Ce matin, je reçois la revue Dekata, où j'ai publié un article... qui apparaît en grec. C'est au point que je ne sais donc pas ce que j'ai écrit. Sauf que j'ai (évidemment) la version en français, que voici :
De
quelques courants culinaires et des raisons historiques et
artistiques qui les sous-tendent
Hervé
This
Comment
l'art culinaire évolue-t-il, depuis la dernière guerre mondiale ?
Comment pourra-t-il évoluer, dans les prochaines décennies ?
Pourquoi l'évolution passée de cet art, et pourquoi l'évolution
future que nous décrirons plus loin est-elle probable, à défaut
d'être certaine ? Ce questionnement sera l'occasion de
contribuer à supprimer bien des confusions, des fantasmes, en même
temps que nous éclaireront les amateurs d'art (culinaire).
L'art
culinaire ? Avant de parler d'un objet, il est bon d'établir
son existence : rien de pire que ces clercs du Moyen-Age qui
voulaient compter les anges sur la tête d'une épingle, faute
intellectuelle qui renvoie à la querelle de Platon et d'Aristote sur
la réalité des idées. Or je me souviens que, il y a quelques
décennies, des intellectuels contestaient ce statut.
Partons
d'observations : l'être humain, comme ses ancêtres primates et
comme ses ancêtres plus anciens, non humains, doit se nourrir pour
se développer, puis se reproduire. Toutefois, contrairement à la
plupart des espèces animales, qui se contentent des tissus végétaux
ou animaux non préparés, notre espèce humaine a un comportement de
nature toute culturelle -la préparation des aliments- qui engendre
une différence entre les « ingrédients » et les
« aliments ». Nous ne mangeons pas le porc sur pied, ni
le poisson cru non écaillé, ni la carotte non lavée ; nous
les « cuisinons ». Mieux, même, nous sélectionnons les
espèces végétales et animales en vue d'en faire des ingrédients
mieux adaptés aux transformations que nous leur faisons subir,
transformations qu'il faut nommer « culinaires ».
La
cuisine, donc, c'est bien la transformations d'ingrédients, le plus
souvent inadmissibles en l'état pour des êtres humains, en
aliments, conformément à des canons, des prescriptions, des
habitudes, des coutumes.
Cela
étant dit, nous devons aussi considérer que tous les
cuisiniers/ères du monde ne se limitent pas à des gestes
techniques, mais cherchent aussi à faire « bon ». Par
exemple, le choix de la quantité de sel que l'on ajoute à une
viande ou à un poisson que l'on cuit n'est pas un choix technique :
qu'on en mette plus ou moins ne change généralement pas le
résultat, du point de vue de la transformation qui s'opère. En
revanche, ce choix détermine le fait que l'aliment soit jugé
« bon » ou « mauvais ». Bon ? J'ai
proposé dans un de mes livres que nous reconnaissions qu'il s'agit
en réalité du « beau à manger ». Et, de ce fait, la
cuisine ajoute une composante véritablement artistique à la
composante technique. Cela a également comme conséquence de
disqualifier des idées fautives comme cette théorie fallacieuse du
« food pairing », qui se propage dans le milieu culinaire
depuis qu'une société industrielle qui vend des préparations
aromatisantes l'a promue : non, il n'y a pas plus d'associations
culinaires entre du poisson et du vin blanc, ou entre de la viande de
bœuf et du vin rouge, qu'il n'y a de nécessité à faire entendre
un do avec un fa, en musique, ou à juxtaposer du rouge avec du vert
en peinture. En matière d'art, ce qui « convient »,
c'est ce que l'artiste choisit, individuellement, et l'histoire de
l'art montre à l'envi combien les « règles » ont
toujours été abattues : que l'on souvienne de l'histoire de la
perspective, en peinture… et le cubisme ; ou la peinture
abstraite après la peinture réaliste. En cuisine, c'est pareil, et
l'histoire de l'art culinaire le démontre amplement.
La
cuisine se limite-t-elle à cela, de la technique et de l'art ?
Je ne crois pas : le plat le mieux préparé techniquement et le
plus artistiquement composé ne sera jamais bon s'il nous est jeté à
la figure ou si nous mangeons en mauvaise compagnie. Inversement il a
été mesuré que les plats sont mieux appréciés quand ils sont
consommés en groupes, ce que la socialité de l'espèce humaine
devait faire deviner. La cuisine, de ce fait, comporte une composante
technique, une composante artistique, et une composante sociale. Mais
pour en terminer avec l'art culinaire, il faut conclure qu'il existe
vraiment, que, comme tout art, il a évolué et évoluera encore.
Pour
bien comprendre, il faut savoir ce qu'est la gastronomie
Observons
que l'étude de la cuisine, de son histoire, de sa géographie, de sa
sociologie, mais aussi sa technologie et les sciences quantitatives
qui la considèrent relèvent stricto sensu de la
« gastronomie ». Bien sûr, le mot « gastronomie »
est d'étymologie grecque, mais son acception moderne, en français
puis dans toutes les langues du monde, remonte à Joseph Berchoux,
qui l'utilisa en 1801 dans un poème intitulé L'Homme des champs
à table, puis au juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin, qui
publia en 1825 un livre encore publié aujourd'hui dans la plupart
des langues du monde La physiologie du goût. C'est à
Brillat-Savarin que revient d'avoir défini la gastronomie, à savoir
« la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à
l'être humain qui se nourrit ». L'historien de la cuisine, par
exemple, fait de la gastronomie historique ; le géographe de la
cuisine fait de la gastronomie géographique, et ainsi de suite…
jusqu'à la science chimico-physique qui explore la cuisine, et qui a
pour nom « gastronomie moléculaire ».
Un
peu d'histoire s'impose pour bien comprendre ce qu'est cette
gastronomie moléculaire, et en quoi elle se distingue de ce que j'ai
nommé « cuisine moléculaire. En passant, nous verrons
pourquoi (1) la gastronomie moléculaire est appelée à se
développer encore davantage dans le futur ; (2) la cuisine
moléculaire va progressivement disparaître, après avoir été très
en vogue dans les restaurants artistiquement les plus modernes du
monde ; (3) un nouveau courant culinaire va apparaître,
sous le nom de « cuisine note à note ».
Campons
d'abord le tableau. Après la Seconde Guerre mondiale, quand les pays
industrialisés ont retrouvé des niveaux d'approvisionnement
alimentaire d'avant la guerre, la cuisine se faisait
traditionnellement, avec une cuisine populaire, notamment très
rurale, une cuisine bourgeoise, dans les villes, et une cuisine
d'apparat. Pour la cuisine d'apparat, quelques artistes tels que
Marie Antoine Carême (1784-1833) ou Auguste Escoffier (1846-1935),
ou encore Edouard Nignon (1865-1934) avaient fait rayonner dans le
monde la cuisine française, qui avait d'ailleurs toujours (disons au
moins depuis le Moyen Age, selon les sources écrites) eu une
particularité, à savoir que les mangeurs parlaient de ce qu'ils
mangeaient.
C'est
d'ailleurs ce qu'il faut comprendre quand on considère l'inscription
au patrimoine immatériel de l'humanité, par l'Unesco, du repas
gastronomique des Français : ce qui a été considéré comme
original, c'est une régularité, dans le pays, d'une structure de
repas, avec entrées, plats, garniture, fromage, dessert, boissons
correspondantes, plus des ajouts éventuels, mais tout cela enchâssé
dans une culture comparative, et avec une insistance générale dans
le pays.
Puis,
quand les douleurs de la Seconde Guerre mondiale se sont estompés,
l'urbanisation s'est accompagnée d'une réduction des efforts
physiques (donc de la nécessité d'une nourriture abondante et
calorique), qui est allée parallèlement à un allégement de la
cuisine. La « nouvelle cuisine », dont les figures de
proue étaient Paul Bocuse, Michel Guérard, Alain Senderens, les
frères Troisgros et quelques autres, a supprimé les sauces les plus
lourdes, les plus beurrées, les plus chargées de farine, pour
privilégier des jus, par exemple. Il est d'ailleurs tout à fait
spectaculaire de comparer un plat d'un cuisinier triplement étoilé
de la fin des années 1950 et un plat triplement étoilé des années
1970 : si demeurent des constantes (les viandes grillées, les
pommes de terre frites ou allumettes, des haricots verts avec du
beurre ou des asperges avec une sauce mousseline, les vol-au-vent
emplis de sauce béchamel disparaissent, tandis que les assiettes
reçoivent des quantités plus modérées de jus. Les cuissons aussi,
changent : alors que les cuissons étaient très longues, on
privilégie des légumes plus croquants (par exemple, pour la cuisson
des haricots verts).
Puis,
dans les années qui suivent, la cuisine s'internationalise,
poursuivant le mouvement d'acclimatation qui avait commencé depuis
longtemps en France : Carême, par exemple, avait été
cuisinier du tsar de Russie, du roi d'Angleterre, etc, et il avait
rapporté en France des plats étrangers qu'il avait adapté, selon
les règles de la cuisine classique française.
Les
débuts de la gastronomie moléculaire et de la cuisine moléculaire
Arrivent
alors les années 1980. A cette époque, mon vieil ami Nicholas Kurti
(1908-1998), professeur de physique à l'Université d'Oxford, était
déjà actif pour ce qui concerne la promotion de méthodes physiques
en cuisine : dans une conférence donnée à la Royal
Institution de Londres, il avait dit (tout cela est écrit dans
un article) que le transfert technologique de la chimie à la cuisine
était fait, mais pas celui de la physique à la cuisine. Nicholas
Kurti était spécialiste des très basses températures, des
techniques du vide, du froid, et, en conséquence, il s'était
demandé si l'on ne pouvait pas transférer ces techniques en
cuisine.
De
mon côté, à Paris, alors que j'ignorais tout de Nicholas Kurti et
de ses propositions, j'avais fait une démarche analogue, mais en ce
qui concerne la chimie, parce que je m'étonnais que la cuisine, qui
avait les mêmes opérations que la cuisine, à savoir broyer,
chauffer, etc. , utilise des ustensiles périmés et inefficaces,
alors qu'il y avait dans les laboratoires de chimie de quoi faire
bien mieux. Dans un article de la revue de la Société française
de chimie, l'Actualité chimique, j'avais considéré un
catalogue de fourniture pour laboratoire de chimie, et page après
page, j'avais montré comment utiliser ces appareils pourraient
rénover la composante technique de la cuisine: ampoules à décanter,
évaporateurs rotatifs, sondes à ultrasons, etc.
Je
n'étais donc pas d'accord avec Nicholas Kurti, et la proposition que
je faisais démontrait que non, le transfert de la chimie à la
cuisine n'avait pas été fait. D’ailleurs, la proposition
ultérieure de la « cuisine note à note » a confirmé
que ce transfert était loin d’être fait.
Mais
n'anticipons pas.
Quand
nous nous sommes rencontrés, en 1986, nous avons commencé à
collaboré, parce que, indépendamment des propositions
technologiques, nous étions intéressés de comprendre les
phénomènes qui surviennent en cuisine. Par exemple, pourquoi les
soufflés gonflent-ils ? Pourquoi la viande grillée
brunit-elle ? Pourquoi la chair du poisson cuit devient-elle
opaque ? Pourquoi la sauce mayonnaise rate-t-elle parfois ?
Il s'agissait cette fois d'une activité strictement scientifique, et
non technologique, parallèle à nos efforts de promotion des
ustensiles modernes. Et c'est cette activité scientifique, pour des
scientifiques et non pas pour des cuisiniers, que nous avons nommée
initialement « gastronomie moléculaire et physique » (ce
qui fut le titre de ma thèse de science), nom que j'ai
ultérieurement abrégé en « gastronomie moléculaire ».
Et,
en 1992, c'est avec une idée de recherche scientifique (chercher les
mécanismes des phénomènes qui surviennent lors des transformations
culinaires), que nous avons organisé le premier congrès
international de gastronomie moléculaire et physique, en Italie. A
l'époque, nous avions invité des cuisiniers, mais c'était surtout
pour que nos explorations partent d'un corpus réaliste de phénomènes
culinaires, et non pas de nos interprétations d'amateurs de cuisine.
Hélas, une partie du monde culinaire et de la presse internationale
a confondu l'activité technique (on fait quelque chose : par
exemple, la cuisine), l'activité technologique (on améliore la
cuisine) et l'activité scientifique : chercher des mécanismes
par la méthode des sciences quantitatives). Cette confusion existe
encore dans de nombreux pays, notamment de langue anglaise.
Puis,
dans les années qui suivirent, nous avons poursuivi en parallèle
les deux activités, scientifique et technologique. Pour cette
dernière, on a vu que la rénovation technique que nous proposions
concernait principalement les ustensiles, et l'on voyait
manifestement la possibilité pour les cuisiniers de cuisinier
différemment, d'un point de vue technique. Notre activité a conduit
des cuisiniers de plus en plus nombreux à utiliser des techniques
modernes, notamment avec un projet européen (Innicon), où nous
avons réuni scientifiques, technologues et cuisiniers. Et c'est
ainsi que, en 1999, très précisément lors d'une réunion à
l'Ecole supérieure de la cuisine française, de la chambre de
Commerce de paris, au Centre Jean Ferrandi, alors que nous étions
avec les partenaires du programme européen Innicon, lequel était
centré sur les applications techniques de la gastronomie
moléculaire, le cuisinier anglais Heston Blumenthal déclara à une
télévision qu'il faisait de la gastronomie moléculaire... et
j'intervins aussitôt en disant que non, qu'il n’était pas
scientifique, qu'il ne faisait pas de gastronomie moléculaire. Dans
l'urgence de l'interview, j'eus le sentiment qu'il fallait donner un
nom pour cette activité des cuisiniers qui s'inspiraient de la
gastronomie moléculaire, et j'eus l'idée, sans doute mauvaise, de
proposer « cuisine moléculaire ».
Ultérieurement,
j'ai compris que ce nom était mal choisi, parce que le public fait
mal la différence entre la gastronome et la cuisine. Mais il était
mal choisi aussi parce qu'il y avait trop de proximité entre
« gastronomie moléculaire » et « cuisine
moléculaire » : ce fut une possibilité de confusion.
Enfin ce nom était mal choisi du point de vue de la langue, car
stricto sensu, l’expression est soit tautologique soit
fausse : les cuisiniers qui utilisent les nouvelles techniques
n'ont pas d'action moléculaire au sens des chimistes, et c'est
seulement l'usage de nouveaux outils qui était concerné.
D'ailleurs, il y eut bien quelques détracteurs idiots pour ironiser
sur le fait que l'on irait bientôt proposer de la cuisine atomique,
oubliant que « cuisine moléculaire » est une expression,
qu'il ne faut pas prendre à la lettre. Non, la cuisine moléculaire
est une expression à prendre en totalité, et dont la définition
est « cuisiner avec des ustensiles « modernes » ».
Là encore, les guillemets autour de « moderne »
signalent une difficulté : ce qui était moderne il y a trois
siècle ne l'est évidemment plus aujourd'hui, et, d'ailleurs,
l'histoire de la cuisine montre que l'on a utilisé plusieurs fois
l'expression « cuisine moderne ».
Mais
on ne refait pas l'histoire. La cuisine moléculaire, c'est donc
cette forme de cuisine, proposée dans les années 1980, qui consiste
à utiliser des ustensiles venus des laboratoires de chimie. Et si la
révolution technique n'est pas terminé, elle a considérablement
avancé. Au tout début, je me souviens que c'était un fait d'arme,
pour les cuisiniers, que d'aller acheter un thermocirculateur dans
les catalogues de matériels de chimistes, pour pratiquer la cuisson
à basse température. Je me souviens avec émotion, et surtout avec
joie, les essais des premiers cuisiniers avec les évaporateurs
rotatifs. Pour d'autres ustensiles, je n'ai pas (encore) eu le même
succès. Par exemple, je n'ai pas réussi à faire utiliser les
sondes à ultrasons pour la confection des émulsions; je n'ai pas
réussi à imposer les systèmes de filtration modernes pour la
clarification des bouillons… Mais on a déjà beaucoup progressé,
et je ne doute pas que l'on continuera.
Voilà
pour la cuisine moléculaire, au sens de molecular cooking, la
technique. Passons maintenant à la cuisine moléculaire, dite en
anglais molecular cuisine, expression qui désigne un style de
cuisine. Là, je dois avouer qu'il y a eu quelque chose d'imprévu :
je n'imaginais pas que le développement de la cuisine moléculaire
au sens de la technique conduirait à une style de cuisine
reconnaissable, parce que la technique permet de produire
différemment. Par exemple, les siphons font des mousses
reconnaissables ; par exemple l'emploi d'azote liquide permet de
faire des poudres d'huile ; par exemple, les cuisons basse
température font des viandes reconnaissables.
Bref
l'introduction de nouvelles techniques a conduit des cuisiniers
inventifs à produire des éléments de plats que l'on a
progressivement retrouvé dans de nombreux restaurants du monde. Dans
la liste précédente, je n'ai pas évoqué les perles d'alginates et
d'autres gels, ce qui me conduit à évoquer cet épisode étonnant
de 1984. J'avais proposé à une association professionnelles de
chefs français d'utiliser ces produits que l'industrie utilisait
déjà parfois: agar-agar, xanthane caroube, alginates... Je me
souviens très bien de ma déception quand on m'a répondu un « non »
catégorique, en me disant que cela allait empoisonner les clients.
En l'occurrence, pourquoi la gélatine aurait-elle été utilisé
plutôt que ces gélifiants ? J'ai continué à proposer cet
usage, et il s'est imposé, à cela près que je viens d'apprendre
qu'une grande institution culinaire française venait d’interdire
les siphons et l'agar-agar dans un concours qu'elle organise. Mais
pourquoi, alors, n'interdirions nous pas les casseroles et les
fourchettes ? Ou la gélatine et les œufs ? Il y a là une
position réactionnaire, et je crois que nos jeunes cuisiniers
méritent plus d'ouverture d'esprit de la part de leurs aînés un
peu irresponsables
Mais
voilà, il y a donc un style de cuisine, qui s'est introduit, tout
comme s'était introduit la nouvelle cuisine dans les années, en
1970, un courant qui faisait suite à la cuisine bourgeoise, qui
faisait suite à la cuisine classique, etc.
En
français donc, l'expression « cuisine moléculaire »
recouvre deux entités distinctes, alors qu'en anglais, pour ceux qui
manient les mots subtilement, il y a deux expression différentes
pour deux réalités différents.
Et
pour le futur, il faut avoir des faits en tête
Pourquoi
toutes ces explications ? Parce que l'on me les demande, mais
aussi parce que je ne cesse de voir, sur internet, des journalistes
de langue anglaise qui confondent tout : la gastronomie
moléculaire et la cuisine moléculaire, qu'il s'agisse de technique
ou de style. Évidemment le monde est le monde, et l'on serait Don
Quichotte à vouloir le changer, mais il n'est pas proposer des
éclaircissements, des explications, car il y aura bien quelques
esprits attentifs et intelligents qui prendront l’information au
vol et la feront peut être rayonner.
De
toute façon aujourd'hui, ces histoires de cuisine moléculaire sont
très largement dépassées par la « cuisine note à note ».
J'ajoute immédiatement que, cette fois, il y a le risque que des
individus un peu hâtifs et imprécis ne disent que la gastronomie
moléculaire est dépassée. Elle ne l'est pas, car c'est une
activité scientifique qui de développe dans le monde entier, avec
la création périodique de nouveaux laboratoires.
Non,
ce qui est dépassé, c'est la cuisine moléculaire : la
rénovation technique est proposée depuis longtemps, elle est en
partie faite, et il est largement temps de passer à autre chose, à
savoir la cuisine note à note.
De
quoi s'agit-il ?
En
1994, alors que je rédigeai la conclusion d'un article pour une
grande revue scientifique, j'eus l'idée que, puisque j'utilisais
personnellement des composés chimiques purs, pour agrémenter ma
cuisine, comme on utilise des épices pour donner du goût, on
pourrait faire le plats tout entiers à partir de composés. Sans
fruits, sans légumes, sans œufs, sans viande, sans poisson. Rien
que des composés pour construire la consistance, la couleur, la
saveur, l'odeur, etc.
Quel
intérêt ? Est-ce possible ? La faisabilité, tout
d'abord, fut démontrée avec le cuisinier français Pierre Gagnaire,
que j'ai aidé à construire le premier de cuisine note à note
jamais réalisé (à Hong Kong en 2009), mais les explorations des
pionniers sont maintenant déjà du passé, et je suis heureux de
voir que, depuis avril 2017, le cuisinier franco-italien Andrea
Camastra, à Varsovie, a entièrement fait basculer son restaurant
pour servir de la cuisine note à note : les journalistes s'y
ruent, comme ils le faisaient à la fin des années 1990 chez Ferran
Adria, en Espagne, pour la cuisine moléculaire.
L'intérêt ?
Il y a « des » intérêts : artistiques, techniques,
sociaux, politiques, nutritionnels… et ce serait trop long de les
évoquer tous.
L'intérêt
artistique se comprend facilement, notamment par une comparaison avec
la musique : il y a deux siècles, on jouait du violon, de la
flûte, de la trompette, etc. Chacun de ces instruments produisait un
son, et avec ces sons, on faisait de la musique. Puis, il y a environ
un siècle, les physiciens ont appris, après les travaux du
mathématicien Joseph Fourier (1768-1930) à analyser les sons, à
les décomposer en ondes sonores pures : fondamental,
harmoniques… Enfin, dans les années 1950, ce furent les pionniers
de la musique électro-acoustique, qui a conduit à ce que,
aujourd'hui, la majeure partie de la musique soit électronique.
Ne
peut-on imaginer une évolution analogue pour la cuisine ? Après
tout, dans le temps, on utilisait des tissus animaux et végétaux
pour cuisiner. Puis, depuis un siècle environ, la chimie a analysé
ces tissus et reconnu les composés purs qui les constituaient :
celluloses, pectines, protéines, lipides… Ce qui conduit à des
possibilités de composition à l'infini ! En réalité, la
cuisine note à note est comme un continent nouveau de mets jamais
réalisés, de goûts jamais dégustés, de consistances inédites…
qui pourront d'ailleurs être facilement obtenues par l'emploi
d'imprimantes 3D.
Mais
c'est la question de la sécurité alimentaire qui motive surtout les
explorations scientifiques ou technologiques de la cuisine note à
note. Nous ne devons pas oublier que, en 2050, les prévisions
internationales arrivent à des hypothèses de 10 milliards
d'individus sur la Terre. Comment les nourrir ? La lutte contre
le gaspillage a commencé à l'échelle internationale, et il faut
observer que ce gaspillage découle surtout du fait que nous
transportons des ingrédients frais (végétaux ou animaux) qui
s'abiment dans les transports, sans compter que nous transportons
inutilement de l'eau : une salade, c'est jusqu'à 99 pour cent
d'eau ; une tomate 95 pour cent ; une viande 75 pour cent !
Bref,
il y a lieu d'envisager des futurs possibles, sans que notre plaisir
de manger soit tué par la nécessité, bien au contraire.
Et
la gastronomie moléculaire, qui se développe dans des universités
du monde entier, au point que nous avons créé en 2014 un « Centre
international de gastronomie moléculaire AgroParisTech-Inra »,
vise notamment l'exploration des nouveaux « systèmes
physico-chimiques » réalisables par cette nouvelle forme de
cuisine, avec des libérations inédites des nutriments, des composés
gustatifs, par des structures physiques nouvelles. Peut-on, par
exemple, imaginer des plats où un goût apparaitrait en début de
dégustation, disparaîtrait, puis serait remplacé par un autre
goût, puis après quelques secondes par un troisième ? La
réponse est oui : un travail récent, d'exploration des gels, a
montré l'ensemble des possibilités réalisables. Il faut maintenant
effectuer le transfert de la science à la technologie, puis à la
technique, en même temps que les artistes explorent des voies
nouvelles.