jeudi 19 mars 2020

Expliquer ou interpréter ?


Un ami me dit qu'il cherche à "expliquer" un phénomène, alors que vient aussi, dans la conversation, le terme "interpréter".

Quel objectif, pour une recherche scientifique  : interpréter  ? expliquer ?

Admettons que l'objectif de la science soit de produire des théories réfutables qui rendent compte des phénomènes, par un mouvement que j'ai trop décrit dans ce blog pour que j'y revienne aujourd'hui. Que fait-on alors : on explique, ou on interprète ?

On se souvient quand même que les sciences de la nature cherchent des équation qui décrivent les phénomènes, en rassemblant les données de mesure. Là, il n'y a ni explication ni interprétation.
Puis on induit des théories en introduisant des notions compatibles quantitativement avec les équations trouvées : ces notions n'expliquent rien, mais ce sont des objets qui sont compatibles avec le jeux d'équation établies, des objets qui permettent de rendre compte des phénomènes. Explication ? Pourquoi pas. Interprétation ? Certainement.
Mais on n'oublie pas que ces théories sont insuffisantes, de sorte que si explication il y a, elle est fautive. L'interprétation, elle, ne l'est pas.


Tout cela est bien général, et il nous faut des exemples.

Considérons celui de la structure "hexagonale" de la molécule de benzène. Ce composé fut d'abord  découvert lors de l'analyse du gaz de houille par le merveilleux physico-chimiste britannique Michael Faraday.
Puis les "analyses élémentaires" montrèrent qu'il y avait autant de carbone que d'hydrogène, , mais la tétravalence du carbone (chaque atome de carbone a quatre liaisons avec des voisins) posaient un problème, et  August Kékulé qui proposa une alternance de simples et de doubles liaisons sur une molécule cyclique, hexagonale.






Ce timbre de la Poste allemande célèbre la découverte de Kékulé

Nous avons là un "modèle" de la molécule de benzène, mais cette image n'est pas juste : c'est une explication fausse, et une assez bonne interprétation des propriétés du benzène. On voit, à nouveau, que la terminologie "interprétation" est plus prudente que celle d'explication.



Certes, la question "comment ça marche ?"  demeure, mais c'est la réponse qui est plus complexe que certains ne l'espèrent. Oui, la réponse déçoit ceux qui veulent du simple, mais elle ravit ceux qui sont prêts à s'émerveiller des mécanismes du monde.

mercredi 18 mars 2020

Les bonnes pratiques de la citation, dans les articles scientifiques

Préparant un guide de la rédaction d'articles scientifiques, je fais (évidemment) ma bibliographie, et je trouve ce conseil  : "Citer des publications du journal où vous publiez".

Ne le suivons surtout ce conseil scandaleux de malhonnêteté. C'est de la basse stratégie de communication, qui déroge aux bonnes pratiques de la citation. On ne doit pas citer des auteurs au hasard, mais bien plutôt parce qu'ils sont à l'origine des travaux ! Ceux qui ont donné ce pernicieux conseil ignorent-ils donc tout des règles de la profession de scientifique ? Ignorent-ils tout des consensus tels qu'énoncés par l'Association européenne pour les sciences chimiques et moléculaires (The European Association for Chemical and Molecular Sciences), qui a émis un  “Ethical Guidelines for Publication in Journals and Reviews” (voir http://www.euchems.eu/publications.html), ou encore des règles (identiques) données par l'American Chemical Society, avec ses   Ethical Guidelines to Publication of Chemical Research (http://pubs.acs.org/page/policy/ethics/index.html).
Mais c'est de “On Being a Scientist: Responsible Conduct in Research”* que je tire ce conseil plus juste :
"Researchers have a responsibility to search the literature thoroughly and to cite prior work accurately. Implied in this responsibility is that authors should strive to cite (and read) the original paper rather than (or in addition to) a more recent paper or review article that relies on the earlier article.“

*Committee on Science Engineering, and Public Policy; Institute of Medicine; Policy and Global Affairs; National Academy of Sciences; National Academy of Engineering. “On Being a Scientist: A Guide to Responsible Conduct in Research”: 3rd ed., Washington, DC, 2009.

vendredi 13 mars 2020

A propos des omelettes (suites)

Suite à mon billet d'avant hier, je reçois le message suivant : 

je viens de lire votre très intéressant billet sur la cuisson des omelettes. Si je
comprends bien ce que nous avez expliqué par ailleurs (à propos de la gélatine  ou des confitures)  une omelette c'est donc un gel. Mais contrairement à la gelée la transformation est irréversible.

Je suis content que vous fassiez un billet la-dessus parce que ça fait longtemps que je me demande ce qui se passe lorsqu'on cuit un bifteck. Ce ne sont pas les m^emes protéines (actine et myosine si je me souviens bien d'un billet précédent) mais j'imagine que là encore les protéines s'attachent les unes aux autres pourdonner un steack cuit).


Et ma réponse, qui n'a pas tardée : 

 
Merci de votre message. Oui, un oeuf qui cuit est un gel, et un gel (assez) irréversible (en tout cas, quand on se limite aux moyens culinaires (en laboratoire, j'ai décuit des oeufs, comme je l'explique dans un article publié en 1997). 
Oui, à l'intérieur des fibres musculaires (actines, myosines) d'une viande, la "cuisson", c'est notamment la coagulation de ces protéines, et le même type de "gélification", d'où un durcissement (du steak bleu au steak bien cuit).
bonne journée

Une molécule est une molécule



Ce matin, plusieurs questions, mais en voici une en particulier, qui mérite un commentaire public :


J'ai une question par rapport aux molécules synthétiques vs naturelles. Je sais que les propriétés physiques ainsi que l'odeur et le goût des molécules synthétiques vs naturelles sont identiques ex linalool synth vs naturel. Qu'en est-il de leurs activités biologiques et de leur propriétés toxicologiques ? Pouvez-vous me diriger vers des articles et références qui étudient cette question ?

Ici, je sais d'expérience qu'il y a la question des mots, qui est source de confusions. Une molécule, c'est donc un tout petit objet, fait d'atomes de divers éléments, liés par des forces interatomiques (une sorte de pléonasme que cet adjectif). Les éléments considérés, ici, sont principalement le carbone, l'hydrogène et l'oxygène. Et pour ces trois éléments, les atomes sont faits d'un "noyau", assemblage de protons et de neutrons, avec autour des électrons, comme la terre autour du soleil.
Les effets biologiques des molécules ? Une molécule a un effet si elle a un "récepteur", à savoir si l'organisme comporte une molécule agissant comme une serrure vis à vis de la molécule bioactive, qui est comme une clé. Et la disposition des atomes est donc très essentielle. Donc tout est simple, au premier ordre. Et une molécule est entièrement déterminée par ses atomes, leur disposition. 
Maintenant, il peut y avoir des effets qui sont au niveau du détail des détails. Par exemple, certains atomes d'hydrogène peuvent avoir dans leur noyau, en plus du proton, un neutron, et c'est ce que l'on désigne par "deutérium". Les propriétés chimiques sont quasi identiques, mais des outils de mesure très sensibles voient des différences... et c'est ainsi qu'une entreprise française d'analyse a fait son succès commercial en devenant capable de détecter du sucre ajouté dans les vins, pour des chaptalisations ou pour des fraudes. Mais, je le répète, c'est un détail au regard de la question posée.

Maintenant, synthétique et naturel ? Une molécule naturelle, c'est une molécule qui se trouve dans la nature, fabriquée par les plantes ou par les animaux, voire par les éléments (la chaleur, la foudre, etc.). En revanche, une molécule synthétisée, c'est une molécule qui a été... synthétisée, à savoir qu'on a rassemblé des atomes d'une certaines façon pour faire la molécule. Et, évidemment, si l'on même les mêmes atomes organisés de la même façon, on obtient la même molécule, qui ira ouvrir les mêmes serrures !

Cela dit, on peut répondre plus subtilement que cela à la question de notre interlocuteur, parce que l'on peut synthétiser avec des niveaux de précision variés, parce que la question des "impuretés" est essentielle : les composés extraits de produits naturels ne sont pas accompagnés des mêmes "impuretés" que les produits de synthèse (parfois plus purs que les produits naturels).
Par exemple, notre correspondant parle de linalol, qui est un composé odorant présent dans de nombreux végétaux. Parler du linalol au singulier, c'est une erreur, parce qu'il y a divers linalols, et que le (S)-(+)-linalol n'a pas la même odeur -donc pas les mêmes effets biologiques que le (R)-(-)-linalol. Mais une molécule d'un de ces deux linalols est une molécule de ce linalol-là, quoi qu'il arrive. Et la question "isotopique" précédente (l'hydrogène vs le deutérium) ne se pose pas, du point de vue de l'odeur.
En revanche, quand on a un de ces deux linalols dans une matière végétale, elle n'est pas seule, et aucune  plante n'a donc l'odeur de ce linalol particulier. Puis, si l'on extrait ce composé, il n'est plus "naturel", mais d'origine naturelle... et son extraction ne permet généralement pas de l'avoir pur ! De sorte qu'il y a des "impuretés"... et que ces impuretés peuvent être essentielle. C'est ainsi que le mélange des deux limonènes R et S n'a pas d'odeur quand il est fraîchement obtenu par distillation... et que cette odeur de Citrus n'apparaît qu'ensuite, sans doute  due aux impuretés, plutôt qu'aux limonènes.
Pour les composés de synthèse, il y a également des impuretés, qui résultent du procédé de préparation, et il n'est d'ailleurs pas dit que ces impuretés soient plus abondantes ou plus dangereuses, bien au contraire : les opérations de synthèse étant mieux contrôlées que les extractions (qui partent de mélanges complexes), il est possible qu'il y ait bien moins d'impuretés.

Enfin, mon interlocuteur me parle d' "activités biologiques et propriétés toxicologiques" : amusant, car les effets toxicologiques sont des activités biologiques, non ? Car je fais l'hypothèse, vu les composés qu'il discute, que ce sont de toutes petites quantités de composés qui sont considérées ici, de sorte que l'on est bien dans le cadre des clés et des serrures, des composés bioactifs et de  récepteurs. Là, les impuretés sont essentielles, car elles peuvent avoir des récepteurs, que les composés soient d'origine naturelle ou synthétisés, et quelqu'un qui fait bien son travail, d'extraction ou de synthèse, se préoccupe de cela.
Mais finalement, une molécule est une molécule, n'est-ce pas ?