lundi 24 septembre 2018

Levures et poudres levantes

La confusion est fréquente, entre levures et poudres levantes… et il faut dire que cette confusion a été produite par des fabricants, qui ont utilisé l'expression très fautive et trompeuse de « levure chimique ».
De quoi s'agit-il ?
La levure, tout d'abord, est connue depuis de nombreux siècles. Par exemple, dès 1419, on nomme leveure une « substance qui provoque la fermentation ». Jadis, on utilisait des mélanges d'herbes pour provoquer la fermentation de la bière, tout comme on utilise encore parfois aujourd'hui des mélanges de fruits secs ou des quartiers de pomme pour faire démarrer un levain.
Puis arriva Louis Pasteur, qui montra que ce ne sont ni les herbes, ni les fruits, ni l'opération du Saint Esprit qui provoquent les fermentations, mais bien plutôt des organismes vivants, présents tout autour de nous. Quand un fruit ou un légume dans un saladier se couvre de moisissures, c'est qu'un tel « micro-organisme » a été apporté par l'air. Ils sont partout, et leur nature, leurs espèces dépendent notamment de la température, de l'humidité, du soleil, du sol… D'où des vins particuliers selon les régions, d'où des fromages particuliers selon les régions, d'où des vinaigres, des salaisons particulières selon les régions… Par exemple, pour les bières lambics, qui sont ensemencées naturellement, on porte le brassain en haut des brasseries et l'on expose aux micro-organismes environnants : il a été montré que, de part et d'autre d'une colline, en Belgique, des bières différentes sont obtenues à  partir des mêmes ingrédients. C'est cela, notamment, le terroir.
Quand Pasteur découvrit ainsi les micro-organismes, il permit aussi la domestication des « levures », des espèces particulières de micro-organismes. D'où une maîtrise des fermentations… qui s'assortit d'un changement de goût : pour du pain, il y a la même différence entre un pain levuré avec un levure domestique et un pain au levain, avec des levures sauvages, qu'entre un champignon de Paris et un champignon sauvage. Mais il est bon de savoir que des sociétés vendent aujourd'hui des micro-organismes de mille types différents, pour des goûts bien difféents.
Bref, les levures sont des micro-organismes, vivants : réduits à une « cellule » (comme un petit sac fermé), qui vit, parce qu'elle contient tout ce qu'il faut pour son développement et sa reproduction. Dès que les circonstances le permettent, c'est-à-dire en présence d'eau et de nutriments, à une température douce, une cellule unique de levure en engendre deux, qui chacune se divisent, et ainsi de suite de façon explosive. Comme, en plus, les levures « respirent », elles dégagent du dioxyde de carbone, qui fait gonfler les pains et pâtisseries, dont nos merveilleux kouglofs.
Les poudres levantes ? Rien à voir ! Cette fois, c'est de la chimie toute simple, comme quand on met du vinaigre blanc sur la carapace de crevettes : on voit apparaître des bulles, parce que l'acide acétique du vinaigre réagit avec le carbonate de calcium de la carapace, ce qui engendre le même dioxyde de carbone que précédemment. En perfectionnant un peu les réactifs, des fabricants ont appris à confectionner des mélanges de poudre qui, stables à sec, se mettent à réagir dans les appareils à gâteaux que l'on cuit, quand il y a à la fois de l'eau (souvent apportée par l'oeuf) et de la chaleur (de la cuisson). Ainsi les cakes, les muffins, les gâteaux…

Pourquoi bien distinguer les deux produits ? Parce que les dégagements gazeux ne sont absolument pas les mêmes, en termes de rapidité, et n'interviennent pas au même moment des recettes, ce qui conduit à des alvéolations bien différentes. De surcroît, la fermentation par les levures ne se réduit pas à un simple gonflement de la préparation : elle engendre aussi nombre de composés odorants ou sapides, qui contribuent au goût des préparations fermentées. Et le goût, c'est essentiel, non ?
C'est donc  trompeur  de parler de « levures chimiques » : les poudres levantes ne reproduisent qu'une des fonctions des levures.


dimanche 23 septembre 2018

Rôtir

 Il y a des mots qui sont aujourd'hui acceptés dans des… acceptions qu'ils ne méritent pas. Rôtir est un tel mot.
Rôtir ? Cette fois, il n'est pas nécessaire d'aller regarder dans un livre d'étymologie pour comprendre le débat, mais dans des livres de cuisine. Rôtir, c'est faire le travail du rôtisseur, dont le juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin, auteur d'une « gastronomie fantasmée », disait qu'on l'était de naissance, mais qu'on ne pouvait pas le devenir par le travail. Commençons par nous débarrasser ce boulet, pour voir ensuite que, comprenant l'objectif, nous pourrons l'atteindre.
Oui, tout d'abord, Brillat-Savarin n'était pas cuisinier, ni scientifique, mais juriste… Dans son livre La physiologie du goût, il ne parle pas de science… mais raconte des anecdotes en faisant croire à ses lecteurs qu'il est « docteur ». Il est peut-être docteur en droit… mais certainement pas en médecine ni en science. Il parle de tas de notions chimiques qu'il ne connaît pas vraiment, et  il invente, il invente, il ne fait qu'inventer ! Par exemple, quand il dit que trois ordres savent manger, à savoir les chevaliers, les financiers et les abbés : je connais des abbés et des financiers qui ne savent pas manger, et je connais des gens qui ne sont ni abbé, ni financier, ni chevaliers qui savent parfaitement manger.
Il invente aussi, par exemple, quand il parle d'osmazôme, ce qui avait été découvert par le chimiste Jacques Thenard : ce dernier désignait ainsi la fraction de la viande qui se dissolvait dans l'éthanol, c'est-à-dire l'alcool des vins, liqueurs ou eaux-de-vie. Brillat-Savarin en fait la « partie sapide des viandes » : pure invention !
Bref, Brillat-Savarin inventait, et il inventait si merveilleusement que beaucoup y ont cru ! N'est-ce pas cela, le summum de la littérature ? Et mieux, la « gastronomie littéraire » ? Brillat-Savarin, d'ailleurs, n'est pas l'inventeur du mot « gastronomie », puisque c'est le poête Joseph Berchoux qui introduisit le mot, en 1801.

Reste que Brillat-Savarin a fait beaucoup de mal en écrivant « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur ». Il y aurait eu des gens qui auraient su rôtir de naissance, et d'autres pas. Je déteste ce genre d'idées qui refusent au travail la possibilité de réussir. Et je déteste ce genre d'idées qui laissent croire à des individus supérieurs, à des « dons du ciel ». Non, si je comprends ce qu'est que rôtir, et si j'y mets assez d'attention, de soin, d'intelligence, alors j'apprendrai à rôtir, et je rôtirai bien.
Mais arrivons à la question : qu'est-ce que rôtir ? Depuis les débuts de l'humanité, quand l'espèce humaine a appris à maîtriser le feu, on a rôtit, ce qui signifie que l'on a placé des aliments près du feu, afin de les … cuire. Mais de les cuire d'une façon particulière, qui ne soit pas le bouilli, par exemple. Quand un aliment est près du feu, il reçoit des ondes électromagnétiques particulières qui le chauffent, les rayonnements infrarouges : des cousins de la lumière, mais invisibles à l'oeil, et perceptibles seulement à leur effet chauffant. Et nous savons tous que seul le côté face au feu est chauffé, de sorte qu'il faut tourner les pièces à rôtir pour qu'elles soient cuites sous toutes les faces.
Lors de cette cuisson, les infrarouges chauffent les aliments, et évaporent l'eau de surface, en même temps que la chaleur se propage dans l'intérieur des aliments. Une croûte se forme (de la viande sans eau devient dure : c'est cela la croûte), tandis que l'intérieur coagule. Bien sûr, il y a d'autres effets : les micro-organismes pathogènes qui sont quasi nécessairement sur la surface sont tués, et des réactions chimiques ont lieu, ce qui fait brunir la viande et lui donne du goût.

Voilà pour ce rôtissage que l'on peut apprendre à faire, donc, et qui se fait depuis toujours. Là où les livres de cuisine du passé sont éclairants, c'est que l'on découvre une « guerre » qui eut lieu dans le milieu culinaire il y a environ un siècle, et qui est bien oubliée aujourd'hui. Quand le gaz s'introduisit « à tous les étages » (on trouve encore des plaques qui le signalent sur certains immeubles parisiens), on put raccorder des fourneaux, faire des fourneaux à gaz, et, l'on put cuire dans le four. Certains nommèrent cela « rôtir »… et les gens honnêtes hurlèrent au scandale : ils avaient raison, car cette opération de cuisson au four ne donne absolument pas les mêmes résultats que le rôtissage, sauf peut-être quand on ouvre les ouras, afin d'éliminer la vapeur d'eau qui se forme lors de la combustion du gaz et lors de l'évaporation de l'eau de surface des aliments que l'on cuit. Le croustillant final n'est pas le même, pas plus que le goût, d'ailleurs, car ce ne sont pas les mêmes réactions qui ont lieu en milieu sec et en milieu humide. J'en profite d'ailleurs pour dire que les réactions qui ont lieu ne se limitent pas aux réaction de Maillard ! Ces dernières ne sont que certaines des réactions qui ont lieu lors d'une cuisson, et il est donc faut de dire que les réactions de Maillard sont responsables du brunissement des viandes : elles ne sont responsables que d'une partie du brunissement.
Mais pour en revenir au rôtissage, nous sommes aujourd'hui bien gênés, parce que nous n'avons qu'un seul mot pour désigner le rôtissage, le vrai, celui qui résulte de l'exposition d'une viande à des rayonnements infrarouges, celui que font les rôtisseurs de volaille, qu'ils soient bouchers ou charcutiers, et les diverses cuissons au four, d'autant que les fours modernes ont de nombreuses possibilités : avec convection, sans convection, avec ouras ouverts, ou fermés,  avec le grill… D'ailleurs, on parle de griller, au four ou à la salamandre… mais il s'agit plutôt, en réalité, de… rôtir !

samedi 22 septembre 2018

Une émulsion, c'est de la matière grasse dispersée dans une solution aqueuse fait

Cela fait plusieurs fois de suite que, dans des restaurants, le maître d'hôtel m'annonce en dessert une émulsion. De fraise, de tomate, de mangue, de citron…
Chaque fois, je remets la personne à sa place… parce que, interrogeant mon interlocuteur, je vois qu'il veut dire « mousse ». Jusqu'à de grands chefs qui font la confusion, ce qui ne légitime pas l'acception fautive qu'ils font : même si le président de la république nommait « chat » un animal à quatre pattes qui aboie, je le reprendrais pour lui dire qu'il se trompe, et qu'il doit dire chien.
Pourtant, c'est tout simple : comme indiqué au début de cette chronique, une mousse, c'est un système liquide où sont dispersées des bulles d'air, petites ou grosses, visibles à l'oeil nu ou non ; en revanche, une émulsion, c'est un système liquide où sont dispersées des gouttelettes d'huile, petites ou grosses, visibles à l'oeil nu ou non.
Ainsi, un blanc en neige est une mousse, mais une mayonnaise est une émulsion. Un liquide que l'on éjecte d'un siphon est une mousse, mais un aïolli est une émulsion. Bien sûr, il y a des cas plus compliqués, comme la crème fouettée, mais le plus souvent, il suffit de se repérer à ce qui est dispersé : bulles de gaz ou gouttes de matière grasse ?
Pour la crème fouettée, reprenons doucement. On part du lait, qui est une émulsion, puisqu'il y a des gouttelettes de matière grasse dispersées dans l'eau du lait. Le mot « émulsion », d'ailleurs, vient du latin emulgere, qui signifie « traire ». Quand le lait repose, les gouttelettes de matière grasse monte à la surface du liquide, et l'on a la crème, encore faite de gouttes de matière grasse dans de l'eau. Puis, quand on fouette la crème, on la « foisonne », ce qui signifie qu'on la fait mousser. La crème fouettée, la crème chantilly, sont des émulsions foisonnées.
Et là, récemment, on m'a interrogé : l'appareil à génoise est-il une mousse, ou bien une émulsion ? Partons de la recette, qui se fait avec de l'oeuf (beaucoup d'eau) et du sucre, lequel se dissout dans l'eau de l'oeuf. Si l'on fouette, le mélange prend du volume et blanchit: pas de doute, c'est parce que d'innombrables bulles d'air sont dispersées dans le liquide. L'affaire est classée : l'appareil à génoise est une mousse, pas une émulsion !

vendredi 21 septembre 2018

Gélatine et agents gélifiants ; pas de gélatine végétale !

Un ami chef me parle d'un problème qu'il rencontre alors qu'il produit des gelées… mais je comprends, en l'interrogeant, que son usage des mots le conduit à l'erreur technique : il utilise notamment le terme fautif de "gélatine végétale"… et, de ce fait, utilise comme de la gélatine un agent gélifiant qui n'est pas de la gélatine ; c'est comme vouloir émincer des échalotes en tenant un couteau par la lame.
Au fond, je fais un peu la fine bouche en critiquant mon ami, car la popularisation de l'expression "gélatine végétale" est une sorte de couronnement de mes travaux. En effet, de même que l'usage du gaz ne s'est imposé, en remplacement du charbon, quand on n'a plus eu besoin d'apposer sur les maisons l'indication « gaz à tous les étages »,  la cuisine moléculaire a gagné, puisqu'il y a partout, dans les cuisines, des siphons, de la basse température, et ces mêmes gélifiants, ou agents gélifiants, dont on m'accusait de vouloir empoisonner le monde avec. Ces derniers, notamment, sont vendus jusque dans les supermarchés ; ils sont si populaires que l'on en vient à les confondre avec la gélatine, qu'on les dénomme fautivement du nom de cette dernière, dont on oublie aussi qu'elle fut un jour moderne. Expliquons plus en détail.



Un peu d'histoire

Jusque dans les années 1970, on faisait les aspics ou les bavarois à partir de pieds de veau. Il fallait cuire longuement les pieds dans de l'eau chaude, puis filtrer, clarifier, etc. C'était un procédé bien long, qui suscita bientôt la création d'usines qui se mirent à extraire et vendre de la gélatine : en feuilles ou  en poudre.
La gélatine ? C'est la matière gélifiante du pied de veau et d'autres tissus animaux (peaux, tendons, cartilage… ; de porc, de veau, de poule…) , de sorte que l'on n'avait plus qu'à utiliser des feuilles ou de la poudre pour obtenir, en quelques secondes, le résultat qu'on mettait auparavant des heures à atteindre.
Puis, dans les années 1980, alors que des amis chefs me disaient encore que les gélées faites à la gélatine avaient un goût (mais j'ai des preuves que ce n'était pas vrai), j'ai vu qu'il existait de nombreux autres gélifiants, d'origine végétale ceux-là : carraghénanes, alginates, agar-agar, gommes de guar, de caroube, etc. Chacun a des caractéristiques techniques particulières : au choix, on pouvait faire des gels clairs, transparents, opaques, cassants, élastiques, mous...
Bref, il me semblait que le cuisinier pouvait trouver plus de notes sur son piano qu'il y  en a dans un triangle, et c'est ainsi que je me suis retrouvé un jour à aller proposer à une des principales associations de cuisiniers français d'utiliser ces produits. L'accueil fut amical, et la réponse fut  négative. J'étais naïf et désolé, car, alors que je n'avais rien à vendre, que je pensais aux progrès  de la profession, cette dernière me refusait mes propositions, se fermant à l'innovation, restant arquée sur une tradition dont on oublie qu'elle n'est en réalité qu'une synthèse des innovations du passé.
Ajoutons que ma proposition d'employer ces produits était une partie de ma volonté de rénover les techniques culinaires, ce que j'ai nommé "cuisine moléculaire". Oui, la cuisine moléculaire voulait seulement (OK, ce n'est pas rien) rénover les techniques culinaires, avec l'hypothèse supplémentaire que l'on fait mieux ce que l'on comprend !
Finalement, j'ai parfaitement réussi mon coup, et la cuisine moléculaire s'est merveilleusement développée, comme une application de cette discipline scientifique, branche de la physico-chimie, qu'est la gastronomie moléculaire (je répète qu'il y a une différence essentielle entre les deux : la science et la technique ne se confondent pas, et  il faut être bien aveugle  -volontairement ?- pour ne pas comprendre la différence).


Parlons de gélifiants d'origine végétale

Aujourd'hui, on parle donc de "gélatine végétale", et je devrais en être content, mais l’expression me choque parce qu'elle est fautive, et que cette erreur terminologique engendre  des déboires techniques.
Faisant l'hypothèse qu'un bon technicien mérite de comprendre les outils qu'il emploie, et que les noms de ces outils sont importants au même titre que leurs caractéristiques, je veux expliquer pourquoi il faut parler de gélifiant végétal, et non de gélatine végétale (une gélatine végétale, cela n'existe pas !).
La gélatine n'est pas végétale : c'est une matière extraite des tissus animaux,  faite de protéines de collagène, modifiées à  des degrés divers par la cuisson qui les extrait des tissus animaux.
La gélatine est un agent gélifiant, ce qui signifie qu'elle permet de faire gélifier des solutions aqueuses, afin d'obtenir ce que l'on nomme des gels. La gélatine est de nature protéique, animale, et elle a des caractéristiques particulières, que les cuisiniers connaissent  bien, et au nombre desquelles on compte sa capacité à fondre à une température voisine de celle de la bouche, ce qui permet d'obtenir des gels fondants, par conséquent.
Les autres gélifiants (ou agents gélifiants) ne sont pas tous des protéines. Par exemple, l'amidon, la fécule, faits de composés des catégories nommées amyloses et amylopectines, permettent de produire des gels que l'on nomme en l'occurrence des empois. Et, comme je le disais, il y a bien d'autres agents gélifiants que l'on peut extraire des plantes ou des algues. Souvent, ces composés sont des polysaccharides, de la même famille que l'amidon, et pas des protéines. Ce ne sont donc pas des gélatines. Et voilà pourquoi il est fautif de parler de protéines végétales.
De surcroît, il faut  que je signale que je viens de voir de ces sites qui vendent ces produits mal nommés : j'y ai vu qu'une des matières proposée sous ce nom fautif est en réalité faite de deux composés, et non pas d'un seul. Je n'ai rien à redire à ce mélange, surtout si cela donne des propriétés qu'un seul des deux composés n'aurait pas eu, mais il y a lieu d'être prudent et vigilant avec le commerce, qui est parfois déloyal, soit par ignorance soit par volonté : un mélange de composés n'est pas un gélifiant, mais un mélange de gélifiants. En l’occurrence, j'ai vu que les deux composés du mélangé à la désignation fautive étaient d'origine végétale, de sorte qu'on n'a pas à critiquer ce terme sauf à dire qu'il est un peu ambigu, car les produits sont plutôt "issus de végétaux", que "végétaux" eux-mêmes.

Est-ce ratiociner exagérément ? Je ne le crois pas, car il en va d'abord de la loyauté, de l'honnêteté. D'autre part, la discussion  que nous faisons ici est en réalité une manière d'aider mes amis à choisir les outils dont ils feront usage. Il faut surtout dire que le mode d'emploi d'un gélifiant d'origine végétale, fait d'un ou de plusieurs composés, n'est pas du tout celui de la gélatine, et que l'on ferait une erreur en le mettant en œuvre de la même façon. Il y a un mode d'emploi, particulier, pas difficile, mais particulier.

Et c'est ainsi qu'avec des gélifiants variés, bien compris, bien utilisés, la cuisine sera encore plus belle !



jeudi 20 septembre 2018

Passons à autre chose

 Je vois que, depuis plusieurs mois, j'ai beaucoup discuté :
- des questions didactiques
- des questions épistémologiques

Pour le premier point, tout tient en une phrase simple : "la question n'est pas que les professeurs enseignent, mais que les étudiants étudient". Et tout le reste n'est que fioriture.

Pour le second point, j'ai donc testé mes extravagances auprès de personnes dont j'estime le jugement, et j'ai vu que  mes idées étaient très largement partagées. De sorte que le problème est assez bien réglé.

Au total, je vois donc que je perdrais mon temps à poursuivre ces discussions, et que  je risque de me répéter sans rien ajouter de notable. Il faut donc que je mette un terme à ces réflexions-là, pour aller sur des terrains neufs, et notamment plus scientifiques.
Bien sûr, il y aura sans doute des traînes de comète, mais ce sera mineur.

La question de lutter contre les idées fausses ? C'est perdre son temps que de chercher à convaincre ceux qui ne veulent pas être convaincus, et il faut donc négliger ceux-là.
Et ceux qui sont "naïfs"? Il suffit de répéter ce qui a été dit, raison pour laquelle je republierai périodiquement quelques billets synthétiques sur ces deux points : mes amis sauront que c'est la répétition de billets anciens, et les autres auront la possibilité de découvrir ces billets.


Allons, marchons !


La gastronomie moléculaire, ce n'est pas la cuisine moléculaire.


J'ai effleuré la question dans des billets précédents, mais je ne suis pas entré dans les détails comme je le fais maintenant, en élargissant le propos.
Depuis les débuts  de la gastronomie moléculaire, certains ont confondu la « gastronomie moléculaire » avec de la cuisine, au point même qu'une revue de cuisine avait fait un numéro spécial pour que les cuisiniers s'expriment sur la question « Pour vous, qu'est-ce que la gastronomie moléculaire ? ».
C'était idiot ! Car la gastronomie moléculaire, ce n'est pas de la cuisine, et ce n'est pas aux cuisiniers de dire ce que c'est. La gastronomie moléculaire, c'est une science de la nature, une branche de la physique chimique, et, plus particulièrement, la partie de cette science qui cherche les mécanismes des phénomènes qui surviennent quand on cuisine. Il s'agit de chercher les phénomènes, et pas de cuisiner ! La gastronomie moléculaire ne produit pas des mets, mais des équations, des théories, des mesures… Et ce n'est donc pas aux cuisiniers de dire ce que c'est, mais aux scientifiques. D'ailleurs, la terminologie  « gastronomie moléculaire » est « déposée »… par le titre d'une thèse d'université.

La cuisine moléculaire ? Là encore, c'est une expression consacrée, qui ne doit donc pas s'interpréter de façon ignorante. La définition de la « cuisine moléculaire » est : cuisiner avec des ustensiles modernes, venus des laboratoires de physique et de chimie. Par exemple, on fait de la cuisine moléculaire quand on utilise un siphon, de l'azote liquide, des évaporateurs rotatifs, des thermocirculateurs pour la cuisson à basse température. Bref, la cuisine moléculaire est partout, de ce point de vue.
Ce qui brouille un peu les pistes, c'est que, en anglais, il y a deux traductions différentes de « cuisine moléculaire » : le « molecular cooking », c'est la technique, dans l'acception qui a été donné précédemment ; mais le « molecular cuisine », c'est ce style moderne de cuisine qui est né grâce à l'emploi des ustensiles modernes. Par exemple, les siphons permettant de faire facilement des mousses, on a vu beaucoup de mousses (sous des noms fautifs : espuma, émulsion, écumes, etc.) dans les assiettes de cuisine moléculaire. Par exemple, quand les cuisiniers ont disposé d'azote liquide, ils ont pu faire des « flocons givrés », en faisant tomber du blanc d'oeuf battu en neige et parfumé dans de l'azote liquide, afin de produire des objets avec une mince coque glacée autour d'un coeur très tendre.
Mais, en français, nous n'avons qu'un seul mot : cuisine moléculaire. Et l'on comprend aussi que c'était ignorant de dire que la « cuisine moléculaire, c'est cuisiner avec des molécules ». C'était ignorant… parce que cela n'était pas la définition, d'une part, et, d'autre part, parce que tous les ingrédients culinaires sont faits de molécules, de sorte que l'ignorance allait avec la tautologie.

Finalement, c'est bien clair : la gastronomie moléculaire est pour les physico-chimistes, et la cuisine moléculaire est pour les cuisiniers. Ajoutons, pour terminer, que la plupart des cuisiniers d'aujourd'hui font de la cuisine moléculaire, au sens des ustensiles rénovés : la cuisson à basse température est partout, tout le monde a des siphons, et ainsi de suite. Il est temps de passer à autre chose : la « cuisine note à note ».



La nature de la science de la nature


Je propose de discuter ici des expressions comme "science des matériaux" ou "science des aliments" ou "science des procédés", "sciences de l'ingénieur", "sciences pour l'ingénieur"...

Pour les matériaux, oui, un scientifique peut légitimement, agissant en scientifique (des sciences de la nature), s'intéresser à leurs structures ou à leurs propriétés. Aucune difficulté à faire comme les scientifiques du passé, à savoir identifier des structures que l'on ne connaissait pas, tels des réseaux à mailles incommensurables, ou encore des couches monoatomiques d'atomes de carbone, qui ont de surcroît des propriétés de supraconduction à la température ambiante, etc. Mais ce sont moins les matériaux qui nous intéressent que les caractéristiques générales du monde, à savoir l'incommensurabilité de mailles cristallines, ou bien le comportement d'électrons ou de phonons dans de telles conditions, ou encore la supraconduction dans des couches monoatomiques éventuellement confinée, par exemple.
Cela étant, le champ des matériaux n'est alors qu'un prétexte, un substrat à partir duquel un bon scientifique cherche nouveaux objets, de nouvelles particularités du monde, de nouveaux phénomènes, de nouveaux mécanismes. Il y a une question d'ambition, d'intention. Il ne s'agit pas de caractériser pour caractériser, ce qui serait un travail technique ;  ni d'explorer pour améliorer, ce qui serait un travail à finalité technique, donc un travail technologique. Non, la question est de "lever un coin du grand voile". C'est l'ambition, la motivation, la finalité, l'intention, l'objectif ! 

Pour les aliments, il en va de même,  car on n'oublie pas que les aliments ne sont que des systèmes physico-chimiques (ou des "matériaux") ayant la caractéristique de pouvoir être mangés. Et il est vrai que l'analyse des "aliments" est à l'origine de nombreuses découvertes : les pectines, les anthocyanes, les sucres... Autant de caractéristiques du monde, autant d'objets dont l'exploration nous conduisent à "lever un coin du grand voile".
Ce qui me conduit, par exemple, à analyser le cas des "antioxydants", dont les descriptions encombrent les revues de "science et technologie des aliments" depuis plusieurs années. Mois après mois, donc, des collègues fractionnent des aliments pour isoler des fractions qui passent des tests avec lesquels on révèle la capacité antioxydante. Fort bien, mais, en réalité, si on parle simplement de cette antioxydation, l'avancée scientifique est faible, et il s'agit le plus souvent de technologie ou de technique : les auteurs des travaux sont moins intéressés par les mécanismes généraux de l'"antioxydation" (en supposant que cette propriété ait un intérêt autre que technologique) que par la "protection" des graisses contre le rancissement, ou la "protection" des cellules contre le vieillissement.
J'insiste : cela est de la technologie. Là où il y aurait de la science, c'est si on parvenait,  par l'analyse de composés antioxydants variés, à identifier les raisons de l'autooxydation, du point de vue moléculaire.

Enfin il y a la question des procédés qui est beaucoup plus épineuse, parce que l'étude des procédés semble conduire directement de la technologie, alors que je crois qu'il y a de la (belle) science à faire.
Un examen attentif de l'histoire des sciences montre que le champ technique est depuis longtemps le support de questions scientifiques. On pourrait parler de la lunette de Galilée, de la mécanique des matériaux par le même Galilée, du microscope de Loewenhoek, de la microbiologie de Louis Pasteur (née de l'étude du vinaigre, du ver à soie, etc.), et la chimie n'est pas en reste, puisqu'elle s'est préoccupée initialement de médicaments, de teinture, d'aliments... et qu'on allait jusqu'à nommer "arts chimiques" les applications de la science nommée "chimie", afin de bien distinguer les deux activités. 
Par exemple, Darcet et Lavoisier ont étudié le bouillon de viande, ou encore Caventou et Pelletier ont exploré les pigments des végétaux verts que l'on cuit...
Certes, dans les temps récents, la théorie de la relativité où le boson de Higgs ne doivent rien à cette quête-là... mais la relation entre science et technologie n'est pas très distendue, au point même que des épistémologues parlent -je crois vraiment que c'est une erreur- de "technosciences".
Mais passons sur ce terme, dont il n'est pas assuré qu'il recouvre une réalité : de même, on peut dire "carré rond" ou "père Noël"... mais cela ne suffit pas pour faire exister des carrés rond ou le père Noël. Tout récemment, on m'en a servi une autre définition : le fait que la science soit payée par l'Etat en ferait une activité qui ne serait plus de la science, mais de la technoscience ; bizarre acception, et bizarre mot dire cela.
Répétons donc plutôt : il y a ceux qui cherchent une compréhension du monde, qui veulent "lever un coin du grand voile", et ceux qui  cherchent des applications techniques. Science dans le premier cas, technologie dans le second.
Considérons par exemple la friture, qui est bien une technique, culinaire en l'occurrence. Lors de la friture, il y a des phénomènes variés, par exemple la libération de bulles de vapeur par les tissus frits. Pourquoi cette éjection de vapeur ? Dans un tel cas, on est vite conduit à identifier que l'eau s'évapore, et que, la vapeur occupant un espace bien supérieur au liquide initialement présent, elle s'échappe par les parties les plus fragiles du tissu végétal. Là, on n'a pas fait de grande découverte ; en réalité on n'a rien découvert du tout, puisque cela se déduit immédiatement des principes déjà établis par la science. Mais on peut espérer, que, lors de l'analyse d'autres phénomènes qui ont encore lieu lors de la friture, on puisse arriver à des idées qu'on n'avait pas, et c'est là un espoir véritablement scientifique.
Dans un tel mouvement, le procédé n'est qu'une base lointaine, sans beaucoup d'intérêt à part celui de procurer un champ de phénomène à partir desquels on a l'espoir identifier des particularités de nouvelles du monde, et leurs mécanismes.


Ici, il me paraît important d'insister rapidement sur ces deux mots qui reviennent : "particularité" et "mécanisme". On aurait pu ajouter "phénomène", et l'on aurait retrouvé le cadre des avancées scientifiques du passé. #
Par exemple,  Faraday identifia un composé nouveau, qu'il nomma benzène,  dans les résidus de distillation de la houille. Ou encore, Balard identifia un élément chimique nouveau qu'il nomma brome dans les eaux de Spa, alors d'ailleurs que Justus von Liebig (si condescendant envers Balard, sans doute par jalousie) avait échoué à voir cet élément. Récemment, Andre Geim et ses collègues ont découvert que le matériau adhérent à du scotch que l'on tire à partir de charbon est fait d'une structure moléculaire nouvelle qu'ils ont nommé graphène, et qui la propriété d'être monomoléculaire, et, de surcroît, supraconductrice à température ambiante. Voilà pour les caractéristiques du monde. Pour les mécanismes, l'explication de l'osmose par des mouvements moléculaires une belle avancée. Et pour des phénomènes, on pourrait considérer l'oscillation des neutrinos, c'est-à-dire leur interconversion entre les différentes sortes.

Lever un coin du grand voile...