Quand on explore la vie de Pierre Duhem, extraordinaire physico-chimiste français du siècle dernier, on ne peut manquer de retenir quelques faits saillants.
Tout d'abord Duhem était très opposé à Marcellin Berthelot, lequel s'était posé en chimiste du parti laïque et, à une époque où cela était bien porté (Jules Ferry, Renan...), avait réussi à s'imposer comme un mandarin absolu.
Duhem, opposé puisque fervent catholique et aussi bon scientifique, fut broyé par le système. Il n'eut pas de poste à Paris, fut envoyé à Lille, puis à Rennes, et enfin à Bordeaux, où il finit sa carrière, mourant jeune. On lui avait dit que Bordeaux était une étape pour Paris, mais il n'en fut rien.
Duhem était un fervent catholique, et d'un caractère qui n'était pas facile. Par exemple, à Lille, il avait été jusqu'à vouloir faire renvoyer un préparateur qui ne l'avait pas salué, et alla jusqu'à se brouiller avec le doyen de l'université pour cette raison, considérant qu'une lettre d'excuses était insuffisante. Scientifiquement, aussi, il était dogmatique : il s'opposa à l'existence des atomes (comme Berthelot), à la relativité d'Einstein, et ainsi de suite. Un homme extraordinairement intelligent et cultivé, bloqué par son dogmatisme.
A un moment de son existence, voulant créer une revue de combat pro-religion, il avait discuté les questions de l'opposition entre science et religion, et avait été jusqu'à conclure que tous les progrès de la science étaient dus à la religion catholique ! Pour un historien des sciences, c'était borné : si le monde chrétien peut effectivement s'enorgueillir que des penseurs catholiques aient développé les sciences modernes, Duhem oubliait que le savoir des Grecs (mathématique, notamment) était passé à l'Islam avant de revenir en Europe, après le Moyen-Âge ! Et il oubliait aussi de dire que l'Europe avait une pensée unique, et que l'inquisition envoyait au bûcher quiconque osait discuter la Bible et les Evangiles. On sait ce qu'il advint de Giordano Bruno ou de Galilée, et l'on peut imaginer que des individus intelligents aient été prudents et se soient dits catholiques pour éviter de finir au bûcher ! De tout cela, Duhem ne disait rien.
En revanche, Duhem avait raison de signaler que religion et sciences parlent des langages différents entre lesquels il n'y a pas de "correspondances". Les deux champs de savoir sont strictement "perpendiculaires". D'autre part, Duhem aurait même pu ajouter que la foi n'est pas en contradiction avec l'étude scientifique : par le passé, des gens de foi, tel le grand physico-chimiste britannique Michael Faraday, considéraient que la science permettait de déchiffrer l'un des deux livres que Dieu nous a donnés, le premier étant la Bible et le second la nature. Explorer la nature par la méthode scientifique, c'est bien essayer de comprendre le langage divin, au moins pour ceux qui font l'hypothèse de l'existence de Dieu.
Que faire face à un personnage aussi ambigu que Duhem ? Comment l'aimer ? Comment le détester ?
La question est ancienne, et elle vaut pour la plupart des scientifiques : Faraday, Lavoisier, Einstein, Planck, Heisenberg¦.
Tous ont eu leurs bons et leurs mauvais côtés, même si les hagiographies n'en disent évidemment que du bien. Tous ont eu cette capacité remarquable de pousser les limites des connaissances humaines plus loin que leurs contemporains, et tous ont contribué à la montagne des connaissances.
On disait dans le temps, que, des morts, on disait du bien ou rien. Je ne suis pas sûr que cette idée soit bonne, parce que l'on est finalement déçu quand on finit par découvrir le pot aux roses ! Et puis, l'hagiographie est un mensonge. Pour les "enfants" tels que moi, et les autres, il y a malaise à découvrir les fautes des grands anciens. Je me souviens avoir été désespéré d'apprendre que Jean Perrin avait eu des maîtresses. Quoi, ce Jean Perrin qui avait fait le Palais de la découverte que j'aime tant ! Il trompait sa femme ! De surcroît, son attitude avait été vraiment contestable face à Breton, qui distinguait bien mieux science et technologie. Faraday était bien plus vertueux, mais également en contradiction avec ses paroles. Par exemple, quand il mettait en avant les collaborations, alors qu'il n'en avait pas. Einstein abandonna sa première épouse, enfant compris, et ainsi de suite.
L'observation des grands scientifiques contemporains montre aussi que ce serait une erreur d'idéaliser le souvenir que nous avons des grands anciens. Hommes et femmes de science n'ont pas changé, et de même que les panacées n'existent pas, je doute de l'existence de "parfaits scientifique", fussent-il scientifiques.
Parmi les innombrables théories que j'ai, il y en a une qui stipule que nous avons peut être tous les défauts de nos qualités, et vice versa, ce qui conduit à penser que nous avons tous des qualités et des défauts, mais, pis encore, que de grandes qualités sont peut-être associées à de grands défauts ? Finalement, comment se positionner face à cette question de l'hagiographie et du devoir de mémoire+reconnaissance que nous devons avoir (pour plein de raisons, mais je n'entre pas dans les détails) ?
Ma proposition est la suivante : peut-être devrions nous cesser d'avoir de l'admiration pour les grands scientifiques, et réserver notre admiration pour un couple personne-travail. On ne dissocierait pas le résultat de la personne, et l'on éviterait ainsi de se focaliser soit sur des résultats désincarnés, soit sur des personnes imparfaites. Et c'est ainsi que la réfutation du phlogistique par Lavoisier est belle, que la relativité d'Einstein est extraordinaire, et ainsi de suite. Ayons de l'admiration pour des couples travaux+personnes, sans oublier que "personnes" peut être au pluriel : plusieurs individus peuvent avoir contribué à un travail extraordinaire, et il est bon et juste de le reconnaître.