samedi 2 décembre 2023

Porc à l'ananas

 Ce matin, une demande : 


Je me souviens d'avoir vu il y a plusieurs années une émission que vous animiez en cuisine et plus particulièrement de la cuisson du porc à l'ananas. 
Je n'arrive pas à retrouver ces précieux renseignements. 


Et voici le retour
 
Oui, dans une émission intitulée Toques à la loupe, je faisais l'expérience d'attendrir du rôti de porc avec du jus d'ananas frais (j'insiste sur le "frais") : en effet, l'ananas frais contient des enzymes protéases (broméline) qui ont donc, comme l'indique le qualificatif "protéase", la capacité de dégrader les protéines, notamment les protéines de la viande. 
 
Et pour bien montrer cet effet j'injectais du jus d'ananas frais dans le rôti de porc, à la seringue, et je laissais la viande ainsi pendant une nuit. Le lendemain, la viande était comme une sorte de terrine, à l'intérieur. 
D'ailleurs, à côté, j'avais fait tremper un morceau de viande dans du jus d'ananas, et il était ensuite complètement défait. 

A noter que l'on peut faire la même chose avec des jus de papaye, de figue, par exemple. Et surtout, bien penser que la chaleur dégrade les enzymes protéases, de sorte que l'effet ne pourra pas se produire.

Une conclusion : une façon de rendre mémorable

 Lors de la célébration des dix ans de l'Institut des Hautes Etudes de la Gastronomie, nous avions organisé une conférence. Elle avait lieu dès le début de l'après-midi, moment de la journée qui n'est pas particulièrement propice à l'attention ! Comment pouvions-nous éviter l'assoupissement post-prandial ? Nous comptions évidemment sur le talent des orateurs que nous avions invités ; plus exactement, la Connaissance des intellectuels qui nous avaient fait l'amitié de participer à la conférence. 

Toutefois, nous avons voulu faire mieux, et nous avons divisé l'après-midi en deux parties, et, au lieu d'enchaîner les conférences dans chaque partie, nous avons invité nos amis à participer à une table ronde. 

Plus précisément, il s'agissait que le message de chacun soit divisé en trois parties, afin qu'un modérateur donne la paroles à chacun trois fois de suite, mais dans une alternance qui devait mettre du mouvement dans toute cette affaire. Tout a parfaitement fonctionné... à cela près que, finalement, nous aurions perdu en « lisibilité », en clarté des messages, sans les modérateurs qui synthétisaient les interventions en fin de table ronde. 

Certes, nous avons tant martelé que nous mangeons de la culture et que cette culture est fondée sur la biologie que nos auditeurs n'ont pas eu grand mal à l'entendre. Toutefois le message de chacun a été un peu perdu, dilué, et ce sont seulement les synthèses qui ont emporté l'affaire. Comment n'y avions-nous pas pensé à l'avance ? Inversement, nous avons eu une vraie belle leçon de « conclusion » : une conclusion permet de réunir des fils épars en une tresse lisible, mémorable.

vendredi 1 décembre 2023

Tradition, innovation, patrimonial... Méfions-nous de nos acceptions exagérément mélioratives

 

Alors que nous lançons un programme européen nommé Tradinnovation, je vois que les mots tradition et innovation, qui forment la base du nom, sont très discutables.

Les traditions, en effet ne sont pas toutes bonnes :  l'esclavage a été traditionnel !
De même, ce qui est "patrimonial" n'est pas nécessairement  bon : certains gènes de prédisposition au cancer nous viennent de nos parents, certaines maladies génétiques, et un héritage est parfois une dette, comme le savent bien les notaires.

Et l'on a intérêt, également, à ne pas gober trop vite l'innovation.

En réalité, nos travaux ne doivent avoir qu'un objectif : faire un futur meilleur que le passé.
L'histoire  montre que, progressivement, l'humanité s'est débarrasée de  comportements intolérables. Nous avons évoqué l'esclavage, mais souvenons-nous aussi de  la féodalité : chaque printemps, les chevaliers partaient en guerre pour aller conquérir les terres avoisinantes.

La guerre n'a hélas pas disparu, mais au moins n'est-elle plus systématique !

Il y a aussi l'école,  qui est une innovation merveilleuse. Je ne dis pas qu'elle va parfaitement, mais,  quand même, nos efforts portent certains fruits, notamment en matière de combat contre la pensée magique, cette pensée enfantine, irréfléchie, irrationnelle, qui fait le lit des tyrannies.
Chercher à comprendre c'est déjà désobéir mais surtout c'est commencer la lutte contre les tyrannies, refuser ce qu'elles veulent nous imposer. On se souviendra de René Descartes qui proposait de "N'accepter comme principe du raisonnement que ce dont il est impossible de douter",  et "Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenteroit si clairement et si distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute".
Bref, il faut une pensée rationnelle, claire, loyale.

L'innovation, d'autre part, a une courte vue , quelle que soit l'acception qu'on lui donne, quand elle propose seulement de considérer comme merveilleuse des méthodes, des techniques qui sont seulement nouvelles, dont on a pas évalué  l'intérêt moral. Cela doit se faire à titre individuel, mais aussi en termes collectifs, et, là encore, on ne tombera pas dans le piège d'une connotation méliorative du mot.

Et c'est l'occasion d'observer que  les connotations sont très idiosyncratiques : pour certains, le mot tradition est un repoussoir, alors que c'est un sésame pour d'autres ; idem pour innovation (avec souvent une interversion des groupes).

Bref, finalement, au  cours de nos travaux, nous aurons intérêt à passer tout ce que l'on nous proposera au filtre d'une analyse  rationnelle, intelligente.

La terrible question de l'estragole

  Les faits sont les faits, et la mauvaise foi qui nous fait humain ne peut les abattre ; elle peut seulement nous aider à « vivre mieux », en nous empêchant de les voir. 

Les viandes cuites au barbecue sont chargées de benzopyrènes cancérogènes ? C'est un premier fait. La consommation de tels produits conduit à des cancers digestifs ? C'est un autre fait, qui découle des études épidémiologiques effectuées en Europe : les peuples qui mangent le plus de produits fumés souffrent plus que les autres de tels cancers. La conclusion devrait s'imposer : limitons les viandes grillées au feu de bois, les produits fumés. 

Pourtant, chacun de nous conclut plutôt : « Après tout, je ne mange pas tant de ces produits, et je ne risque donc rien ». Les pommes de terre ont sous les trois premiers millimètres sous la surface des alcaloïdes toxiques ? « Oui, mais la peau croustillante, c'est si bon. Et puis, cela se saurait s'il y a avait un risque. Et puis je mange ainsi toujours et je ne suis pas mort ». 

J'ai déjà considéré de telles questions, et je n'y reviens pas : la preuve;-) Non, je veux plutôt examiner ici la question de l'estragole, également nommé méthyl chavicol, ou, mieux : 1-allyl-4méthoxybenzène. C'est le composé odorant principal de l'estragon, que l'on trouve aussi en abondance dans le basilic, par exemple. Déposé en petite quantité sur des cellules de foie de rat, le composé conduit à la cancérisation de ces cellules. Et les experts ont conclu que l'estragole est tératogène et génotoxique, même en petites quantités. Il a été conclu que la consommation de produits contenant l'estragon ne présentait pas de risque significatif de cancer, mais les experts ont préconisé de réduire au maximum l'exposition des populations sensibles (enfants, femmes enceintes ou allaitant). [http://ec.europa.eu/food/fs/sc/scf/out104_en.pdf] 

Voici donc le fait. Notre mauvaise foi nous conduira à accepter volontiers la décision... si nous ne sommes pas une femme enceinte... et si l'estragole ne provient pas de l' «  industrie », cette activité qui nous fait vivre et que nous désignons comme le diable. Enfin, je dis « nous »... mais on a compris que j'hésite à me mettre dans cette collectivité. J'y pense : quelle sera votre décision, à propos de la consommation future d'estragole ?

jeudi 30 novembre 2023

Bien manger, de quoi s'agit-il ?


 Il y a « manger », et « bien manger ». Jean-Anthelme Brillat-Savarin (j'ai scrupule à le citer : n'importe quel gourmand le connaît) disait que l'animal se repaît, l'homme mange, et seul l'homme d'esprit sait manger, mais je n'aime guère la citation, qui oublie la femme et qui distingue des hommes et des hommes d'esprit. Nous sommes tous d'esprit, puisque nous sommes humains, et je propose de donner à chacun la possibilité de ne pas tomber dans une catégorie trop définitive. D'ailleurs, les prétendus (ou soi disant) hommes d'esprit en manquent parfois gravement, et, d'autre part, je crois que c'est une grave erreur que de sous-estimer nos semblables. 

Bref, je préfère penser qu'il y a manger, d'une part, et bien manger. Ce n'est pas une question de classe, mais une question d'attention, et d'analyse. 

Manger, on sait ce que c'est : absorber des aliments. Bien manger, c'est quoi ? C'est manger de la géographie : que l'on se remémore la querelle du cassoulet de Toulouse ou de Castelnaudary, par exemple ; que l'on examine la consommation des grenouilles, d'un côté ou de l'autre de la Manche ; que l'on se souvienne de la France partagée en pays d'Oc et pays d’Oïl... 

Ce qui nous conduit, puisque nous parlons de temps anciens, à considérer le fait que nous mangeons de l'histoire. Un cas important est l'association du jambon cru avec le melon, qui est une réminiscence de ce temps où les humeurs étaient la garantie de la santé, où il fallait combattre le « chaud » avec le « froid », le « sec » avec l' « humide ». 

Ce n'est qu'un exemple, mais, en réalité, la quasi totalité de nos mets sont historiques ! La choucroute ? Si on la mange en Alsace, c'est parce que c'est en Alsace qu'elle a évolué, notamment avec un climat qui permettait à la fois la culture du chou et la production de choucroute. 

Ce serait bien trop long d'enchaîner les exemples, mais il suffit de penser que si nous mangeons un plat particulier, alors que d'autres (les Allemands, les Anglais, les Belges, les Chinois, les Indiens...) ne le mangent pas, c'est que ce plat a été sélectionné dans l'histoire. 

En réalité, nos aliments ne sont légitimés que par leur consommation ancienne. Nous mangeons aussi de la socialité, de la religion, de l'art... 

Bref, nous mangeons de la culture, parce que nous sommes humains... mais je propose de penser, quand même, que cette culture n'est pas une sorte d'étincelle divine, et que, au contraire, elle est un « habillage de la bête ». Le chocolat ? C'est du gras pour moitié, et du sucre pour la seconde partie. Or il nous faut du gras pour construire les membranes de nos cellules, et du sucre pour l'énergie. La viande ? Ce sont des protéines, c'est-à-dire des atomes d'azote pour la construction de nos propres protéines. Les féculents, si universels (riz, blé, maïs...) ? Ce sont des polysaccharides qui vont lentement libérer ce glucose qui est le carburant de notre organisme. 

Bref, nous mangeons de la physiologie, de la biologie, et, mieux encore, de la biologie de l'évolution. La culture me semble n'être qu'une façon de ne pas nous résoudre à être des bêtes, qui mangent, se reproduisent, échappent aux prédateurs et trouvent des proies ; une façon de ne pas admettre que nous sommes des sortes de machines qui ont besoin d'énergie pour se perpétuer... 

Autrement dit, bien manger, ce serait à la fois faire marcher la machine et lui donner le sentiment qu'elle échappe à sa condition de machine. Mais la machine a inventé une foules d'artifices (au sens littéral du terme) pour se donner le sentiment de ne pas être machine... jusqu'à l'idée de dieu, avec lequel elle entretiendrait des relations privilégiées. Nous y revenons : bien manger, c'est manger de la religion, laquelle met des limites dont l'arbitraire est souvent merveilleux.

mercredi 29 novembre 2023

A propos de pain

On m'interroge sur la chimie du pain, et voici quelques éléments de ma réponse : 

 

1. Le gluten est une matière qui peut (ou non) être sur la forme d'un réseau, et ce réseau est effectivement "viscoélastique", ce qui signifie qu'il s'écoule quand on tire dessus, mais qu'il revient sur lui-même (élasticité) quand on le relâche.

Il est formé de deux types de protéines  : LES gliadineS, et LES gluténineS.

 

2. Une protéine est un composé dont les molécules sont des enchaînements chimiques de "résidus d'acides aminés" (plutôt que d' "acides aminés").
Et pour la définition de protéine, le Modernist ne vaut pas l'International Union of Pure and Applied Chemistry  :

Naturally occurring and synthetic polypeptides having molecular weights greater than about 10000 (the limit is not precise).
See also: peptides
Source: PAC, 1995, 67, 1307. (Glossary of class names of organic compounds and reactivity intermediates based on structure (IUPAC Recommendations 1995)) on page 1361 [Terms]

 

3. Le gluten a-t-il été découvert par Jacoppo Beccari ou Jacopo Beccaria ? Pour en avoir le coeur net, rien ne vaut mon article
Hervé This, « Who discovered the gluten and who discovered its production by lixiviation? », Notes Académiques de l'Académie d'Agriculture de France/Academic Notes from the French Academy of Agriculture, vol. 3, no 3,‎ 2002, p. 1-11. DOI 10.1098/rstb.2001.1024).

Qu'est-ce qu'un produit "chimique"

 Lors d'une conférence au Lycée français de New York, Sasha m'a demandé ce qu'est un produit chimique, et je lui ai promis une réponse... distribuée à tous. 

Un produit chimique, c'est d'abord un produit, quelque chose qui a été fabriqué, produit. 

Cela dit, il y a de nombreuses façons de produire un produit. Par exemple, quand on lave une betterave à sucre, qu'on a râpe, qu'on fait infuser les râpures dans de l'eau chaude, que l'on récupère l'infusion, puis quand on évapore de cette infusion, on obtient du sucre de table. Le sucre de table est donc un produit de l'industrie alimentaire ! 

Ce produit est-il « chimique » ? C'est une question trop difficile pour commencer. Je propose donc de partir d'un produit chimique plus simple : l'eau de Javel. Cette fois, c'est un produit, puisqu'il a été produit, mais, ce qui est plus spécifique, c'est qu'il a été obtenu par une « synthèse » : à partir de divers produits, l'industrie a  obtenu un produit nouveau, avec des propriétés nouvelles. 

Parfois, lors des transformations chimiques, les modifications sont mineures, mais les modifications des propriétés sont considérables. Par exemple, quand on part de la vanilline, qui est le produit qui donne essentiellement son odeur à la vanille, on sait facilement fabriquer de l'éthylvanilline, qui donne la même odeur mais mille fois plus puissamment. 

Le sucre, pour y revenir ? La question est difficile, parce que, s'il est vrai que l'on pourrait obtenir du sucre comme indiqué plus haut, l'industrie du sucre utilise une foule de composés qu'elle ajoute au sucre pour en faire le sucre que nous utilisons. Par exemple, l'industrie du sucre ajoute au « sucre pur » (on dit « saccharose ») des agents anti-mottants, qui facilitent la séparation des grains, qui évitent la formation de « mottes ». Du coup, le sucre n'est plus un produit extrait simplement de la betterave, et il contient des composés variés. Le sucre de table est un produit qui est donc fait des produits extraits des plantes, et de produits synthétisés. C'est bien compliqué, n'est-ce pas ? 

Terminons donc plus simplement

La chimie est une science qui explore les transformations des "espèces chimiques", minérales ou organiques. Lors de son travail, elle est parfois conduite à produire des composés nouveaux. Ces composés-là sont "chimiques". 

Puis l'industrie reproduit ces synthèses, ces préparations, ces productions... Et là, ce n'est plus de la chimie. Autrement dit, l'eau de Javel fut un produit chimique la première fois qu'elle fut obtenue ; puis elle est devenue un produit d'une industrie des applications de la chimie.