Cela fait des années que je conseille à mes amis des métiers du goût de parler de "polyphénols", pour de nombreux composés des vins, plutôt que de "tanins", qui ne sont que les composés qui tannent.
Dans la même veine, j'ai largement critiqué l'emploi d'expressions comme "les tanins fondent lors du vieillissement de vins", et notamment parce que, en réalité, l'affaiblissement ou la disparition de l'astringence, dans des vins qui vieillissent, n'est pas due à des tanins qui "fondraient", mais à des association de composés phénoliques en structures plus grosses, qui perdent les propriétés tannantes.
Les tanins ? N'oublions pas que l'espèce humaine a appris, il y a très longtemps, à tanner les peaux d'animaux pour augmenter leur résistance, leur durabilité. Les tanneurs étaient dans toutes les villes, à côté de l'eau qui est indispensable pour cette opération.
Pour faire du cuir
(https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32013D0084&from=RO
et https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k99567.image)
On obtient du cuir après plusieurs étapes, en mettant en oeuvre un
savoir-faire ancien, qui a bénéficié des avancées de la chimie.
La durée moyenne de l’ensemble de ces traitements est de quatre semaines. Plusieurs métiers se relaient pour donner toutes ses caractéristiques au cuir : souplesse, odeur, fermeté couleur, épaisseur, toucher, etc.
Commençons par observer que le travail des peaux doit intervenir rapidement après l’abattage, car les peaux sont fragiles : elles sont constituées de 75 % d'eau, et pourrissent en quelques heures (selon la température). Afin d'éviter cette dégradation, la méthode la plus utilisée est le salage (simple et économique), mais il peut aussi y avoir séchage ou congélation.
Dès ce stade, on trie les peaux, en fonction de leur qualité, afin de permettre, ensuite, au tanneur de proposer des lots de cuirs finis de qualités homogènes. Le prix des peaux brutes est 40 et 50 % de celui du prix du cuir fini.
Le tanneur, qui récupère des peaux sales, procède à une trempe, qui réhydrate la peau et la dessale : les peaux trempent dans environ cinq fois leur poids d’une eau à laquelle on ajoute un antiseptique. Ce bain sert aussi à éviter la putréfaction et la dégradation de la "fleur" et des fibres de la peau dans la cuve.
Vient ensuite le dépilage et le pelanage. Le dépilage est effectué par des produits qui détruisent la kératine (constituant du poil) et l’épiderme de surface. Le pelanage consiste à dégrader légèrement les fibres pour rendre la peau plus réceptive aux futurs traitements tannants. Cette étape conditionne en partie la souplesse du cuir fini, car plus les fibres seront dégradées et plus le cuir sera souple.
Les peaux passent ensuite à l’écharnage : une machine nommée écharneuse élimine l’ensemble des tissus sous-cutanés. A partir de ce moment, il ne reste que le derme, qui sera transformé en cuir.
Le déchaulage consiste à réduire le pH des peaux à 7 (il est encore trop basique) : on trempe les peaux dans des cuves emplies d’eau et des sels ou des acides. Les cuves sont agitées, pour accélérer le processus. Des contrôles réguliers sont effectués car un pH trop acide dénaturerait la peau. D’autres réactions (confitage et picklage), indispensables mais de moindre importance, sont mises en oeuvre au cours de cette opération générale, en vue d’éviter d’autres réactions lors du tannage qui se déroule en milieu acide.
Puis vient le tannage du cuir : c'est l’action de transformer en cuir
une peau débarrassée des poils et autres résidus. Le tannage consiste à
déshydrater une peau putrescible et à y fixer des agents pour la rendre
imputrescible et résistante.
Pour arriver à ce résultat, il existe plusieurs agents tannants :
- les tannins végétaux: ils se présentent sous la forme de poudres
concentrées issues de divers végétaux ; les peaux passent
alternativement entre 8 et 15 jours dans 5 à 8 cuves contenant des
solutions de plus en plus concentrées ;
- le chrome, dans 80 % des cas, car plus économique (le tannage se fait en 24 heures).
- d’autres types de tannage (à l’aluminium, au zirconium, etc.),
permettent d’obtenir des cuirs spécifiques, mais restent moins bien
maîtrisés et coûteux, donc moins courants.
Le tannage transforme donc les "peaux" en "cuir", mais ce dernier n’a
pas encore les caractéristiques nécessaires à la confection d’objets en
cuir. La succession de plusieurs opérations de corroyage doit encore le
rapprocher du résultat souhaité.
Ainsi, au cours de l’essorage, le cuir passe entre des cylindres : comprimé, il perd une grande partie de son eau.
Puis les cuirs peuvent être refendus. On obtient deux feuilles. L’une
est la fleur (côté externe) et l’autre la croûte, ce qui double la
surface de produit à vendre, en fonction des utilisations.
Le cuir est ensuite neutralisé, pour supprimer une éventuelle acidité
résiduelle et encore faciliter la pénétration des produits chimiques. Il
peut alors être teinté et nourri : la nourriture, souvent réalisée à
l’aide d’une huile de poisson, donne de la souplesse et augmente la
durée de vie. En fonction de la destination prévue pour les cuirs, le
pourcentage de matière grasse sera différent :
- 4 à 10 % de son poids pour du cuir à chaussure
- jusqu’à 30 % pour du cuir dit gras.
Le séchage, enfin, est une étape très importante pour la qualité du
cuir. S’il est trop rapide, le cuir sera trop raide et s’il est trop
lent, la tannerie n’est plus rentable. Ce séchage peut se faire de
plusieurs manières : sur cadre, suspendu ou sous vide.
Il est intéressant d'observer que les mêmes tanins végétaux utilisés
pour le tannage des peaux furent employés pour la confection d'encres...
comme on peut en faire l'expérience en faisant bouillir de l'écorce de
chêne dans de l'eau, puis en ajoutant de la rouille dans la décoction :
on voit se former un beau précipité noir, que l'on peut stabiliser à
l'aide de gomme arabique.
D'ailleurs, si l'on goûte la décoction avant d'ajouter la rouille, on
perçoit que la solution est très astringente : les tanins se lient aux
protéines lubrifiantes de la salive.
Autre expérience possible : mettre en bouche une gorgée d'un vin
astringent, la faire tourner dans la bouche, et recracher doucement
(pour ne pas faire de mousse qui gênerait les observations ; on voit
alors un précipité que forment les protéines salivaires avec des tanins
du vin.
Tout cela étant dit, que sont les tanins ? Et quel rapport avec les pigments phénoliques des plantes (et du vin), avec les composés astringents du bois ? Et avec des polyphénols ?
Un collègue évoque (Why bother with Polyphenols ? : Groupe Polyphenol. https://www.groupepolyphenols.com/the-society/why-b...) la question de savoir ce que sont les polyphénols. Il répond que ce n'est pas simple, et il propose une définition discutable (selon lui). Mais l'apport de son texte est surtout de faire état de définitions successives, de ce que le Gold Book de l'Union internationale de chimie (IUPAC) propose de nommer plus simplement et plus justement des "phénols" (https://goldbook.iupac.org/), comme je l'explique plus loin.
Je reprends d''abord le texte de mon collègue son texte en le traduisant, et en le transformant. Mais je me fonde aussi sur le texte Haslam E. 2007. Vegetable tannins-Lessons of a phytochemical lifetime, Phytochemistry, 68, 2713-2721.
Il y a 50 ans, Theodore White a proposé une définition fondée sur l'utilisation de composés phénoliques pour tanner, ce qui avait conduit à la terminologie "tanins végétaux". Ces composés avaient été explorés, pendant la première partie du 20e siècle, mais les outils manquaient aux chimistes entourant le chimiste allemand Emil Fischer -notamment son élève Karl Freudenberg- pour en élucider la constitution moléculaire.
Trois scientifiques prirent le relais : E. C. Bate-Smith et Tony Swain explorèrent les phénols des plantes, précisant les bases moléculaires du tannage par des composés végétaux, tandis que Edwin Haslam explorait la réactivité, la synthèse, les effets phytochimiques, biochimiques et biophysiques de diverses catégories de ces composés, ainsi que leurs interactions avec des polysaccharides ou des protéines.
Haslam proposa une première définition, en utilisant les travaux de Bate-Smith, Swain et White : les "polyphénols" auraient été restreints à des tanins végétaux qui auraient été solubles dans l'eau et auraient eu une masse molaire comprise entre 500 et 3000-4000, avec 12 à 16 groupes hydroxyles phénoliques et 5 à 7 noyaux aromatiques par 1000 unités de masse molaire, ce qui aurait permis les réactions phénoliques connues, tel la formation de complexes bleus sombres avec des sels de fer III, la capacité de précipiter des alcaloïdes et des protéines.
Avec cette définition, la lignine n'est pas un polyphénol, et trois classes de produits naturels portant des groupes phényle polyhydroxylés pouvaient être désignés par le terme "polyphénol" : les proanthocyanidines (ou tanins condensés) tels que procyanidines, prodelphinidines et profisetinidines, les gallo- et éllagitanins (les "tanins hydrolysables"), qui sont dérivés du métabolisme de l'acide gallique (ou acide 3,4,5-trihydroxybenzoïque), les phlorotanins, que l'on trouve dans les algues brunes et dérivent du couplage oxydatif du phloroglucinol (ou 1,3,5-trihydroxybenzène).
Cette définition a été élargie à des structures phénoliques plus simples, notamment en raison d'une reconnaissance de la bioactivité des phénols végétaux. Un grand nombre de ces composés n'ont pas d'action tannique, mais ils peuvent être à l'origine de composés qui en ont une. Ont alors été considéré comme "polyphénols" des composés tels les flavonoïdes, avec les flavones, les flavanones, les flavanols, les flavonols, les isoflavones, les anthocyanidines, les chalcones, les aurones et les xanthones.
Mais UIC, toujours l'UIC, rien que l'UIC
On comprend que la notion de "polyphénols" s'est lentement dégagée de
celle de tanins, mais on se souvient que, en matière de chimie, les
terminologies doivent faire l'objet d'un consensus international (sans
quoi le fléau de la tour de Babel crée le désordre).
Bref, le Gold Book de l'Union internationale de chimie (IUPAC) est clair
et logique : on ne parle de polyphénols que pour des composés qui sont
des polymères (plus de 100 résidus environ) ou des pseudopolymères (avec
des résidus qui peuvent être de plusieurs types) de phénols. Et c'est
ainsi que les lignines, par exemples, sont des polyphénols... alors que
nombre de tanins ne sont que des oligophénols, en vertu de la définition
internationale :
Oligo: A prefix meaning 'a few', and used for compounds with a number of
repeating units intermediate between those in monomers and those in
high polymers. The limits are not precisely defined, and in practice
vary with the type of structure being considered, but are generally from
3 to 10, e.g. oligopeptides, oligosaccharides.
Source:
PAC, 1995, 67, 1307. (Glossary of class names of organic compounds and
reactivity intermediates based on structure (IUPAC Recommendations
1995)) on page 1353
Terminons avec la définitions des "phénols" : Compounds having one or
more hydroxy groups attached to a benzene or other arene ring.
C'est clair, non ?
En tout cas, pour ce qui me concerne, je ne parlerai plus que de phénols, quand il s'agit de phénols, et de polyphénols quand il s'agit de polyphénols