Le film Dodin Bouffant, qui est sorti en salles la semaine dernière, est tiré d'un livre de Marcel Rouff. Je connais quasiment par cœur ce roman qui raconte l'histoire d'un gastronome "absolu" et de ses cuisinières.
L'intrigue est mince parce que le livre n'est pas un livre d'intrigue : en substance, le gastronome vit des repas heureux avec la première cuisinière, d'un grand talent, mais cette dernière meurt ; notre gastronome est désemparé jusqu'à ce qu'il trouve une perle rare, qu'un prince cherche à lui débaucher.
À ce propos, il y a une petite péripétie, à savoir que le prince, ayant entendu la réputation du célèbre gastronome, l'invite à dîner et veut l'épater par la quantité des mets servis, ce qui est évidemment grossier, alors que le gastronome, pour lui rendre sa politesse, lui prépare un simple pot-au-feu, mais un pot-au-feu parfait. Tout est là deux : la qualité contre la quantité. Pour faire bonne mesure, il y a trois amis du gastronome qui partagent sa gourmandise, seuls invités -parce que seuls dignes- à déguster les mets extraordinaires qui sont préparés.
Le livre, plus qu'un roman, est une évocation de gourmandise, à la façon de Lucien Tendret, auteur de La table au pays de Brillat-Savarin, également un livre de gourmandise, tout comme le fut avant celui d'Alexandre-Balthazar Grimod la Reynière ou celui de Jean-Anthelme Brillat-Savarin lui-même.
C'est bien de la "littérature gastronomique", parfois de la description, ce qui s'apparenterait à du documentaire, parfois de l'imagination, de la poésie...
Pour en revenir au film, la difficulté du cinéaste était évidemment de produire une œuvre qui ne soit pas infidèle, qui ne heurte pas les connaisseurs du livre, et la seule façon d'y parvenir était de prendre un parti. Ici, le parti a été de présenter une histoire d'amour entre le gastronome et la cuisinière, qui est -dans le film- moins une domestique qu'une femme de tête.
Il y a un personnage secondaire, à savoir la très jeune fille d'un couple d'agriculteur voisin, qui a un palais d'une remarquable sensibilité et qui veut absolument faire un apprentissage chez le gastronome.
Comment tout cela peut-il faire deux heures de (bon) spectacle ? C'est que en réalité, c'est plutôt la cuisine, sa gestuelle, ses ambiances, ses images, qui font le film. Pierre Gagnaire a été le conseiller culinaire du film, et on retrouve sa patte dans l'ensemble de ces éléments : de la cuisine élégante plutôt que gargantuesque, de la qualité plutôt que de la quantité.
Ce qui pose la véritable question de la gourmandise : n'est-elle de l'abondance ou plutôt l'idée qu'on s'en fait ? Bien sûr, le film nous montre une extraordinaire brioche, énorme, que déchirent les trois amis gourmands du gastronome, mais, même là, tout épuré : la brioche est un profil isolé, dans un contre-jour où les gourmands sont des ombres chinoises. On sent dans leurs gestes, d'ailleurs, la consistance de la brioche, et ceux qui aiment cette préparation savent combien la mie très particulière d'une brioche réussie a quelque chose de merveilleux, une souplesse qui rappelle une sorte de gros édredon bien gonflé d'un lit accueillant.
Le film tient donc bien sûr sur quelques acteurs, mais, surtout, sur une ambiance : une ambiance de campagne, bourgeoise, ancienne, mais modernisée parce qu'elle est ensoleillée, fleurie, un peu comme dans la Comédie érotique d'une nuit d'été, de Woody Allen, mais en plus fleuri, plus frais. Surtout, il y a des ambiances sonores : certaines scènes sont comme des natures mortes, vivantes pourtant, sur lesquelles le réalisateur a la merveilleuse idée d'y mettre une sorte de bruit de souffle, comme un grand vent qui n'aurait pas les effets qu'on en attendrait. Cela embellit des scènes, leur faire prendre une dimension qui dépasse un aspect visuel bien limité ; une sensorialité supplémentaire est ainsi donnée.
Au fond, le film me permet de me reposer la question du fantasme en cuisine. Pour bien comprendre l'affaire, il faut rapprocher ce film de la nouvelle des Trois Messes basses par Alphonse Daudet. Dans les Trois Messes basses, le curé se damne parce que son garçon de messe est en réalité le diable, qui lui fait abréger le service divin en lui faisant miroiter des mets merveilleux qui seront servis à la table du soir. Des dindes truffées, par exemple (en écho, il y a des poulardes en demi-deuil dans le film de Dodin Bouffant). Certes, il y a cette idée de Pierre-François la Varenne selon laquelle "les morceaux caquetés en paraissent meilleurs", à savoir que quand on mange, ce dont on parle prendre une autre dimension. Mais il y a surtout l'évocation avant le repas et cette évocation est sans doute bien plus puissante que sa monstration. La gourmandise veut beaucoup, mais, à montrer beaucoup on risque de tomber dans une certaine vulgarité goinfre... qui n'est plus la gourmandise. Inversement, si l'on montre peu mais raffiné, alors la gourmandise risque de ne pas trouver son compte... sauf si l'on parle.
Finalement, je crois que pour ce qui me concerne le montrer est bien, le donner à sentir est encore mieux, et en parler permet de gagner l'ensemble des territoires sensoriels. On ne dit pas, on ne dira jamais le goût, mais on donnera l'envie de le connaître.
Et c'est ainsi qu'il y a des termes merveilleux : lièvre à la royale façon du sénateur Couteaux, faisan à l'Albuféra, poularde demi-deuil... Dans chaque cas, on ne sait pas parfaitement ce dont il s'agit, mais l'incertitude ou l'ignorance augmente la gourmandise. Et quand on sait exactement ce dont il s'agit, il y a la perspective de comparer la prochaine expérience avec les précédentes.
La gourmandise ? Un beau Mystère.