La question de la toxicité des ingrédients culinaires est posée...
par tous ceux qui veulent éviter d'empoisonner ceux et celles pour qui
ils cuisinent. Et ils ont raison : d'abord parce que cela ne se fait pas
d'empoisonner autrui, mais aussi, plus sérieusement, parce que le monde
"naturel" regorge de dangers, et les plantes de poisons.
Comme la
plupart des végétaux, les plantes-racines contiennent de petites
quantités de toxines et de facteurs antinutritifs potentiels, tels les
inhibiteurs de trypsine (une enzyme du pancréas), mais le manioc est
particulier, parce qu'il contient des glucosides cyanogène (et pas
"cyanogénétiques", comme le disent hélas des pages de la
Food and Agriculture Organization de l'Organisation des nations unies).
Expliquons.
Si
les variétés cultivées de la majorité des tubercules et des racines
comestibles ont été sélectionnées par nos ancêtres, depuis les premiers
temps de l'humanité, pour être dépourvues de toxines dans les conditions
de leur emploi culinaire (on évitera par exemple de consommer la peau
des pommes de terre), les espèces sauvages renferment parfois des doses
létales de principes toxiques, et il faut donc les traiter correctement
avant de les consommer. Pourquoi consommer de tels végétaux, dira-t-on ?
Parce que certaines populations souffrent de la faim et que,
conscientes des risques potentiels que comporte leur utilisation, elles
ont mis au point des techniques appropriées pour détoxifier les racines
avant de les consommer.
Par
exemple, pour le manioc, le principe toxique essentiel qui se trouve en
quantités variables dans toutes les parties de la plante est un composé
nommé linamarine, qui coexiste souvent avec son homologue méthylique
nommé méthyllinamarine ou lotaustraline. La linamarine est un glucoside
cyanogène, ce qui signifie qu'il libère de l'acide cyanhydrique
lorsqu'il entre en contact avec la linamarase, une enzyme qui est
libérée quand les cellules des racines de manioc sont ouvertes.
L'acide
cyanhydrique ? On le connait aussi sous le nom d'acide prussique, ou
cyanure d'hydrogène, et c'est un composé formé d'un atome d'hydrogène,
d'un atome de carbone et d'un atome d'azote. Pas de génétique dans
l'affaire, pas d'ADN dans l'affaire : pas de "cyanogénétique", mais du
"cyanogène", de "gène", qui libère, et "cyano", du cyanure. Evitons les
terminologies fautives en comprenant ce que nous disons.
En
réalité, la linamarine elle-même n'est pas toxique, et c'est même un
composés assez stable, qui n'est pas modifié lors de la cuisson. En
revanche, couper le manioc ouvre les cellules, ce qui met la linamarine
en contact avec l'enzyme lynamarase : c'est là que le risque apparaît,
parce que l'enzyme détache l'acide cyanhydrique de la linamarine.
Mais
revenons à l'acide cyanhydrique : c'est un composé volatil, qui
s'évapore rapidement dans l'air à des températures supérieures à 28 °C
et se dissout facilement dans l'eau. La teneur normale en acide
cyanhydrique des tubercules de manioc est comprise entre 15 et 400
milligrammes par kilogramme de poids de végétal frais (Coursey,1973),
augmentant du centre vers la périphérie du tubercule (Bruijn, 1973).
Les
méthodes traditionnelles de transformation et de cuisson du manioc, si
elles sont appliquées avec soin, peuvent réduire la teneur en acide
cyanhydrique jusqu'à des niveaux non toxiques. Il s'agit de broyer
soigneusement la racine, afin de libérer la linamarase et de la mettre
en contact avec la linamarine. L'acide cyanhydrique libéré
volontairement se dissout dans l'eau quand la fermentation est provoquée
par un trempage prolongé, et il s'évapore quand le manioc fermenté est
séché.