jeudi 10 octobre 2019

Des questions... à reformuler


Ce matin, alors que je sors d'une rencontre avec des collégiens très enthousiastes de cuisine moléculaire (le passé : car le futur, c'est la cuisine note à note), je reçois ces questions (en gras), auxquelles je réponds :


Pourquoi la cuisine moléculaire a-t-elle "disparu" est qu’est-ce qui reste de ce type de cuisine ?

 La cuisine moléculaire n'a pas disparu, bien au contraire : elle est partout, au point que cela n'a pas de sens de la distinguer.
Je vous rappelle, en effet, que la cuisine moléculaire, c'est la cuisine que l'on fait à l'aide d'appareils (d'ustensiles) qui viennent des laboratoires.
Par exemple, les bonnes régulations de température... avec lesquelles on fait aujourd'hui des "oeufs parfaits" (mon invention de 1995) ; initialement, on utilisait des thermocirculateurs... mais les fabricants de four s'y sont mis. Ou bien encore des siphons (en vente dans les supermarchés les plus populaires). Ou l'azote liquide  pour faire des sorbets (bien meilleurs). Ou encore bien d'autres objets : alginate de sodium, agar agar, etc.
Bref, nous faisons maintenant (presque) tous de la cuisine moléculaire, dans tous les pays (qui ont les moyens)  : vous voyez que j'ai gagné !
PS. Je ne touche pas un centime pour tout cela.


Pourquoi les grands restaurants uniquement gastronomiques ont-ils fermé ?

Cette question m'étonne... mais elle est mal formulée. D'abord, je conteste l'expression "restaurant gastronomique". La gastronomie, ce n'est pas la haute cuisine, mais la "connaissance raisonnée de ce qui se rapporte à l'alimentation". L'histoire des recettes, c'est de la gastronomie historique. Et la physico-chimie qui explore les transformations culinaires, c'est de la gastronomie moléculaire (à ne pas confondre avec la cuisine moléculaire !).
Bref, on ne va pas dans des restaurants pour avoir de la connaissance, mais de la cuisine.
Cherchons donc à répondre à la question modifiée : pourquoi les grands restaurants de haute cuisne auraient-ils fermé ? Mais là, incompréhensible encore, car les restaurants étoilés n'ont pas fermé !
A moins que l'erreur de mon interlocuteur soit encore plus grande, et qu'il demande pourquoi les restaurants de cuisine moléculaire auraient fermé ? Mais ils n'ont pas fermé, au contraire : Heston Blumenthal, René Redzepi... et tous les plus grands continuent exactement comme le passé. Le seul qui ait un peu fermé, c'est celui  de Ferran Adria... parce que Ferran est maintenant si riche qu'il s'est mis en retraite (le pauvre !).


La cuisine moléculaire peut-elle avoir un avenir par exemple comme vous l’avez expliqué dans une interview peut-être nous aider contre le gaspillage ?

Moi, je cherche à tuer la cuisine moléculaire, mais à développer la gastronomie moléculaire (de la science, dans les universités du monde entier).
Et la cuisine que je cherche à développer, c'est la "cuisine note à note", une cuisine de synthèse, qui vise effectivement, parmi mille autres objectifs, à lutter contre le gaspillage. Et comme la population mondiale continue d'augmenter, je suis quasiment certain que cette cuisine note à note se développera.
PS. Encore une fois, je ne touche pas un centime !



Est-ce que, d’après vous, elle a une importance quand on voit que en 2050 1 personne/2 vas mourir de faim?


Est-ce que la cuisine note à note a une importance ? Bien sûr, et pour mille raisons !
Cela dit, j'espère que nous arriverons à faire qu'il n'y ait pas une personne sur deux qui mourra de faim en 2050.
Au fait, et vous, qu'allez vous faire pour que l'humanité ait assez à manger en 2050 ? Après tout, vous êtes plus concernés que moi, qui serai mort à ce moment-là.


dimanche 6 octobre 2019

Le choc thermique


Une fois de plus, j'entends l'expression "choc thermique" dans un contexte où elle n'a rien à faire, et où la personne qui la prononce n'a manifestement rien compris à sa signification. J'espère ici bien expliquer que cette expression peut signifier quelque chose dans certains cas, et ne doit pas être employée dans d'autres.

Au départ, il y a effectivement le choc thermique


Commençons par une expérience où le choc thermique existe véritablement : nous prenons un vieux verre, pas trop épais, qui pourra aller à la poubelle : nous le ceinturons d'une ficelle trempée dans de l'alcool à brûler, et nous mettons le feu à l'alcool. Dès que la combustion est terminée, nous plongeons le verre dans de l'eau glacée... et le verre se divise en deux parties, de part et d'autre de l'endroit où se trouvait la ficelle.
C'est cela, le véritable choc thermique physique : la chaleur avait dilaté le matériau, mais le refroidissement l'a contacté, et cela a créé des contraintes qui ont été supérieures aux forces qui assuraient la cohésion du matériau.
Un autre "choc thermique", qui a malheureusement le même nom alors que c'est un phénomène différent, a lieu quand nous passons du chaud au froid. En effet, notre organisme est thermorégulé, à savoir que, quand nous sommes au chaud, par exemple, le cerveau commande des mécanismes qui favorisent l'évacuation de la chaleur, à savoir notamment la sudation,  mais également la vasodilatation périphérique, c'est-à-dire l'ouverture des vaisseaux sous cutanés pour augmenter l'échange de chaleur avec l'environnement ; le débit cardiaque est aussi augmenté de manière à acheminer le plus de sang à la périphérie. Si l'on plonge alors dans de l'eau froide, la peau est rapidement refroidie, de sorte que les vaisseaux sanguins se compriment immédiatement ; en conséquence, le sang reflue rapidement vers l'intérieur, et le cœur réduit considérablement son rythme pour diminuer l'afflux sanguin ; mais si le cerveau est alors d'un coup rationné en oxygène, le baigneur fait  une syncope dans l'eau et peut se noyer.
On le voit : rien à voir dans les deux cas, mais un véritable effet.

Avec des haricots verts ? Non !


Récemment, un cuisinier m'a dit que jeter des haricots verts dans de l'eau glacée, au sortir de la cuisson, conservait les haricots plus verts, parce que cela faisait "un choc thermique sur la chlorophylle". Que penser de cette idée ? Il faut dire qu'elle est fautive pour deux raisons.
Tout d'abord, oui, les haricots qui passe du chaud au froid subissent un choc thermique, mais ils ne se brisent pas, et ne font pas de syncope.
D'autre part, il faut répéter que cette pratique de jeter les haricots verts dans de l'eau glacée ne rend pas les haricots plus ou moins verts.
Enfin, "la" chlorophylle n'existe pas. Ce sont deux chimistes du siècle passé qui ont introduit "la chlorophylle", mais seulement pour décrire ce que l'on devrait nommer "vert d'épinard", ou "vert de haricot", par exemple. Depuis, la chimie a progressé, et l'on a bien compris qu'il n'y a pas "la" chlorophylle, mais des pigments variés -bleus, verts, jaunes, orangés, rouges- qui font des mélanges paraissant verts, dans les végétaux verts. Et l'on a conservé le mot "chlorophylle", mais celui-ci ne s'emploie seul qu'au pluriel ("les chlorophylles"), ou bien il est précisé d'une lettre : chlorophylle a, chlorophylle a', chlorophylle b, et ainsi de suite. De ce fait, quelqu'un qui parle de "la chlorophylle", ce serait comme quelqu'un qui croirait que le Soleil tourne autour de la Terre, ou qui croirait que ce sont des dieux sur l'Olympe qui envoient la foudre.
Enfin, les chocs thermiques n'ont aucun effet sur des molécules !

Et dans mille autres cas

On le voit, pour parler de choc thermique, ou, du moins, pour lui attribuer des effets, il faut au minimum que ces effets soient avérés : quoi de plus ridicule que d'expliquer ce qui n'existe pas ! Et quand des effets sont avérés, ce serait quand même mieux qu'il y ait une relation de cause à effet avec un choc thermique, si on invoque celui-ci, non ? Sans quoi, on se trompe d'explication.

Mes amis -et moi-même-, soyons prudents avec les chocs thermiques !

vendredi 4 octobre 2019

Connaissez-vous les "ollis" ?

C'est une vielle affaire, puisque cela date d'avant 1992. Je faisais un aïolli, en faisant bien attention de ne pas confondre cette sauce avec une mayonnaise à l'ail.
Je m'explique. Il y a plusieurs siècles (au 15e), il y avait la sauce rémoulade, où l'on partait de moutarde, et l'on allongeait avec du liquide, gras ou non,  un peu comme dans une vinaigrette. Puis les cuisiniers les plus riches ajoutèrent du jaune d'oeuf, pour faire un goût plus flatteur.
Vers le 17e siècle, apparut le "beurre de Provence", ce qui est en réalité l'aïolli, une émulsion que l'on obtient en broyant de l'huile (d'olive !) avec de  l'ail.
Vers 1800, quelqu'un eut ensuite l'idée de supprimer la moutarde de la sauce rémoulade... et il découvrit alors cette émulsion qu'est la sauce mayonnaise. Grande découverte, parce que le goût est alors bien plus fin.
Mais quand fut publié le Guide culinaire que je crois être un mauvais livre, furent entérinées à la fois la confusion entre rémoulade et mayonnaise, et entre aïolli et mayonnaise à l'ail. Il faut absolument combattre de telles confusions : quel travail pourrait faire un ébéniste qui confondrait le marteau et le tournevis ? quelle musique ferait un musicien qui confondrait le do avec le sol? quelle littérature ferait un écrivain qui ignorerait la grammaire ?

Bref, à cette époque ancienne d'avant 1992, je faisais un aïolli... dans les règles de l'art, en broyant de l'ail, au mortier et au pilon, puis en ajoutant de l'huile d'olive goutte à goutte, toujours en pilant.
Mais comme ce genre de travail m'ennuie, je réfléchissais... et j'eus l'idée suivante : et si l'on remplaçait l'ail par l'échalote ?
Aussitôt pensé, aussitôt réalisé : j'obtenais encore une émulsion, à laquelle je décidais de donner le nom d' "échalottoli". Puis je testais l'oignon, pour obtenir l'oignollii, la carotte (cuite) pour le carottolli, mais aussi la viande, le poisson...  En réalité, tout peut y passer, puisque les tissus végétaux et animaux contiennent de l'eau, certainement (dans les cellules de ces tissus), mais aussi des protéines et des phospholipides, notamment dans les membranes cellulaires.
Bien sûr, certains m'ont dit que quelques uns de mes ollis existaient déjà : le caviar d'aubergine est effectivement un auberginolli, par exemple. Mais qu'importe, il reste tous les autres, et je fus invité à ouvrir le Congrès Mondial des Emulsions avec la présentation de ces inventions : je fis alors, je m'en souviens, un cépolli, à partir de cèpes (nous étions à Bordeaux !).

C'est donc une vieille invention, mais je vous invite à tester notamment au poivron rouge, le poivronolli. Ou au poisson, avec une belle d'huile d'olive vierge : pensez à du rouget, par exemple, et n'oubliez pas la goutte de jus de citron.

Car la règles des émulsions est : de l'eau, des composés "tensioactifs", de l'huile.

Et c'est ainsi que la cuisine est de plus en plus gourmande !


PS. La recette figure dans mon livre Révélations gastronomiques

jeudi 3 octobre 2019

Les moyens de la preuve

Je veux les moyens de la preuve !

De façon très élémentaire, je réclame absolument que toute mesure soit assortie d'une évaluation de l'incertitude. Soit on indique  la précision de l'appareil de mesure, soit on donne l'écart-type, c'est-à-dire une estimation de la dispersion de plusieurs mesures successives du même objet avec le même appareil et dans les mêmes conditions.

Prenons un exemple : si un thermomètre plongé dans de l'eau chaude affiche une température de 50,2463 degré Celsius, il faut quand même que je m'interroge sur la pertinence de tous ces chiffres après la virgule, car leur affichage est peut-être abusif (de même, il n'est pas légitime de se demander combien d'anges tiennent sur la tête d'une épingle si on n'a pas d'abord montré sur les anges existent). Bref, les chiffres doivent être "significatifs". En l'occurrence, avec un thermomètre à mercure des familles, ces chiffres après la virgule ne le seraient pas, et même le 0 devant la virgule n'est sans doute pas juste.

Cette question d'assortir les mesures d'une incertitude est un  tout petit minimum, en science,  mais ce billet veut dire que, ce cap élémentaire étant passé, il y a lieu de ne pas accepter une mesure dont on ne nous dit pas comment elle a été obtenue, ce que les publications scientifiques nomment les "matériels et méthodes", mais que l'on pourrait aussi nommer "les moyens de la preuve", sans que les deux objets ne soient strictement identiques (mais commençons par faire simple).

Par exemple, un appareil de mesure peut afficher des valeurs précises... mais fausses, et, pire, on peut n'avoir pas mesuré ce qu'il fallait. Je prends volontairement un exemple bien excessif : si on pose sur une balance un verre qui contient un liquide, la balance affiche une valeur qui est celle de la somme de la masse du liquide et de la somme de la masse du verre : il serait faux de penser que la masse affichée est seulement celle du liquide. Comme dit, cet exemple semble montrer une évidence, mais, en réalité, des erreurs s'introduisent pour une raison cachée du même type. Et c'est d'ailleurs une des raisons de la pratique des "validations" : on multiplie les mesures faites de façons différentes afin de s'assurer que l'on trouve bien le même résultat.
Evidemment, pour être compétent en science, il  faut s'être entraîné à cela : regarder, en détails, comment les résultats qu'on nous propose ont été obtenus, ne pas accepter des valeurs sans examen critique, réclamer sans cesse le détail des matériels utilisés pour faire les expérimentations, ainsi que des méthodes mises en oeuvre.

Insistons un peu : nous regardons les détails, les circonstances expérimentales non pas parce que nous nous défions de nos collègues, mais parce que, en science  au moins, le diable est caché partout.



Des chausses-trappes?

Des chausse-trappes ? Il n'y a que cela. Par exemple, je me souviens d'un thermomètre, dans un lycée hôtelier, qui marquait 110 degrés Celsius dans l'eau bouillante. Impossible : le thermomètre était faux... ainsi que toutes les mesures qui avaient été faites par d'autres, avant que je ne contrôle, en le plaçant d'abord dans de la glace fondante (0 degrés Celsius) et dans l'eau bouillante (100 degrés Celsius).
Plus subtil : avec une nouvelle méthode d'analyse par résonance magnétique nucléaire, nous avons découvert que nous dosions plus de sucre, dans des carottes, qu'il n'en était trouvé par les méthodes qui imposaient d'extraire d'abord les sucres, avant de les doser. Mais il est notoire que les méthodes d'extraction sont incomplètes !

Tiens, une idée : même si l'expérience est intransmissible, pourquoi ne ferions-nous pas une liste d'exemples d'erreurs dont nous avons connaissance, afin que nos successeurs puissent en avoir connaissance. Bien sûr, ils ne seront pas complètement immunisés, mais, au moins, ils seront mieux avertis que par une mise en garde générale, abstraite. Je commence :

Je me souviens d'une amie qui dosait les protéines dans des échantillons d'un matériaux qu'on lui avait dit être des "protéines" et  qui trouvait très peu de protéines... et pour cause :  cette matière n'était pas essentiellement constituée de protéines, mais de matière grasse.

Je me souviens d'un ami qui cherchait à doser les "lipides" dans de l'eau, oubliant que le mot "lipides" s'applique à des composés très variés ; il pensait en réalité aux triglycérides, qui sont parfaitement insolubles, de sorte que ses expériences étaient vouées à l'échec, sauf à considérer que ces composés étaient dispersés dans la solution aqueuse (émulsion)... auquel cas, le protocole devait être très particulier.

Je me souviens d'un ami qui voulait doser des acides aminés, alors que ses échantillons ne contenaient que des protéines : il avait omis ce fait que les protéines ne sont pas des assemblages d'acides aminés, mais des composés dont les molécules sont faites de "résidus" d'acides aminés, de sorte que les acides aminés n'existent pas en tant que tel, dans les protéines, et seuls leurs atomes restent organisés de façon identifiable par un chimiste.

J'attends vos exemples pour les ajouter à cette liste.