jeudi 24 mars 2016

4. Êtes-vous déjeuner ou dîner ?

C'est pour moi, non pas une question de goût personnel, mais une question de contingence, car on doit d'abord se souvenir que je travaille beaucoup, peut-être excessivement. Ayant bien diné, je n'ai pas faim le matin, et, à midi, il m'arrive souvent, au laboratoire, de ne pas déjeuner, parce que je n'ai pas le temps, que j'ai beaucoup de choses à faire.  Cela m'arrange un peu, parce que j'ai quelques kilos en trop, mais il faut alors que je dîne. Dîner se fait alors en famille ; c'est un bon moment, on se détend, on parle, on fait des efforts pour s'intéresser à ceux que l'on aime.  Et puis, après les repas, on est un peu assoupi. Autant cela serait gênant après  le déjeuner, autant je ne fait de tort à personne en dormant pendant la nuit ! D'ailleurs, j'ajoute que  des moralisateurs nous signalent qu'il faut manger peu le soir, sans  quoi  le  sommeil est perturbé... mais je me demande si nous n'avons pas ce travers terrible de toujours ériger en loi générale ce qui ne vaut que pour nous.

Ce qui me conduit à prendre du recul sur ce paragraphe : en répondant à la question, j'ai indiqué un choix qui n'a aucun intérêt général, et j'ai donné des raisons qui ne valent que pour moi. Laissons faire chacun, d'une part, et, d'autre part, pourquoi  me pose-t-on des questions dont je crois qu'elles ne conduisent pas à des réponses éclairantes ? A moins que je n'en sois maintenant à faire le constat de mon insuffisance  : je n'ai pas réussi à faire quelque chose d'intéressant à partir d'une question un peu faible  !
Allons, il est temps de se reprendre... par exemple, en m'interrogeant sur la raison pour laquelle une telle question est posée. Je ne vais pas refaire le coup de l'alternative où l'on veut m'enfermer et dont je veux  sortir (en parlant du petit déjeuner, du goûter, du souper...). En revanche, je vois que la question veut mettre mon interlocuteur dans une certaine intimité, que, au fond, je refuse, parce que je ne crois pas ma petite personne suffisante pour mériter cet intếret. Il y a quelques années, quand Marie-Odile Monchichourt m'avait interrogée, en vue d'un livre sur mes rapports personnels avec la science, j'avais réécrit les réponses données pour leur conférer plus de généralité. C'était la même difficulté, et, au fond, le même mécanisme de réponse : au lieu  de donner un détail idiosyncratique, je m'étais  efforcé de trouver un peu de généralité dans l'affaire.
A contrario, pourquoi refuserait-on d'ouvrir sa porte à des amis ? En réalité, je ne refuse pas, mais j'aimerais tant qu'ils ne soient pas déçus, une fois entrés !

lundi 21 mars 2016

3. Êtes-vous cru ou cuit ?



 Je suis certainement cuit, parce que le cru  est dangereux. On doit rappeler que l'humanité a inventé la fermentation et le feu pour se prémunir des micro-organismes pathogènes. Il y en a  partout autour de nous, et la cuisine permet d'abord de tuer les micro-organismes qui nous intoxiqueraient. Les "cuissons douces" ou autres crus, dont certains tentent de faire des modes, sont dangereux. La cuisson basse température est merveilleuse... quand elle est bien conduite : il faut éviter les séjours prolongés des aliments à des températures où les micro-organismes prolifèrent, et ne pas oublier que la toxine botulique, par exemple, est mortelle. La cuisson, c'est comme un couteau : indispensable... mais il faut apprendre à s'en servir pour éviter les risques de cet objet qui est dangereux. Idem pour  la fermentation, qui peut faire le meilleur (fromages, saucissons, vins, etc.) et le pire.

Cela dit, la cuisson a d'autres avantages, et notamment qu'elle change la consistance. Quand nos ancêtres n'avaient plus de dents (on doit se souvenir que, sans dentiste ni dentifrice, nos aïeux avaient des dents dans un état déplorable),  il leur fallait des aliments suffisamment mous pour subsister. Quand on n'a plus de dents, une carotte crue n'est pas mangeable. D'où le fait de râper ou de cuire. Il y a d'ailleurs une parenté, entre les procédés : quand on râpe une carotte, le couteau déclenche des réactions enzymatiques qui s'apparentent à celles de la cuisson.
A noter que la cuisson fut sans doute, aussi, un facteur de développement de l'espèce humaine, parce qu'elle augmente la biodisponibilité des nutriments. Avec moins de temps à mâcher, on a plus de temps pour le reste !

Et puis, il y a le fait que la cuisson fait apparaître des goûts nouveaux ! Et cela est essentiel, pour l'espèce humaine comme pour des espèces animales. Les chats, chiens, singes... préfèrent les aliments cuits aux aliments crus. Ah, l'odeur envoûtante d'une belle cuisson, d'un beau rôtissage, d'un fromage grillé... Décidément, je me vois mal condamné aux crudités, même si, parfois, cela est agréable. Une salade, d'accord, mais... en plus !


dimanche 20 mars 2016

2. Êtes-vous poisson ou viande ?

Ces questions sont analogues à celles que me posaient mes enfants quant ils étaient petits :  ils me demandaient si je préférais les framboises ou les cassis, et je répondais que je préférais les fraises des bois. Ils étaient furieux, parce que ce n'était pas le jeu auquel ils invitaient, mais il y avait (évidemment) plusieurs raisons pour lesquelles je répondais ainsi. D'une part, on devient sans doute plus malin si l'on apprend à ne pas "rester dans la boîte". D'autre part, les choix sont intransitifs et non ordonnables, de sorte qu'il n'est pas bon de répondre à une question mal posée.
Pour la question sur les poissons ou les viandes, il en va de même. Avec l'alternative proposée, il manque les crustacé, les huitres, les oursins... D'autre part,  il y a poisson  et poisson, viande et viande. Comment comparer un turbot à un faisan ? Egalement, il  y  le fait que nos choix sont changeants : si l'on a mangé beaucoup de turbot, on rêve de faisan !
Surtout il y a la façon de préparer les "ingrédients culinaires" pour les transformer en aliments. Par exemple, à propos du modeste maquereau, que l'on ne cesse de pêcher sur les côtes bretonnes au point de ne plus le considérer : j'en ai vu un chez Pierre Gagnaire qui était absolument éblouissant, un plat martien, merveilleux, inimaginable. Inversement la bavette que j'ai eu à déjeuner hier dans un bistrot près de la Gare Saint-Lazare n'étais pas extraordinaire... mais j'ai également vu, parfois, de très  belles bavettes sauce marchand de vin.
 "La" viande : cela n'existe pas ; "le" poisson n'existe pas ; il y a les poissons, les viandes, et les différentes façons de les préparer.

 Du coup, faut-il vraiment choisir ? Moi je ne suis pas difficile, je me contente de meilleur, et le meilleur, c'est toujours la même question, ce n'est pas une question d'ingrédients, ce n'est pas une question de préparation. C'est une question de compagnie, avec qui nous mangeons.
Donc finalement je ne suis pas poisson ou viandes sauf  si on prend le "ou" comme celui dela logique, à les deux à la fois. Moi je veux les poissons, les viandes, bien cuisinés, par des amis, et mangés en superbe compagnie.

Une série de question. La première

1. EŠtes-vous plutôt sucré ou salé ?

Ca commence dur,  parce que,  au fond,  je suis certainement beaucoup plus salé que sucré, mais je suis surtout  acide : ah, une quetsche au vinaigre au milieu de l'après-midi, un cornichon...
Cela dit, la question est compliquée,  à de nombreux titres.
D'abord, parce que je comprends mal l'intérêt d'y répondre. Je suis salé, ou sucré, ou acide, ou amer, ou les autres saveurs, mais qu'est-ce que cela peut bien faire à mes interlocuteurs ? En quoi le fait de répondre aura-t-il la moindre utilité ?
Et voilà pourquoi mes réponse ne peut s'arrêter à un goût personnel : il faut que j'y mette de quoi intéresser un peu.
Par exemple, il n'est pas inintéressant de savoir, je crois, que l'on a longtemps dit que la cuisine française ne faisait pas de salé-sucré, mais les analyses que nous faisons au laboratoire montrent que c'est complètement faux. Dans un bouillon de carottes, ce que l'on voit en premier, à  l'analyse, c'est du sucre, puis des acides aminés (qui ont des saveurs originales). De même pour l'oignon, par exemple. Et l'on sait bien que si l'on cuit des carottes ou des oignons,  il y a un goût sucré, qui est dûu aux glucose, fructose, saccharose, abondants dans tous les tissus végétaux. Par conséquent, il est faux de dire qu'il  n'y a pas de sucre est dans le salé.
C'est encore plus faux quand on voit E‰mile Jung, merveilleux chef alsacien, faire des sauces (il est considéré comme un des meilleurs sauciers) :  il ajoute toujours du sucre à la fin de son travail.
Pour ce qui me concerne, j'utilise beaucoup de glucose en cuisine, parce que le glucose n'est pas sucré comme le saccharose, le sucre de table, mais il est doux et donne de la longueur en bouche. J'ai toujours, à côté de ma cuisinière  un gros sac de plusieurs kilogrammes de glucose et j'en mets une cuillère, deux cuillères, etc. dans mes préparations. C'est doux, pas exactement sucré.
Enfin le mot sucré ne veut rien dire: il y a des sucrés, il y a d'ailleurs des salés, des acides, des amers, des piquants.

samedi 19 mars 2016

Si le résultat d'une expérience est ce que l'on attendait, on a fait une mesure ; sinon, on a (peut-être) fait une découverte !

Cette phrase est du chimiste Frank Westheimer (https://en.wikipedia.org/wiki/Frank_Westheimer).
Je ne suis pas certain que le « peut-être » soit de lui, et, d'autre part, je n'ai pas l'origine de la citation, qui m'a été donnée par mon ami Jean-Marie Lehn. Mais la phrase a beaucoup d'intérêt scientifique, parce qu'elle résonne avec toutes les parties du travail scientifique.
# Par exemple, quand on fait une expérience pour tester une conséquence d'une théorie, on espère...

La suite sur http://www.agroparistech.fr/Si-le-resultat-d-une-experience-est-ce-que-l-on-attendait-on-a-fait-une-mesure.html

vendredi 18 mars 2016

Faisons des tableaux : les cases vides sont une invitation à les remplir, donc à travailler !

 Quand on parle  de tableaux à un physico-chimique, il pense immédiatement à Dimitri Mendeleïev, ce chimiste russe qui fit une classification des éléments dans un tableau dit "périodique" et qui parvint ainsi à prédire l'existence de nouveaux éléments ayant des propriétés qu'il avait calculées, prédites par le calcul. D'autre part, si l'on parle de tableaux  à un Alsacien, il pense à ce psychophysiologiste strasbourgeois, Abraham Moles, qui avait érigé les tableaux en système, ce qu'il nommait des matrices d'inventivité. Si l'on parle de tableaux à une personne un peu systématique, elle réagit immédiatement de façon très positive, parce que l'on sait bien qu'un tableau, c'est une façon d'organiser des données, de mettre de l'ordre, et d'y voir plus clair, là où régnait le chaos, les ténèbres.
Oui, les tableaux ont ceci de merveilleux qu'ils permettent d'organiser les données, et de voir des groupes. Pour commencer, on pose les données les unes au dessous des autres ; puis on transforme chaque entrée en ligne : on obtient ainsi un tableau avec de nombreuses lignes,  mais avec une seule colonne.
Déjà, on peut s'amuser à changer l'ordre des lignes selon des critères structurants, afin de voir apparaître des groupes, des catégories.
Mais on peut aussi ajouter des  colonnes qui seront initialement vides,  et l'on aura ainsi produit des cases vides que l'on pourra chercher à remplir. C'est un principe que nous mettons en oeuvre systématiquement dans notre groupe de gastronomie moléculaire : systématiquement,  nous ajoutons au moins une ligne vide et une colonne vide à tous les tableaux que nous créons,  parce que c'est une façon de nous pousser à travailler, et non pas de découvrir  (par exemple,  des éléments chimiques), mais d'inventer.

Oui, les cases vides sont des invitations à les remplir,  à imaginer, à faire mieux, à faire plus. Et si l'on part du principe que nous sommes ce que nous faisons, cette pratique est merveilleuse :  si nous faisons mieux, c'est que nous sommes mieux.