Le 3 juin 2025, à l'Académie d’agriculture de France, une réception était organisée pour célébrer le prix Sonning et la remise des insignes de commandeur dans l'ordre du Mérite agricole.
Voici le discours de remerciements que j'ai prononcé :
Dans des circonstances telles que celle-ci, certains de mes amis me rappellent que la vertu est sa propre récompense, et ils ont évidemment raison.. mais ils oublient que les prix, médailles, ou décorations nous donnent une occasion supplémentaire, et précieuse, de retrouver des amis.
Des amis, ce sont des personnes avec qui l’on partage des intérêts, certainement, mais ce sont surtout des êtres très chers, que l'on ne doit jamais décevoir. Et les prix, récompenses, décorations sont un moyen -extrinsèque certes, mais nous y reviendrons- de leur montrer qu’on est digne de leur amitié.
D’ailleurs, quand il est question d’amis, je ne peux pas m’empêcher de rappeler à celles et ceux d’entre vous qui ne le savent pas que je développais nagurère le concept de « belles personnes » à savoir des personnes que l'on connaît très bien, que l’on voit souvent... mais qui nous surprennent chaque fois que nous les retrouvons.
Ils nous surprennent, parce que, depuis la dernière rencontre, ils ont tant oeuvré, tant découvert de nouveautés, qu'ils ont beaucoup à nous raconter… sans compter qu’ils ont cette faculté généreuse de partager leurs émerveillements. Certains, même, s’évertuent à ces partages. Ce sont des personnes épatantes, et je suis heureux que plusieurs d’entre elles soient ici aujourd’hui.
Classiquement, dans de telles circonstances, il est d’usage d’adresser des remerciements, et je le fais bien sincèrement : au Comité Sonning, à l’Université de Copenhague, à mes amis du Danemark, d’une part ; d’autre part à l’Académie d’agriculture de France, qui nous reçoit et qui a été à l’origine de cette décoration remise aujourd’hui, mais aussi plus particulièrement à Marion Guillou, qui organisa mon arrivée à l’Inra en 2000, et qui, en 2009 me remit les insignes de chevalier dans l’ordre de la Légion d’honneur.
A l’époque, elle m’avait surtout offert cette très belle phrase de Voltaire : « L’enthousiasme est une maladie qui se gagne ».
Et vous me connaissez : je ne prends pas les formule sans y penser un peu. Enthousiasme ? Certainement : la discipline scientifique qu’est la chimie me paraît si merveilleuse que je vois mal comment elle ne susciterait pas l’enthousiasme le plus extrême. Mais il y le mot de « maladie », qui m’a arrêté. Pourrions-nous trouver mieux, plus positif, que la formule de Voltaire ?
Regardant beaucoup d’entre vous, je vois personnalités qui ont du « feu », et qui contribuent à réchauffer ceux qui les entourent. L'énergie, l'envie de contribuer, le bonheur de faire, d'apprendre, l'enthousiasme, en un mot, sont les ciments de communautés que j’aime beaucoup. Tout cela se nourrit du partage, s'embellit de l’énergie de tous. Aristophane disait qu' « enseigner, ce n'est pas emplir des cruches, mais allumer un brasier ». Il y a cela : rayonner, partager de l’enthousiasme, des émerveillements, se transmettre du feu.
Parfois, dans des circonstances telles qu’aujourd’hui, il est question de la fierté, et des amis me mettent régulièrement en garde : les prix, décorations, médailles risquent de gâcher mon âme, ou mon esprit. La fierté ? Le sens premier est celui de sauvagerie, mais il y a aussi rudesse de caractère, souci de sa dignité, satisfaction d’amour propre… Tout cela m’est très étranger parce que je ne m'intéresse pas à ce qui a été fait, mais à ce que je fais, ce que je vais faire. Quelle découverte scientifique vais-je enfin pouvoir faire ? Face à cette question, aucun prix, aucune décoration, aucune médaille n’est utile. Alors à quoi bon cette « fierté » ? Au Liban, le général des Marronites m'avait expliqué qu'il fallait utiliser le concept pour tendre aux plus jeunes des idées d'amélioration : la fierté pouvait être un motif d'émulation.
Là, je veux bien, mais à condition que nous soyons recentrés sur la nature intrinsèque des activités. Car beaucoup savent que je ne cesse de répéter ce « mir sin was mir macha », nous sommes ce que nous faisons.
Et, d’autre part, vue ainsi, il y a la question de nos jeunes amis qui s’introduit.
De jeunes amis qu’il s’agit le plus souvent d’aider : la plupart des jeunes amis venus en stage à mes côtés, la plupart des étudiants qui m’ont faire l’honneur d’écouter mes cours sont hésitants quant à la carrière qu’ils feront. Or quand l’objectif n’est pas fixé, le chemin ne peut l’être. Autrement dit, comment accepter d’étudier si l’on ne sait pas si ces études nous conduiront là où nous devons advenir ? Pour beaucoup de jeunes amis, les stages sont souvent une façon de tester des possibilités, mais c’est un mauvais moyen, parce qu’il est hâtif, illogique de juger d’une catégorie à partir d’un individu de cette catégorie : un mauvais poulet rôti ne condamne pas tous les poulets rôtis.
Cela étant, ces stages avec moi me permettent tout d’abord de leur éviter la confusion entre la science, la technologie et la technique. D’autre part ils me donnent l’occasion de leur parler du test du bavardage, qui avait été introduit par Francis Crick, un des découvreurs de la structure en double hélice de l’ADN : il était initialement physicien ; mais un jour, en sortant d’un pub où il était allé avec des amis, il s’est aperçu que cela faisait plusieurs fois qu’il leur parlait de biologie : il se dit alors que c'est la biologie qui l’intéressait, changea de recherche… et obtint le prix Nobel quelques années plus tard.
Quand je raconte cette histoire à mes jeunes amis, quand je leur conseille de faire ce qui leur plait (sans fantasme), je leur explique également la possibilité d’analyser les activités possibles en termes d’intérêts intrinsèques, d'intérêts extrinsèques et d’intérêts concomitants.
Les intérêts concomitants, c'est la reconnaissance sociale par exemple. Les intérêts extrinsèques, c’est ce que l'on gagne, la voiture de fonction, l’épaisseur de la moquette dans le bureau.
Mais évidemment, je leur conseille de se focaliser sur l'intérêt intrinsèque, l’intéreêt que nous portons aux activités que nous avons. Non pas le fantasme de ces activités, mais sa réalité quotidienne, minute après minute, ce que nous faisons dès le matin en nous levant, ce que nous faisons quand nous arrivons au laboratoire, ce que nous faisons quand nous marchons, quand nous rêvons...
Une journaliste qui m'interrogeait à propos du prix Sonning m’a demandé pourquoi mes emails comportent cette mention finale "vive la chimie (cette science qui ne se confond pas avec ses applications) bien plus qu'hier et bien moins que demain".
On pourrait avoir l'impression que si j'écris cela à l'attention de mes interlocuteurs, parce que je veux leur communiquer cette idée. C'est en partie vrai...
Mais c'est aussi une manière d'entretenir cette flamme précieuse que j'ai dans mon cœur. Mes amis savent mes limites : je n’écoute pas les autres, je ne m’intéresse pas à ce qu’ils font, et, au contraire, je ne m’intéresse qu’à ce qui m’intéresse, et à la chimie notamment : du matin au soir, tous les jours de l'année, sans relâche… parce que pourquoi faire moins bien que ce que je peux faire ?
Mais quand je suis détourné par des tâches variées, notamment l’écriture d’un email, pourquoi ne pas prendre un peu de ce temps détourné pour me mettre cette phrase devant les yeux, la savourer. Sans compter que la "tendre" à mes amis, c'est d'avoir l'occasion d'en parler : la preuve !
Et puis, ma signature automatique dit aussi la différence que je crois essentielle entre la science et ses applications, qu’il s’agisse d’enseignement ou de technique. Ce n'est pas que je néglige les applications de la chimie, mais je dis simplement que ce n'est pas la même chose, et je milite pour faire entendre cette différence. Est-ce efficace
Il y a encore beaucoup plus, derrière cette phrase de ma signature automatique, mais ce serait trop long de développer ici et je vous laisse imaginer tout ce que je n'ai pas décrit.
Mais je suis trop long, et il faut conclure : en réalité, tout ce qui précède aurait pu tenir en une phrase : je suis heureux que vous soyez mes amis, et je vous remercie du fond du coeur d’être venu ce soir.
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
mercredi 4 juin 2025
A l'Académie d'agriculture
mercredi 26 février 2025
Une stratégie d'enseignement
Alors que je m'interrogeais sur mon "baroquisme" personnel, ma compulsion à faire des incises, à augmenter le nombre des rameaux qui sortent du tronc principal, quand je fais une présentation écrite ou orale, je m'interrogeais aussi sur la question de l'enseignement : au-delà des données techniques que l'on donne dans un cours, il y a surtout la nécessité de susciter de l'enthousiasme pour des questions et d'inviter efficacement nos amis à étudier puisque nous serons dans l'incapacité de leur faire ingurgiter ce dont ils n'ont pas envie
Et là, parce que je m'interrogeais d'autre part sur les notes en bas de page dans les articles, je vois qu'il y a le début du baroquisme : on fait un discours, on introduit un élément supplémentaire en bas de page... mais on pourrait aller à l'infini, introduire une note de la note et cetera.
Cela est évidemment à éviter, mais il faut surtout revenir à la question : comment susciter l'enthousiasme ?
Imaginons que nous ayons un discours parfaitement linéaire. C'est un chemin, et nous ne pouvons pas sauter d'une étape à une autre sans égarer nos amis : imaginons que vous voulions aller de Paris à Colmar, impossible d'aller de Paris à Reims, puis de Strasbourg à Colmar ; il faut manifestement faire quand même le chemin de Reims à Strasbourg.
Comment alors faire saillir des parties du discours ? Manifestement, si le chemin est choisi, fixé, c'est soit par les idées soit par les mots.
Les mots, c'est bien joli, mais au-delà de la coquetterie qu'un joli mot introduit, je crois que la force de l'idée est supérieure. Et je vois donc que nous en sommes réduits à trouver des idées passionnantes sur des thèmes qu'ils ne sont pas toujours.
À moins que je me trompe et que l'enjeu, pour le professeur, soit de savoir bien voir la beauté afin de la faire ensuite partager à nos amis ?
Cela étant, un long discours mérite toujours d'être segmenté : on fait un plus long chemin si l'on y va doucement, par petites étapes ; à propos de cuisine, on dirait que les plus petites bouchées sont plus faciles à avaler que les grosses.
Et au point d'étape, que ferions-nous ? C'est là où il y a peut-être à organiser nos incises, pour donner un peu de relief. En arrivant au point d'étape, nous ferions une petite conclusion pour bien résumer ce que nous avons vu. Puis nous annoncerions une incise un peu étonnante, afin de donner des compléments d'information, de faire de la variété. Et nous ne remettrions en chemin après avoir expliqué là où nous allons.
Il me semble qu'il y a là une stratégie d'enseignement qui mérite d'être considéré
mardi 12 novembre 2024
Entre poésie et autorité
Je sors d'un restaurant où le sommelier, tiré à quatre épingle, avait un discours... qu'il est bon d'analyser.
Notre homme parlait, techniquement, péremptoirement, et il n'écoutait pas ce qu'on pouvait lui dire. Il se prenait au sérieux, mais il est vrai que le bon vin est une question sérieuse, n'est-ce pas ?
Interrogé, mon entourage était partagé. Certains lui trouvaient de la prestance, de la classe, appréciaient son numéro, lui reconnaissaient de bien tenir sa partie, de contribuer au cérémonial du repas par son sérieux.
D'autres identifiaient dans son discours des faiblesses qu'ils avaient eu la charité de ne pas lui faire observer... et supposant qu'il ait été capable de s'arrêter dans la récitation qu'il déroulait. Ils lui reprochaient son manque d'humour, qu'ils associaient soit à de la prétention, soit à une décision de posture (qui manquait de sourire).
Notre homme était-il compétent ? Quand nous avons réussi à l'arrêter, nous avons pu vérifier qu'il ne l'était pas "absolument".
Sa position était-elle la bonne ?
lundi 25 février 2019
La vulgarisation ? Cacher les équations est une mauvais solution, un service qu'on ne rend pas
Cela a été prétendu, avec des tas de mauvais arguments, et par des personnes variées. L'astrophysicien Stephen Hawkins, par exemple, a écrit dans un de ses livres que son éditeur lui avait interdit les équations. Et nombre de scientifiques, notamment des physiciens, ont fait de la "physique avec les mains", évitant les équations.
Mais est-ce une bonne raison ?
Commençons par nous interroger : quelle est la fonction de la vulgarisation ? Il y en a d'innombrables selon les publics, mais je ne me résoudrai jamais à ce qu'elle se limite à donner une formation du type "La fusée à décollé", parce que l'on est aussi bête avant qu'après. Non, je lui vois un intérêt supplémentaire quand elle explique comment on est parvenu à faire décoller la fusée.
Évidemment, cet exemple est technologique, et non pas scientifique, mais c'est une métaphore, et pour les découvertes actuelle, il y a, de même lieu de donner non pas seulement le résultat ais d'expliquer comment on y est parvenu.
Pour la science, qui se distingue donc de la technologie, considérons le mouvement général du travail, qui passe par l'observation du phénomène, sa quantification, la réunion des données en lois, l'induction d'une théorie avec introduction de nouveau concept quantitativement compatibles avec toutes les lois, la prédiction d'une conséquence théorique et le test expérimental qui suit.
Pour l'observation du phénomène, c'est quelque chose de bien élémentaire, mais on peut se poser la question de savoir si la vulgarisation a déjà consacré des pages à ce propos.
Pour la caractérisation quantitative des phénomènes, j'ai bien peur que le public ne soit guère intéressé, sauf si l'on entre dans des conditions considérations technologiques sur les méthodes de mesure... mais je n'oublie pas que la communication est tout aussi bien une question sociale ou artistique que technique, de sorte qu'il ne semble pas y avoir de règle : quelqu'un d'intelligent devrait pouvoir intéresser à ce point.
Réunir les données en loi ? Là encore, le public se trouve souvent cela bien aride, et l'on fait souvent l'hypothèse qu'il veut aller au fait, à savoir les mécanismes des phénomènes, lesquels constituent le corpus théorique. Mais là encore, ne serait-ce pas intéressant et salutaire d'expliquer le travail effectué ?
La production théorique ? C'est ce que l'on trouve le plus souvent dans les articles : le "résultats". Cela conduit à voir s'empiler les articles de cosmologie ou d'astrophysique qui s'apparentent à des collections de papillons : on nous parle d'objets exotiques, de théories qui ne durent guère... Et c'est là que, souvent, se fait la confusion entre science et technologie. Mais on ne sort guère grandi de ces énumérations, parce que l'on n'y a gagné ni concept, ni notion, ni méthode. On est resté à l'information scientifique, et non pas à la vulgarisation scientifique, dont l'ambition est quand même supérieure.
Et si l'on prenait le problème différemment, en essayant de faire partager l'enthousiasme de la recherche scientifique, de chacune de ses étapes ? Alors, il y aurait lieu de s'interroger sur la nature de ces étapes, sur leur beauté, sur leur intérêt...
A propos de l'exploration d'un phénomène, il y aurait donc lieu de s'interroger sur la façon dont ces derniers sont sélectionnés, c'est-à-dire en réalité sur des questions de stratégie scientifique.
À propos à propos du recueil de données quantitatives, par exemple il y aurait sans doute leu de montrer, en se souvenant que donner mal acquise ne profite à personne, comment on s'y prend pour obtenir des données bien acquises, et cela dans chaque cas expérimental. Il ne s'agit pas moins que de faire partager ce bonheur de l'orfèvre qui fait de belles oeuvres !
La réunion des données en loi ? Là encore il, il y a de la méthode à communiquer. Et, on se souviendra que pour beaucoup de savants du passé, il y avait le recours au principe d'Occam, selon lequel les entités ne doivent pas être multipliées. Il faut discuter cette hypothèse qui consiste, pour des données, à chercher les lois les plus simple, dans des cas tous différents.
Et ainsi de suite : chacune des étapes du travail scientifique peut-être décrite, expliquée, cas par cas, car il y a une infinie diversité des travaux, et donc d'explications à donner. Aucune répétition dans cette affaire, et les revues de vulgarisation pourront parfaitement paraître tous les mois sans se redire, sans se répéter.
Finalement, je vois qu'il n'est pas inintéressant, pour notre discussion, de considérer l'analyse d'un très bel article de vulgarisation qui avait été écrit par Kenneth Wilson à propos de la renormalisation, dans la revue Pour la Science. Bien sûr, l'article était trop long (17 pages !), sans doute un peu trop difficile. Mais trop difficile parce qu'il était trop long. Il y aurait lieu de reprendre cet article, de le diviser, de profiter de la place donnée à chaque morceau pour étendre un peu. Sans diluer, évidemment, mais en mettant un peu plus de liant, car il est vrai que cet article a été, entièrement focalisé sur l'objet, sans aucun effet de manche.
Bien sûr, je ne méconnais pas les circonstances dans lesquelles la vulgarisation scientifique est produite : le coût du papier, des éditeurs, des studios de radio de télévision... Mais à l'heure du numérique, nous avons de nouvelles possibilités que nous pouvons exploiter au mieux pour arriver à faire partager l'enthousiasme pour la science, ses méthodes et ses résultats. Et j'ai vraiment l'impression que l'on évitera le dogme, la litanie, si nous partageons votre l'enthousiasme pour chacune des étapes scientifiques. Et le calcul est au coeur de l'affaire : la science, ce n'est pas un discours poétique, mais bien une étude où le nombre, l'équation sont au coeur du travail.
samedi 4 août 2018
Communication orale ?
Bref, il faut d'abord réfléchir.
Oui, il faut analyser le contexte de la présentation : à qui parlons nous ? Ayant cette réponse, nous pouvons alors examiner le contenu du message : que voulons-nous dire ? Bien sûr, on sait que les présentations orales dans les congrès ne sont acceptées que lorsque les examinateurs ont validé le contenu proposé. Il y donc une sorte de contrat à nous tenir à ce qui a été annoncé... d'autant que ce contenu figure sur le programme, et que ceux qui ont décidé de venir nous écouter seraient légitimement frustrés de ne pas recevoir ce qu'ils attendent.
Cela dit, on peut raconter le même contenu de mille façons différentes : "Belle marquise, vos yeux me font mourir d'amour", "D'amour, vos yeux, belle marquise, mourir me font", "Vos yeux, belle marquise...". Bien sûr, nous ne faisons pas de "littérature", dans ce contexte particulier, mais pourquoi s'escrimer à faire lugubre ?
Je me souviens d'un congrès où j'ai vu 10 intervenants successifs venir dire, plantés à côté du vidéoprojecteur, et d'un ton sérieux qui en devenait risible "Bonjour, je remercie les organisateurs de m'avoir invité à présenter nos travaux sur...", terminant par un "Merci pour votre attention" très "simplet" : une bonne moitié de l'assistance regardait son portable, son téléphone, ou somnolait après le déjeuner.
Mais au-delà de cette "simplicité", il y avait surtout le fait que nos amis étaient "convenus", donc ennuyeux. Ce qui est une forme d'impolitesse : pourquoi barber nos amis, d'une part, et, d'autre part, pourquoi glisser sous de l'ennui des résultats qui sont peut-être extraordinaires (je suis charitable : les congrès se limitent pas à la communication de résultats merveilleux, dirais-je par litote).
Analysons davantage
Avançons maintenant une nouvelle idée : la communication, qu'elle soit scientifique ou grand public, a toujours trois composantes :
- une composante technique : par exemple, il faut que les données communiquées soient justes, que le contraste du texte projeté sur le fond soit suffisant, que les textes soient assez gros, etc. Ici, nous ne considérerons pas la construction du document projeté, qui fait l'objet d'une autre analyse, mais seulement la présentation orale elle-même
- une composante artistique : le contenu étant fixé, il faut le dire, et cela peut se faire de mille façons. La façon que l'on retient fait l'objet d'un choix en terme d'efficacité, mais aussi en terme de goût personnel
- une composante sociale : de même que le bâillement est contagieux, l'ennui l'est... mais, a contrario, également l'enthousiasme : "l'enthousiasme est une maladie qui se gagne".
Bref, nous devons être au clair sur ces trois aspects !
A propos de la composante technique
Nous partons donc de ce document qui est projeté, et il faut le "chanter". Le grand Michael Faraday, qui avait dû apprendre à faire des conférences, avait bien analysé qu'il y a plusieurs questions :
- quelle apparence on offre
- comment on se tient et comment on bouge (ou pas)
- comment on parle
- comment on synchronise la parole, la diffusion des images, les mouvements du corps.
Une conférence, c'est un moment de vie, et le conférencier voûté, par exemple, ne donne pas une image dynamique de lui et, partant, de ses résultats ; et ne peut-on pas craindre que la recherche qui est présentée est aussi avachie que notre homme ? Une voix terne, lasse, ce n'est pas beaucoup d'énergie que l'on donne aux autres ; bien sûr, on se souvient du "You know what? I'm happy" de Droopy : par pitié, n'offrez pas à vos interlocuteurs un discours "porte de prison". Un personnage immobile, c'est sans doute élégant... mais il faudra être très bon pour faire quelque chose d'engageant.
Bref, il y a mille façons de mal faire... Mais reprenons : les résultats étant publiés, si nos amis viennent pour nous entendre, c'est soit pour recevoir un peu de bonheur (intelligence, énergie, passion, enthousiasme), soit pour poser des questions techniques sur des points qui ne seraient pas dans les publications... ce qui permet d'anticiper la chose : émaillons notre projection d'amorces de question, afin que s'engage un dialogue scientifique fructueux.
Mais je vois que je ne suis encore que dans l'apparence, et pas dans le contenu. Que dire ?
D'abord, on évitera la faute de dire des choses déjà dites sur les diapositives, et, surtout, on évitera le pire : lire des textes qui sont écrits ! En effet, non seulement on gêne la lecture en parlant, mais, de surcroît, on gêne l'écoute en imposant des textes que l'on ne peut pas s'empêcher de lire. Et puis, une présentation orale, c'est une présentation orale, non ?
Je préconise positivement que chaque diapositive n'ait de texte qu'un titre, et qu'elle ne comporte qu'une "image" : soit une photographie que l'on commente, soit un graphique, un schéma, que sais-je... Et puis je recommande aussi qu'on laisse le temps de regarder tout ce qui figure sur les images : je juge très impoli de passer à toute vitesse sur des diapositives qui méritent un long examen, car l'auditoire décroche nécessairement, perd le fil... Je rappelle que "la clarté est la politesse de ceux qui s'expriment en public".
Parfois, il y a de la paresse ou de la négligence à faire de bonnes présentations : certains se disent que "ça ira comme ça".
Parfois, il y a de la prétention à faire des diapositives incompréhensibles : on sait bien qu'il y a des collègues qui pensent qu'ils seront crédités d'une belle compétence s'ils sont les seuls à comprendre ce qu'ils énoncent... mais qu'ils se méfient du "le roi est nu" !
Parfois, il y a de la bêtise, de l'incompétence : je sais des présentations faites par des personnes qui ne comprenaient même pas leur sujet.
Parfois, enfin (j'oublie peut-être des causes), il y a du manque de travail... car on oublie que la préparation d'une communication orale ne se fait pas en claquant des doigts ; on oublie que placer sa voix, réfléchir à chaque résultat pour savoir bien en communiquer la teneur, réfléchir aux mouvements que l'on fait, travailler pour lutter contre les tics de langage ou corporel, tout cela impose un travail important !
Bref, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les présentations orales dans les congrès scientifiques sont si souvent mauvaises. Mais, surtout, avons-nous assez travaillé pour faire des présentations vraiment présentables ? Labor improbus omnia vincit : un travail acharné vient à bout de tout.
Positivement, encore : puisqu'il s'agit de décrire ou commenter ce qu'il y a sur les diapositives (leur enchaînement nous porte), il s'agit de produire un discours "signifiant", intelligent, engageant... Et puisque nous nous adressons à des collègues dont je veux supposer qu'ils partagent la passion des sciences de la nature, c'est la beauté du travail scientifique qu'il s'agit de dégager. Ailleurs, j'ai exprimé le bonheur d'une expérience ou d'un calcul bien faits, analogues à des pièces d'orfèvrerie : ne pouvons-nous pas simplement montrer à nos amis comment nous avons essayé de faire dire à la "nature" la réponse à la question que nous lui avons posée ? Ne pouvons nous pas partager naïvement nos émerveillements ? Bien sûr, cela suppose que nous soyons éblouis nous-mêmes par cette merveilleuse activité qu'est la recherche scientifique... mais comment ne pas l'être : n'est-ce pas l'honneur de l'esprit humain ?
Questions artistique et sociale
La composante artistique de la communication est évidemment essentielle... et mal comprise. Dans un de mes "cours de communication scientifique" (les avez vous visionné ? ils sont sur http://www2.agroparistech.fr/podcast/Scientific-communication.html), je montre, par exemple, comment raconter le même contenu en déroulant un document powerpoint ou en le déroulant à l'envers, de la fin vers le début. Tout est possible, et l'on peut très bien imaginer que l'on fasse une conférence scientifique passionnante sans bouger, sans sourire, sans faire de minables calembours, avec un ton monocorde, en étant voûté... mais il faut être alors très bon, très intelligent ! Tout est possible, puisque, le contenu technique étant réglé, se pose la question du "style".
D'ailleurs, la composante sociale de la communication mérite le même type de commentaires : on peut sourire à l'auditoire, descendre de l'estrade pour être proche de lui, se placer dans le public avec le passeur de diapositives, interpeller l'auditoire pour créer un dialogue, au lieu de l'habituel monologue... Tout est possible... à condition de ne pas oublier que, pour la communication scientifique comme pour les fables "Si Peau d'Âne m'était conté, j'y prendrais un plaisir extrême", comme le disait justement Jean de la Fontaine : il s'agit de raconter la merveilleuse histoire de notre recherche scientifique.
Faut-il être soi-même émerveillé par les travaux que l'on présente ? Là, celle ou celui qui voudrait manier le paradoxe pourrait utilement relire le Paradoxe sur le Comédien, de Denis Diderot... mais pour ce qui me concerne, je répète -parce que j'en ai l'absolue conviction- que les sciences de la nature sont une activité merveilleuse, sublime, et je ne vois pas d'autre obstacle à vaincre, pour partager ce bonheur avec mes amis, que ma propre timidité ou mes insuffisances en matière de communication.
Mais Labor improbus...