le font, hélas encore aujourd'hui, des rebouteux, des marabouts, des prétendus devins... Oui, il faut plus de science, toujours plus de science. Cela dit, il ne serait pas difficile de justifier technologiquement les études précédentes. Par exemple, alors que le dosage des matières grasses dans les laits ou dans les yaourts est long, la méthode précédente, maintenant qu'elle est au point, pourrait être mise sur des lignes de productions, pour des mesures qui ne prendraient que quelques minutes. Mieux encore, je n'ai pas expliqué que notre méthode de mesure permet de distinguer les "résidus d'acides gras" des triglycérides. Et ainsi de suite... 4. Oui, je n'ai pas dit ici pourquoi la résonance magnétique nucléaire, parce que j'ai "chanté" cela dans un de mes livres (<em>La Sagesse du chimiste</em>, Editions L'oeil Neuf). Cette méthode est vraiment merveilleuse : pensons qu'à l'aide de deux champs magnétiques, on peut voir les atomes des molécules ! Je reste parfaitement ébloui par la beauté de la chose. 5. A propos des calculs qui ont été nécessaires pour arriver au résultat présenté, il faut bien avouer que leur présentation allongerait démesurément le billet... sans compter qu'il faudrait les expliquer, et que cela risquerait de prendre beaucoup de temps, de lasser mes amis. Je réserve ce genre d'exercices pour un autre billet. Car dans ces calculs, il y a beaucoup de "petites beautés", de petits plaisirs... Allez, une autre fois. 6. Oui, je n'ai pas fait de rodomontades, parce que l'objectif était précisément de faire penser que tout cela était simple : quand on dit que les choses sont difficiles, nos amis ne comprennent pas. Or je m'adresse à des amis.
lundi 2 septembre 2024
Etudes, ordre, méthode : apprendre à apprendre
Alors
qu'arrivent les étudiants de Master à qui je vais donner des cours de gastronomie moléculaire, je
suis donc dans l'idée d'aider mes jeunes amis à apprendre, et, plus particulièrement, d'apprendre à mettre en
œuvre la méthode descendante que j'ai décrite dans un document
soumis pour publication et qui consiste à chercher les mécanismes des
phénomènes en analysant ces derniers du niveau macroscopique au niveau
moléculaire, en passant par les niveaux microscopiques et supramoléculaire.
Au bout de l'analyse, il y a la chimie, de sorte que l'on comprend que l'analyse proposée impose une connaissance de cette dernière. La chimie : ce sont des objets et des réactions. Certes, les objets de la chimie sont-ils innombrables : ce sont les composés, et, notamment, les composés des tissus végétaux et animaux. Mais les réactions, elles, mettent en œuvre très logiquement des transferts d'électrons entre les atomes des molécules de ces composés, et cela est en quelque sorte plus simple.
Pour les composés, oui ils sont nombreux, mais on s'y retrouve si l'on met en oeuvre la méthode qui consiste à considérer le gros avant le détail, par ordres
de grandeur successifs.
C'est ainsi que l'on a d'abord à considérer
l'eau, puis les saccharides, les lipides et les protéines. La viande, par
exemple, c'est 70 % d'eau, 20 % de protéines et 10 % de lipides. La
salade, c'est 99 % d'eau et un reste fait essentiellement de polysaccharides. Parmi
ces derniers, les principaux sont les celluloses, les pectines, les hémicelluloses.
Et il faut aussi considérer les trois principaux oligosaccharides que sont le D-glucose, le D-fructose et le saccharose. Ils sont formés dans les feuilles des plantes, quand la sève y monte essentiellement par capillarité résultant d'évapo-transpiration, et qu'ils sont synthétisés à partir du dioxyde de carbone de l'air, d'eau et de l'énergie lumineuse. Une fois produits, ils redescendent dans l'ensemble des parties des plantes et c'est quand ils arrivent sur les lieux de stockage qu'ils sont assemblés en polysaccharides.
Bien sûr, le monde vivant est si foisonnant, après des centaines d'années d'évolution biologique, qu'il ne se réduit pas à cela, mais faisons les choses par ordre pour y arriver.
Et puis, tout d'abord, pour quel but ?
Parce que l'on me provoque
A côté de billets "techniques", il y a des billets moraux, politiques...Et je m'aperçois que je fais rarement état de vrais travaux scientifiques. Par "vrais travaux scientifiques", je veux dire "des travaux qui mêlent résultats d'expériences et calculs qui vont avez". Il faut donc que je me corrige, ce que je ferai dans les semaines qui viennent.
Mais, d'autre part, les commentaires amicaux qui suivent un billet où je compare le génie et le talent me font penser que je pourrais donner ici les "valeurs" de mon laboratoire. Il s'agit de phrases écrites sur les murs, qui ont l'air d'être des maximes de la vie courante, mais que nous interprétons absolument en termes de recherche scientifique. Surtout, plusieurs des idées exprimées ici sont assorties d'une origine... parfois douteuse. Je "tends" donc ces phrases à mes amis indulgents : si j'attribue une origine erronée, aidez-moi à ce qu'elle ne soit pas fautive, car perservare diabolicum.
Quelques idées pour aider à se supporter quand on se voit dans un miroir :
IL FAUT S’AMUSER A FAIRE DES CHOSES PASSIONNANTES H. This
Nous sommes ce que nous faisons : quel est ton agenda ? H. This
Une colonne vertébrale ! H. This
Toujours considérer les résultats particuliers que l’on obtient comme la « projection » de cas généraux que nous devons inventer (abstraire et généraliser) H. This
Quels sont les mécanismes ? La science en général
Les mathématiques nous sauvent toujours : « que nul ne séjourne ici s’il n’est géomètre » Platon
Ne pas oublier de donner du bonheur. H. This
Tu fais quelque chose ? Fais le, et, en plus, fais-en la théorisation. H. This
Surtout ne pas manquer le moindre symtôme H. This
Je ne sais pas, mais je cherche ! H. This
De quoi s’agit-il ? Henri Cartier-Bresson
Puisque tout est toujours perfectible, que vais-je améliorer aujourd’hui ? H. This
« Tenir le probable pour faux jusqu’à preuve du contraire ». H. This ? A rapprocher de : Abélard : « En doutant, nous nous mettons en recherche, et en cherchant nous trouvons la vérité ». Poincaré : "Douter de tout ou tout croire, ce sont deux solutions également commodes, qui l'une et l'autre nous dispensent de réfléchir".
Combien ? La science en général
D’r Schaffe het sussi Wurzel un Frucht Proverbe alsacien
Ni dieu ni maître La devise des anarchistes
Tout ce qui mérite d’être fait mérite d’être bien fait
La vie est trop courte pour mettre les brouillons au net : faisons des brouillons nets ! Jean Claude Risset Se mettre un pas en arrière de soi même ?
Le
summum de l’intelligence, c’est la bonté Jorge Borgès
Regarder avec les yeux de l’esprit H. This
Vérifier ce que l’on nous dit Ne pas généraliser hâtivement Ayez des collaborations Y penser toujours Entretenez des correspondances Avoir toujours sur vous un calepin pour noter les idées Ne pas participer à des controverses Michael Faraday et Isaac Watts
Penser avec humour des sujets sérieux (un sourire de la pensée) H. This
« Comme chimiste, je passai cette oeuvre à la cornue ; il n'en resta que ceci : » ; se dissoudre dans, infuser, macérer, décoction, cristalliser, distiller, sublimer, purifier, alambiquer Jean-Anthelme Brillat-Savarin
« Et c’est ainsi que la chimie est belle » H. This d’après Alexandre Vialatte
Morgen Stund het Gold a Mund Proverbe alsacien
Y penser toujours Louis Pasteur
Ne pas confondre les faits et les interprétations Elémentaire
Quand les lois sont mauvaises, il faut les changer H. This
Un homme qui ne connaît que sa génération est un enfant Cicéron
Dieu vomit les tièdes La Bible
Il n’est pas vrai que « La tête guide la main », ce qui est prétendu par une poutre du Musée du compagnonnage, à Tours : la tête et la main sont indissociables H. This
Les maths !!!! Tous les scientifiques dignes de ce nom
Tout changer à chaque instant (vers du mieux !) H. This
Chercher des cercles vertueux H. This
Comme le poête, le chimiste et le physicien doivent maîtriser les métaphores H. This
Le moi est haïssable Blaise Pascal
Quels mécanismes ? La science en général
N’oublions pas que nos études (scientifiques) doivent être JOVIALES Hervé This
L’enthousiasme est une maladie qui se gagne Voltaire
Clarifions (Mehr Licht) Goethe
Tu viens avec une question, mais quelle est la réponse (utilise la méthode du soliloque) H. This
Pardon, je suis insuffisant, mais je me soigne H. This
Comment faire d’un petit mal un grand bien ? H. This
Le diable est caché derrière chaque geste expérimental, et derrière chaque calcul H. This
Les questions sont des promesses de réponse (faut-il tenir ces promesses). Vive les questions étincelles H. This
La méditation est si douce et l’expérience si fatigante que je ne suis point étonné que celui qui pense soit rarement celui qui expérimente Diderot
Comment pourrais-je gouverner autruy, moi qui ne me gouverne pas moi-même François Rabelais
Prouvons le mouvement en marchant ! Hervé This
Comment passer du bon au très bon ? Comment donner à nos travaux un supplément d’âme ? Hervé This
|
|
dimanche 1 septembre 2024
Pallier une éventuelle pénurie de beurre
Ceux qui suivent trop ces "informations" qui sont souvent de la désinformation ou de l'intoxication intellectuelle s'émeuvent : il y aurait une pénurie de beurre. De fait, hier, j'ai été interrogé par un journaliste qui préparait un article sur le thème : "puisqu'il y a une pénurie de beurre, comment s'en passer"... interview qui est arrivé alors que je sortais du tournage d'une émission de télévision, pour une chaîne nationale, sur le thème de la margarine. Décidément, il faut expliquer les choses. <b>De quoi le beurre est-il fait ? </b> Commençons par expliquer que les corps gras sont majoritairement faits de composés nommés des "triglycérides". Pas (ou très peu) d'acides gras, dans cette affaire, contrairement à ce que des publicités fautives nous répètent de façon lancinante ! Toutes les molécules de triglycérides ont sont comme de minuscules peignes à trois dents, avec le "manche" qui ressemble à la molécule de glycérol (la glycérine), dont la colonne vertébrale est faite de trois atomes de carbone, et avec des dents qui ressemblent aux molécules d'acides gras, qui sont, elles, de longues chaînes d'atomes de carbone, liées à des atomes d'hydrogène, et, avec un groupe acide à une extrémité. En réalité, les molécules de triglycérides sont donc composées d'un résidu de glycérol et de trois résidus d'acides gras. Chaque triglycéride a un point de fusion très précis (par exemple 34 degrés, ou - 5 degrés, ou 47 degrés...), mais les mélanges de triglycérides eux, sont des solides à températures suffisamment basse, qui fondent progressivement à mesure que la température augmente. Et c'est ainsi que la matière grasse laitière, qu'elle soit dans le lait ou dans la crème ou encore dans le beurre ou le fromage, commence à fondre à partir de - 10 degrés, et finit de fondre à 55 degrés. Pour ce mélange particulier de triglycérides qu'est le beurre de chocolat, la fonte commence à 30 degrés, et s'achève à 37 degrés. Bien sûr, à part dans les huiles, il est rare que les matières grasses ne comportent que des triglycérides : par exemple, le beurre peut comporter de l'eau, avec toutefois une réglementation qui limite cette quantité à 16 pour cent (sans quoi des commerçants indélicats mettraient plein d'eau dans le beurre, et vendraient de l'eau au prix du beurre). <b>Le bon beurre</b> Le beurre, pour y revenir ? Il est préparé à partir du lait, lequel est une "émulsion", c'est-à-dire une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans de l'eau. Il y a 36 grammes de matière grasse par litre (environ un kilogramme) de lait. Quand on laisse le lait reposer, les gouttelettes de matière grasse viennent flotter à la surface, formant une émulsion plus concentrée : c'est la crème, dont, évidemment, la teneur en matière grasse dépend du temps de repos du lait. Puis, quand on baratte la crème, c'est-à-dire quand on la brasse énergiquement, on obtient une masse grasse dont un liquide aqueux se sépare : c'est le beurre, qui, comme dit plus haut, a une teneur en eau réglementée. Le beurre est cher ? C'est légitime : il faut quand même avoir élevé des vaches, trait ces dernières, et avoir produit le beurre. Bien plus facile que presser des graines de tournesol ! Et, de fait, la question du prix du beurre se pose depuis longtemps, et notamment depuis l'époque du chimiste Michel Eugène Chevreul, qui encouragea le chimiste Hyppolite Mege à produire une copie du beurre qui fut nommée margarine. Initialement, dans le premier brevet de Mège, en 1869, la recette de la margarine utilisait de la graisse de boeuf clarifiée, de la mamelle de vache broyée, un peu de lait, du bicarbonate de sodium et un colorant jaune. Mège, qui prit ultérieurement le nom de Mège-Mouriès pour se distinguer d'homonymes, prétendait avoir fait un produit "supérieur"... mais je n'échange pas du bon beurre contre de la margarine ! En effet, la margarine n'as pas de goût, et c'est juste de la graisse utilisable pour des usages techniques... qui oublient que la cuisine est d'abord une activité artistique, qui veut faire bon. Si c'est pour manger des nutriments, ce n'est pas la peine de cuisiner. <b>Pallier une pénurie de beurre</b> Mais laissons cette cuisine sans goût aux ignorants, et revenons à la margarine pour en dire qu'elle fut introduite afin de pallier un coût élevé du beurre. Mège-Mouriès vendit son brevet à la société Unilever, qui en a fait ... son "beurre". D'ailleurs, comme la graisse de boeuf est plus coûteuse que l'huile, la société Unilever a rapidement appris à remplacer la graisse de boeuf par de l'huile : comme les comportements de fonte d'une émulsion d'huile ne permettent pas de faire des pâtes à tarte, l'industrie a "hydrogéné" les triglycérides, leur permettant de fondre à température supérieure. Autrement dit, voici au moins deux idées pour pallier une éventuelle absence de beurre : utiliser de la graisse de boeuf (clarifiée), ou utiliser de la margarine, pour les usages de type pâtisserie. Pour les cuissons ou d'autres usages tels que la confection d'émulsions (sauce mayonnaise, par exemple), pas besoin de beurre : l'huile suffit. Mais la vraie question est celle du goût : une huile neutre est sans intérêt, autre peut-être que de faciliter économiquement des cuissons où le goût est apporté par ailleurs. Mais une huile sans goût ne vaut pas une huile avec goût, pas plus qu'une margarine n'aura le goût de beurre. Bien sûr, on peut aussi imaginer de donner du goût à une margarine, en y ajoutant des composés sapides ou odorants variés, tel le diacétyle, ou bien le 1-cis-hexén-3-ol, ou des "arômes beurre" (qu'on devrait plus justement, plus honnêtement, nommer des compositions odorantes reproduisant l'odeur du beurre). Terminons en signalant que le public est un peu girouette, à l'aune de l'histoire : quand le beurre se fit cher, du temps de Mège, la chimie qui produisit la margarine fut portée aux nues. De même, la chimie triompha quand le blocus continental provoqua une pénurie de sucre (de canne, importé des colonies), et que l'on découvrit comment faire du sucre de betteraves. Je parie qu'un certain public qui jette l'anathème à la chimie aujourd'hui en dira du bien demain, quand le prix du beurre aura augmenté !
samedi 31 août 2024
A propos de sociologie des sciences (heureusement, un cas particulier ne fait pas une discipline)
Est-il utile de passer quelques mois dans un laboratoire pour comprendre ce que sont les sciences quantitatives ? Oui et non.
Oui, car on voit ce qu'est vraiment la science (à condition que ce ne soit pas de la technologie).
Non si l'on se contente de regarder, sans plonger dans le calcul.
Pour bien cadrer la discussion, je rappelle que les sciences de la nature fonctionnent par :
- identification d'un phénomène
- caractérisation quantitative du phénomène
- réunion des données de mesures en "lois" synthétiques, c'est-à-dire en équations
- recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois (parfois, les mécanismes ne sont autre que des noms collés sur des groupes de comportements)
- recherche de conséquences de la théorie constituée par l'ensemble des mécanismes retenus
- test expérimental de la conséquence théorique, en vue de la réfutation de la théorie, afin de l'améliorer.
A part le tout début du travail, le reste fait usage du calcul, et rien de la science de la nature ne se comprend sans comprendre le calcul. Dit autrement, comprendre les sciences de la nature, c'est comprendre la description précédente, ce qui est vite fait, mais, surtout, comprendre les relations entre les mesures et les mécanismes, par les équations qui sont au coeur de l'activité.
Alors oui, on peut venir passer quelques mois dans un laboratoire, pour en comprendre le fonctionnement, mais si l'on ne plonge pas dans les calculs, si ces calculs ne sont pas au centre de l'investigation, alors il y a le risque que l'on ne voie pas vraiment la science, mais seulement son aspect technique, moins d'une moitié d'elle. Cela n'a aucune importance si l'on veut simplement satisfaire une curiosité, mais cela le devient si l'on fait de cette connaissance la base d'un travail ultérieur.
Or trop de commentateurs des sciences de la nature sont restés aux mots (de plus de trois syllabes, bien entendu : cela fait plus sérieux, plus "intellectuel"), sans plonger dans les équations.
Bien sûr, les sociologues peuvent s'intéresser au groupe social constitué par les scientifiques et les relations qu'ils entretiennent avec le reste du monde, mais cela ne dit rien du contenu des sciences quantitatives : la validité de leurs travaux est limitée aux comportements humains... qui ne sont que peu différents des comportements dans d'autres groupes humains : avant d'avoir une activité scientifique, les scientifiques sont humains.
Oui, il y a l'humain, et le professionnel. Pour l'humain, c'est dit, mais pour comprendre le fonctionnement du professionnel, il y a des règles particulières, qui s'enracinent plus profondément dans les sciences, ou, dit plus clairement, qui ne se comprennent que si l'on comprend mieux les sciences, c'est-à-dire dans les équations.
Considérons par exemple la chimiométrie, qui est une discipline qui fait usage de mathématiques à propos de données d'analyse chimique. Il y a des débats pour savoir si seules les méthodes statistiques sont au coeur de la discipline, ou bien si d'autres types de mathématiques peuvent être utilisées. Il y a des débats pour savoir si la chimiométrie est une science ou une technologie, ou encore une technique. Il y a des débats pour savoir si les espoirs qu'on y met correspondent aux mots posés dans des appels d'offres, par exemple.
Discuter de tout cela ? Comprendre les relations entre scientifiques quand elles sont centrées sur ces débats ? Il faut manifestement savoir de quoi l'on parle, plonger dans le détail des calculs, en comprendre la mécanique, la nature.
Je sais bien qu'un cas isolé ne fait pas une règle générale, mais j'ai du mal à m'empêcher de penser que le monde de la sociologie des sciences (faut-il un monde entier pour cela ?) devrait faire du ménage dans ses rangs. Et, comme les autres disciplines scientifiques, raidir un peu les règles de publication.
J'ai, en effet, reçu dans mon groupe de recherche une sociologue des sciences d'une des principales université du monde, dirigée par un ponte de la sociologie des sciences (on verra pourquoi je ne nomme personne précisément!). La personne était venue pendant six mois au laboratoire, et, mieux même, dans mon propre bureau. Je la tenais au courant de tout, je partageais avec elle les feuilles de calcul (qu'elle ne comprenait pas), les ébauches d'article, je l'emmenais avec moi quand je faisais des conférences, je répondais à ses questions en voiture, dans le métro… Évidemment quand on passe beaucoup de temps en compagnie de quelqu'un, iil est bien difficile de rester longtemps sans « sourire », sans faire de l'ironie, de l'antiphrase… surtout moi ! Et j'ai eu finalement la stupéfaction de voir imprimé dans sa thèse des blagues que je lui avait dites... et qu'elle avait prises au sérieux. Mais ces blagues n'étaient pas assorties de point d'ironie, et elles n'étaient pas prises comme telles : notre amie avait mis au pied de la lettre des idées évidemment insoutenables. Pis encore, je crois qu'elle n'avait rien compris à la science quantitative, parce qu'elle voyait cette dernière comme une sorte de récit, assorti de signes incompréhensibles pour elle, alors que les sciences de la nature sont précisément cela, le maniement d'équations qui tiennent si bien au phénomène. Notre "collègue" aurait passé dix fois plus de temps avec nous que ses a priori n'auraient pas été changés.
Pour comprendre la science, il faut donc faire l'effort de comprendre les équations qui sont véritablement la science, qui la structure, qui la déterminent… Oui, des explications patiemment données permettent de comprendre, à n'importe qui, mais seulement si ce n'importe qui a envie de comprendre le formalisme, s'y plonge.
Pour les autres, la science est un récit, un conte qui, évidemment, n'a pas plus de validité que n'importe quelle histoire de fée ou de revenant. Ce cas n'est pas isolé, et l'on voit trop d'articles ou de livres de sociologie ou de philosophie des sciences qui passent à côté de ce que sont vraiment les sciences quantitatives, ou qui présentent des "élaborations" où les scientifiques n'y retrouvent pas leur activité.
Comment améliorer les choses ? En introduisant du calcul dans le cursus des sciences de l'humain et de la société, en n'acceptant pas que la rigueur soit moindre que dans d'autres disciplines. Mais faut-il être plus exigeant dans ce champ que dans d'autres ? La question est épineuse, et compliquée par le fait que le discours de certaines sciences de l'homme et de la société est un discours en langage naturel, qui, de ce fait, peut être entendu par l'homme et la femme de la rue.