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lundi 21 octobre 2024

Comment créer les conditions de la pérennisation des métiers artisanaux du goût

 Lors d’une discussion avec un artisan pâtissier, qui s’émouvait de la difficulté à recruter du personnel, il a été rappelé (H. This) que, pour une pratique « traditionnelle », il y a des rendements « traditionnels », à savoir que la main d’oeuvre est nécessairement abondante, pour un rendement faible.

On peut s’étonner que les métiers du goût aient si peu évolué techniquement (et s’interroger pour savoir si des activités qui n’ont pas évolué sont pérennes) :
- alors que les transports ont évolué (on ne va plus en char à bœufs, mais en voiture ou en avion),
- alors que les métiers du tertiaire ont évolué (on n’utilise plus des stylos mais des outils numériques),
- alors que les systèmes de production ont évolué (les tracteurs dans les champs peuvent être radio-pilotés, et commandés par satellites, au mètre près),
- alors que l’industrie alimentaire a évolué,
- alors que les coûts de l’énergie augmentent (électricité, gaz).

Oui, il faut répéter que les métiers de l’artisanat (cuisine, pâtisserie, charcuterie, boulangerie, boucherie, etc.) sont restés très en retard (résistant notamment à la « cuisine moléculaire », par le passé, et à la cuisine de synthèse, depuis 20 ans), avec notamment :
- des horaires décalés,
- des bas salaires (normal, en quelque sorte, pour des rendements de travail faibles),
- des conditions physiques difficiles (chaleur, bruit, stress, station debout).

L’analyse de ce tableau désolant conduit à une conclusion inéluctable : il faut changer les conditions de production.

Pourquoi n’a-t-on pas encore assis les personnels, alors que la proposition a été faite dès 1980 ?
Lors du séminaire, un pâtissier témoigne du fait qu’il a été mal vu, dans la société où il travaillait, quand il s’asseyait pour peler des pommes !

Pourquoi l’induction n’a-t-elle pas entièrement remplacé les systèmes à gaz ou les plaques électriques ?
On rappelle à ce sujet que, naguère, les feux étaient allumés toute la journée dans les cuisines (observation personnelles à de nombreuses reprises, H. This) ! Et l’on signale aussi que l’induction a un rendement énergétique de 80 % environ, contre 20 % pour les systèmes anciens (voir un des comptes rendus des premiers séminaires). Pourquoi l’induction n’est-elle pas absolument partout ?

Pourquoi fait-on encore de la production par lots alors que l’on pourrait faire de la (petite) série ?
Cela impose que les fabricants de matériels proposent mieux que l’offre actuelle. On observe que la cuisson à basse température s’est imposée, mais que les possibilités d’innovation sont considérables.

Pourquoi utilise-t-on encore des siphons (mieux que des fouets!) alors qu’a été proposée
l’utilisation de systèmes plus durables (pas de cartouches), avec des pompes ?

Pourquoi voit-on encore des systèmes de poche à douille au lieu de systèmes plus rapides ?
S’est-on vraiment demandé si les casseroles étaient les ustensiles nécessaires pour la cuisine ?
Là, on rappelle un commentaire d’un élève ingénieur, lors d’un Concours cuisine des grandes écoles : « Mais si on n’a plus de casserole, comment fera-t-on ? ». En réalité, les casseroles sont une survivance antique, et bien des possibilités existent. Par exemple :
- dans les robots cuiseurs modernes, c’est un bol qui reçoit les aliments qui seront mélangés, mixés, chauffés, etc. ;
- d’autre part, on observera que les chimistes ont de nombreux ustensiles spécialisés pour chauffer des mélanges (du ballon au Soxhlet) ;
- la cuisson au four ne nécessite pas de casserole ;
- la cuisson au four à micro-ondes non plus ;
- et l’on peut même considérer des tubes à résistances chauffantes pour des cuisson en continu, plutôt qu’en lots.
Etc.

Mais comme les abstractions ne frappent pas suffisamment les esprits, ajoutons que :
 

1. J’ai (H. This) vu un restaurant où un membre du personnel était debout, devant une casserole, dépouillant la sauce (un velouté) à la cuillère : il retirait régulièrement, pendant un très long moment (plusieurs dizaines de minutes), ce qu’il disait être des « impuretés »… alors que nous avons montré qu’il s’agissait de la sauce croûtée.
 

2. Chez Jamin, quand le restaurant était tenu par Joël Robuchon, j’ai (H. This) vu des cuisiniers meilleurs ouvriers de France déposer à la poche à douille des gouttes de sauce rose sur le pourtour d'une assiette : il y avait tant de gouttes que cela a pris un très long moment. Pourquoi ne pas avoir utilisé un masque ou tout autre système permettant de déposer les gouttes d'un seul coup ?


3. Je me souviens, dans les années 1995 à 2000, de discussions interminables avec des cuisiniers français qui refusaient l'emploi de gélatine en poudre ou en feuille, prétendant -ce qui est faux – que celle gélatine avait « mauvais goût ». Et ces cuisiniers extrayaient la gélatine à partir de pied de veau, dans leur cuisine. Et pourquoi pas raffiner le sucre ou l’huile, tant qu’on y est ?


Tout ce temps passé à faire -par des techniques périmées- des choses bien inutiles coûte une fortune, et, avec des techniques ancestrales, il ne faut pas s'étonner si les restaurants, les boulangeries, les pâtisseries, les charcuteries, les boucheries, et cetera soient mis en difficulté par le coût de la main d'oeuvre, et d'ailleurs aussi par le coup de l'énergie : jusqu'à présent, n'a pas été analysé correctement la question de chercher des techniques modernes pour faciliter des tâches qui prennent un temps ou une énergie considérable.
Cette réflexion pose également la question du « fait maison » : que « faisons-nous » vraiment
« maison » ? Pourquoi ? Quel est l'objectif ? Pourquoi a-t-on cet objectif ?
Je propose d’explorer ces questions avant de se lancer dans des pratiques… que l’on pourra
chercher à moderniser.


Et je ne peux m'empêcher, dans cette discussion, de citer le modèle économique mis en place par Thomas et Anne Cabrol, au restaurant Pinewood, près de Mazamet : ils sont deux, et deux seulement, à parvenir à tenir leur restaurant, parce qu’ils ont su mettre en œuvre des techniques modernes, de cuisine moléculaire. Bien équipés, ils peuvent se concentrer sur la question du goût, sur la réalisation de plats remarquables, et il n'est donc pas étonnant, d'autant qu'ils ont du « talent », qu’ils aient réussi rapidement à obtenir un macaron au guide Michelin.

Finalement, on ne dira pas assez que tout le temps qui est pris par la technique sur la réflexion est prélevé sur les possibilités de produire de l'art culinaire. Le temps coûte.


Dans un tel questionnement, on prendra garde à bien mettre les objectifs en premier : que veut-on produire ? Pourquoi veut-on produire cela ? Sur la base des caractéristiques des produits visés, quelles techniques s’imposent-elles ?

lundi 22 février 2021

C'est de la chimie

1. A propos de l'expression "c'est de la chimie",  je vois aujourd'hui la même discussion qu'avec le "ce n'est pas de l'art", qui a été si bien discuté par Anne Gauquelin dans un livre de ce titre.

2. Pour l'art, il y a la question de l'art moderne,  provocateur, échappant précisément aux règles de l'art plus classique, et qui ne semble pas de l'art pour ceux qui ont sont restés précisément aux règles classiques.
Mais l'artiste n'est pas un suiveur ;  c'est un créateur, qui peut se donner les règles qu'il veut.

3. En cuisine, là où je connais assez bien les choses, j'ai vu mille fois des créations culinaires qui était récusées au nom d'un clacissisme que je trouve étriqué. Quand on dit "les choses sont bonnes quand elles sont au goût de ce qu'elles sont", on édicte une loi artistique , ce qui est idiot, puisque cela cantonne les artistes culinaires à de l'artisanat. Pas étonnant que cette injonction soit reprise à l'envi par les artisans qui ne savent pas être des artistes, par ceux qui sont limités par la répétition, par ceux qui ne sont pas des créateurs...
Conserver cette idée, ce n'est pas de l'art -et là j'utilise l'expression correctement. Oui, ce n'est que de l'interprétation, et pas de la création, que de refaire un plat qui a été fait 1000 fois. Et, d'ailleurs, pourquoi l'interprétation se limiterait-elle à une idée seulement, à savoir donner le goût de ce que c'est ? Sans compter que cette idée est bien impossible : cuire du veau, de la volaille, ce n'est pas donner le goût du veau, parce qu'il y a tout le reste, dans le plat !
L'art culinaire consiste précisément à faire autre chose, y mettre un sentiment personnel, une touche personnelle, imaginer les émotions et orchestrer le travail  pour les faire surgir.
Il en va de même en peinture, en littérature et l'on ne saurais trop rappeler que tous nos classiques ont été des révolutionnaires. Rabelais Flaubert, Hugo, Rembrandt, Picasso...

4. "Ce n'est pas de l'art" est une déclaration réactionnaire, étriquée, inculte en quelque sorte.

5. Pour le "c'est de la chimie", je vois une déclaration d'un type analogue, à l'emporce-pièce, une formule qui n'invite pas à réfléchir, bêtement péremptoire. Le plus souvent, ceux qui la profèrent sont les mêmes qui ont une idée naïve de la nature, du naturel et de l'artificiel.
Espérant toujours le salut du pécheur, je ne cesse de citer le dictionnaire, qui dit justement que l'artificiel (entendons le mot "art" dans ce terme) est le produit de l'intervention d'un être humain, alors que le naturel ne fait pas intervenir l'humain.
Rien de naturel dans la cuisine, donc, puisqu'il y a - a minima !- l'intervention de la cuisinière ou du cuisinier !

6. Mais il y a autre chose, dans ce "c'est de la chimie", à savoir une crainte de phénomènes qui seraient mal connus, ou mal maîtrisés... Mais cette crainte n'est-elle pas surtout fondée sur l'ignorance ? Mal connus par qui : par celui ou celle qui parle ! Mal maîtrisés... par celui  ou celle qui parle... puisqu'il ou elle ne les comprend pas.

7. Et l'on voit les mêmes se comporter de façon "chimique" idiote : ils consomment des compléments alimentaires pas évalués quand ils critiquent des additifs qui le sont, ils recourent à des préparations "naturopatiques" excessivement dangereuses (les huiles essentielles, qui font de plus en plus de dégats) quand ils récusent des aromatisants bien réalisés, ils fument, boivent, se tatouent avec des encres cancérogènes, mangent sucre et gras en disant vouloir manger sainement.

8. Oui, la mauvaise foi est parfois terrible... et à ce jour, je n'ai entendu du  "c'est de la chimie" que par des ignorants, des craintifs, des idéologues, des malhonnêtes, des paresseux.

mardi 10 juillet 2018

L'orfèvre


L'orfèvrerie ? Le mot me fait penser à   deux questions :
 - quelle est la relation entre l'art et l'artisanat d'art ?
- pour la recherche scientifique, quelles conséquences l'analyse de l'activité artistique sont-elles utiles ?

Pour la question de l'art, tout d'abord, autant dire que je ne suis pas au clair. Je comprends bien qu'un peintre en batiment n'est pas Rembrandt, que les objectifs de Rembrandt et du peintre en bâtiment ne sont pas les mêmes... Mais les "métiers d'art" sont dans la zone grise, ni art à la Rembrandt ni peinture en bâtiment. Manifestement, il y a lieu d'évoquer la question de l'intention, et la question de curseur. Le peintre en bâtiment n'a pas l'intention d'émouvoir, mais de couvrir un mur de façon aussi "jolie", disons soignée, que possible. Il y a le technicien qui s'aventure vers le beau, ou, inversement, l'artiste qui applique son talent à des oeuvres plus régulièrement demandées.
En musique ? De même, il y a le musicien qui ouvre son coeur afin de "partager la pulsation cosmique", comme le dirait le chef d'orchestre Benjamin Zander, ou bien le musicien de bal, qui doit seulement faire danser, et auquel on demande principalement de donner un rythme. Et, là encore, ce qui est troublant, c'est ce tour de notes qui est "beau", que le musicien soit un musicien d'art ou un musicien de technique. Même pour un exécutant médiocre, certains enchaînements de notes d'un Mozart, par exemple, sonnent à faire fondre le coeur le plus dur. C'est d'ailleurs une étonnante leçon des cours d'interprétation du Benjamin Zander précédemment cité que de reconnaître que la musique n'est pas belle en proportion des mines compassées des exécutants, mais, bien au contraire, de l'exécution fidèle à la grammaire de l'écriture. Mais il faut expliquer davantage : dans les cours d'interprétation, on voit bien que l'application bête de la pulsation conduit à une "musique" ânonnée, alors que le simple respect des temps forts et des temps faibles, des mesures fortes et des mesures faibles, des cadences fortes et des cadences faibles (de groupes de quatre memsures) permet d'obtenir une musique émouvante.
Indépendamment de l'objectif (sans doute variable, donc) des hommes et femmes des "métiers d'art"la loi reconnaît cette catégorie : "personnes morales qui exercent, à titre principal ou secondaire, une activité indépendante de  production, de création, de transformation ou de reconstitution,  de réparation et de restauration du patrimoine, caractérisée  par la maîtrise de gestes et de techniques en vue du travail  de la matière et nécessitant un apport artistique.". Ce qui ne nous aide guère.

Passons donc à notre question scientifique. Il faut imaginer une différence entre un "scientifique technique" et un "scientifique artiste". Ce qui me ramène au billet que j'avais fait, et qui distinguait le talent, qui fait ce qu'il peut, et le génie, qui fait ce qu'il doit. Mais l'évocation n'est pas suffisante. Et les scientifiques sans talent (ni génie) ? C'est une belle question : comment imaginer cela ? qu'est-ce que cela peut être ?

La question étant difficile, je reviens à l'objectif de la science : identifier les mécanismes des phénomènes.
Bien sûr, l'ambition est considérable, et il peut y avoir des ambitions plus modestes : par exemple, caractériser quantitativement les phénomènes, ou bien réunir des données expérimentales en lois, ou encore tester des conséquences théoriques...  Mais l'idée de l'orfèvre vaut, au delà, parce qu'il y a un soin infini dans la production !

samedi 9 décembre 2017

Faut-il deux voies différentes d'enseignement culinaire ?

Faut-il deux voies différentes d'enseignement culinaire ?
La réponse est un « oui » vigoureux !



Apprendre la cuisine en vue de devenir cuisinier, restaurateur... ou autre chose ? Il y a là une question qui devrait intéresser nombre de collégiens ou de lycéens, pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, la cuisine est une activité merveilleuse, puisque, quand c'est de l'artisanat, son objectif est de produire des oeuvres qui disent en réalité « je t'aime ».
Oui, pour l'artisan, le soin est essentiel, et l'on comprend mieux pourquoi en considérant un escalier bancal qui aurait été construit par un menuisier (un artisan, donc) peu soigneux : si celui qui l'emprunte de casse une jambe, c'est grave ; c'est tout comme si l'on avait dit « je me moque de toi, au point que je me désintéresse de ta santé, de ton intégrité physique, et ta mort éventuelle m'est indifférente ». En cuisine, c'est tout à fait analogue, et l'on sait combien la question de la santé est importante, pour l'activité culinaire : produire une mauvaise nourriture, cela peut aller jusqu'à l'empoisonnement ! A contrario, produire avec soin de la nourriture de qualité, c'est bien dire, en quelque sorte : « je t'aime, et je me préoccupe de ta santé, en plus de ton bonheur de manger ce que j'ai préparé pour toi ». Cela suppose des connaissances à propos de la nutrition, et de la santé humaine !
Pour peu que le cuisinier ne soit pas un artisan, mais un artiste, la question de l'intérêt de la cuisine diffère, mais l'activité culinaire reste passionnante, différemment passionnante, puisque, cette fois, l'objectif est de dire à son prochain : « Je t'aime, puisque je m'efforce de te donner des sensations, de produire chez toi des émotions ».
Restaurateur ? La question est peu différente, même si le travail ne se fait plus aux fourneaux. Cette fois, il faut faire vivre différemment une entreprise, ce qui signifie payer un personnel de cuisine, de salle, et les faire vivre ! Sans oublier, bien sûr, les personnes qui ont quitté leur foyer pour venir, souvent, passer un moment festif. Quelle responsabilité ! Ne faut-il pas beaucoup de connaissances théoriques, pour cela ?
Et puis, il y a tous ceux que les formations en hôtellerie-restauration intéressent, parce que ces formations... débouchent sur un taux de chômage nul, en raison de la qualité des enseignements ! La cuisine, c'est aussi un savoir vivre, un savoir être, une rigueur du travail, et des qualités commerciales, au sens le plus nombre du terme. On ne doit pas oublier que le « chevalier tranchant », du temps des rois de France, était le premier des gentilhommes ! Les maîtres d'hôtel sont des individus qui doivent exercer leur métier en finesse, en intelligence, puisque la politesse est exactement cette façon subtile, intelligente, de se comporter vis à vis d'autrui.

Cela étant, en cuisine comment en science, et comme sans doute dans d'autres secteurs que je n'ai pas le temps d'analyser, il y a des « conducteurs de voiture » et des « mécaniciens »: les deux « attitudes » sont différentes, et nécessitent des connaissances différentes, pratiques et théoriques. Le conducteur de voiture, surtout aujourd'hui que les systèmes électroniques ne donnent plus un accès facile à des travaux mécaniques qui allaient jusqu'à forger des pièces métalliques, est un conducteur : il veut prendre la voiture telle qu'elle est, et, sans chercher à comprendre dans le détail son fonctionnement, la conduire. En cuisine, ce serait la voie professionnelle : il faut ici exercer un métier, et nombre des jeunes qui s'engagent dans cette voie doivent connaître des gestes professionnels.
Ce qui ne signifie pas que ces personnes n'ont pas le droit de comprendre la raison de leurs gestes ! Un conducteur de voiture n'est pas plus bête de savoir que son moteur a quatre temps, pourquoi il faut y mettre de l'huile, etc. Toutefois, le conducteur doit d'abord conduire, sans quoi il n'est plus un conduteur.

La seconde voie est la voie technologique, insuffisamment comprise, sans doute parce qu'elle est nouvelle. Elle tient bien dans la définition du mot « technologie », lequel désigne l'étude de la technique, en vue de son perfectionnement. Le technologue n'est pas un technicien, même s'il peut faire des gestes techniques. Le technologue comprend d'abord, et fait ensuite. Bien sûr, la compréhension conduisant à l'innovation, le technologue est un être de nouveauté technique. En l'occurrence, le mécanicien qui monte et démonte une voiture sait faire plus que la conduire.
En cuisine ? Produire des aliments se fonde sur une compréhension très large de leur nature. D'où viennent-ils ? Il faut de la culture, des connaissances qui dépassent l'acte culinaire. Pourquoi mange-t-on certains aliments plutôt que d'autres ? Là encore, de la connaissance « théorique », très large. Quel est leur circuit social ? Là encore... Quels phénomènes sont à l'origine de leur productions, quand les gestes techniques sont à l'oeuvre ? Pourquoi les aime-t-on ou ne les aime-t-on pas ? En matière d'art, par exemple, l'école du Bauhaus, au début du XXe siècle, s'était donnée comme feuille de route de former des artistes en liant l'art à la science, et, plus généralement, à la culture. C'était là une démarche parfaitement dans le sens de la voie technologique de l'hôtellerie-restauration. Oui, pour la voie technologique, il faut des sciences, des humanités, de la gestion, de la pratique des langues française et étrangères, et le niveau de responsabilité ira en conséquence. D'ailleurs, on voit la proximité entre cette voie technologique et l'université.
Bien sûr, on comprend que la voie technologique soit plus longue, que les études doivent durer davantage. Il faut non seulement conduire, mais être capable de réparer le véhicule, mais n'y a-t-il pas là un bel objectif, aussi ?






Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

dimanche 20 décembre 2015

Le même que celui du 19 décembre, mais en plus charitable

On m'envoie un article où je lis :

La liste des additifs autorisés, nomenclaturés avec la lettre E suivis de quelques chiffres, vous pose problème, car vous ne les connaissez pas ? Aucun souci ! J’ai depuis bien longtemps banni de mon alimentation tout aliment contenant le moindre additif "E". 

Bien sûr, c'est la solution ! Chaque fois qu'on ne connais pas quelque chose, cela nous "pose problème". Et quand "cela nous pose problème", on élimine l'usage !
Tiens "pose problème" ? Je croyais qu'en français, on mettait des articles devant les noms ? Soit la mode a changé, soit notre interlocuteur a un usage limité du français. Pardon, je devrais peut-être écrire : soit mode a changé, soit interlocuteur a usage limité français.

Cela dit, la solution qui consiste à supprimer de notre existence tout ce que nous ne comprenons pas est merveilleuse, séduisante non ? Regardons-y de plus prêt.

Nous ne comprenons pas le fonctionnement de l'ordinateur que nous n'utilisons ? Revenons sans tarder à la Gentille Plume d'oie et à la Gentille Encre artisanale ou domestique.
Mais, au fait, d'où vient cette plume ? Il nous faudra aller à la Gentille Ferme voisine (ou faire notre élevage nous-même) pour en trouver sur une l'oie, un canard, sans quoi, on ne sait jamais : le Grand Complot pourrait nous refiler des "fausses plumes" !
Et l'encre ? N'utilisons certainement pas de la Vilaine Encre du "commerce", parce qu'on ne sais jamais : "ils" ont sans doute trafiqué notre produit. Oui, faisons  bouillir des clous rouillés avec de l'écorce d'arbre, puis filtrons, et stabilisons le produit avec de la gomme, exsudation d'arbre.
Bon, d'accord, écrire devient plus compliqué, mais combien "plus en accord avec nous-même" ! Et puis, nous sommes rassurés de tout "bien connaître".

Au fait, bien connaître : comment les oies, les canards, ont-ils ces plumes ? Je l'ignore : cela "pose problème". Pourquoi l'eau où l'on cuit écorce et rouille devient-elle noire ? Aïe : cela "pose problème". Et pourquoi certains arbres font-ils cette gomme ? Cela "pose problème". Et pourquoi la gomme stabilise-t-elle l'encre ?
 J'ai une idée : puisque je ne le sais pas, je ne vais pas utiliser la gomme, et secouer l'encre avant chaque utilisation. Après tout, tant qu'à nous compliquer la vie, ne reculons pas devant de petits sacrifices...

Je veux consommer des ingrédients que je connais et réfléchir en toute connaissance de cause.

Je veux  consommer des ingrédients que je connais ?
Revenons à la question de l'alimentation, puisque c'est cela dont il s'agit. Pour 80 pour cent des Français, qui vivent en ville, les légumes viennent des maraîchers. Selon la Théorie du Grand Complot, ce sont certainement de gros industriels malhonnêtes, qui font leur beurre sur notre dos. Allons chercher les légumes  à la ferme. Pas le temps ? Alors créons des associations, avec nos cotisation qui payeront du  personnel pour nous procurer des fruits et légumes dont nous connaissons l'origine. Non, la solution est mauvaise : si nous payons du personnel, le personnel sera exploité. Alors il y a le système des AMAP, pour lequel des Gentils Producteurs nous donneront nos produits. Mais, au fait, quelle différence avec un marché ? Sur le marché, ne s'agit-il pas de Gentils Producteurs qui viennent vendre leurs  produits ? Ah non ! Il y a les "Affreux Intermédiaires", ceux qui font du beurre sur notre dos et sur celui des Gentils Producteurs.

Bon, nous avons donc supprimé les Affreux Intermédiaires, et nous savons qui produit ce que nous mangeons. Mais, au fait, comment cela est-il produit ? Allons,  chacun sait qu'on met une graine dans la terre et que ça pousse tout seul. Arroser ? Ce n'est pas de la chimie. Des engrais ? Le fumier. Mais les semences ?
Là, deux  possibilités : selon la théorie proposée initialement, de la même façon que l'on refuse d'aller comprendre ce qu'est un additif, pourquoi faire l'effort de comprendre ce que sont les méthodes de cultures  et les semences ? Il y a la solution de virer semences et méthodes de culture. Ou bien de rester aux graines que le légume fait lui-même, et ne pas utiliser des Vilaines Semences du Commerce : le Grand Complot veut certainement faire du blé sur notre dos !
Donc nous n'irons nous fournir que chez les Gentils Maraîchers qui n'achèteront pas les semences de Méchants Semenciers industriels. Oui, "industriels" : le mot arrive. Ce qui est Très Mauvais, c'est l'industrie ! Nous ne traiterons qu'avec des Gentils Artisans.
La voilà, la solution qui nous était proposée !
Pour les viandes ? Avec notre système précédent, nous ne prendrons de la viande que si elle vient d'un Gentil Eleveur "artisanal". Tiens, au fait, combien de bêtes un tel homme peut-il élever au maximum ? Seul ? Nous avons dit un artisan, soit quelqu'un qui n'exploite pas autrui. Limitons donc l'exploitation à un homme et sa famille. Personne en plus, sans quoi nous verserions dans la Méchante Industrie. Oui, parce que, si nous employons quelqu'un, c'est le début de la fin : un employé, deux, trois, dix, cent... D'ailleurs, au Canada, ne disent-ils pas que les chefs sont l'industrie ? Ce qui est juste : je connais des cuisiniers qui ont plusieurs restaurants et qui, de ce fait, employent beaucoup de monde ! L'Abominable Industrie. De sorte que nous arrivons à une conclusion supplémentaire, en chemin : nous n'irons plus que chez les Cuisiniers Artisans, ceux qui font tout eux-mêmes : la cuisine, le service et la vaisselle. Les autres ? D'Affreux Cuisiniers Industriels !

Un doute m'étreint : d'accord, le Gentil Eleveur aura élevé seul ses bêtes, mais qui les abattra ? Ouf, je viens de comprendre que ce sera un Gentil Boucher Artisan, comme dans le Bon Ancien Temps. Qui aura acheté des couteaux à un Gentil Artisan coutelier, lequel aura fait les couteaux un à un, des ses Propres Mains. Le métal ? Il l'aura acheté à un Gentil Métallurgiste, artisan qui aura acheté le charbon de bois à un Gentil Charbonnier, et le minerai à un Gentil Mineur. Le Gentil Mineur ne peut pas extraire seul le minerai ? Il aura fait une association, une Gentille Coopérative !

Un artisan respectueux des matières premières utilisera des produits et un vocabulaire que vous comprenez tels que farine, sucre, beurre, légumes, sel… et non E 330, E 420 ou E 621.

Un "artisan respectueux  des matières premières" ? Ah, oui : il y a les Gentils Artisans, mais ceux-ci ne sont pas tous gentils ! Il faut qu'ils soient "respectueux des matières premières" et qu'ils utilisent produits et vocaculaires compréhensibles.
Respectueux des matières premières, quand même c'est compliqué, non ? Je dois pas avoir le Bon Etat d'Esprit, parce que j'ai vraiment du mal à comprendre ce que signifie respecter des matières premières.
Allons, un effort : pensons à de la cuisine. Et, plus précisément, pensons à la recette de poulet rôti avec des pommes de terre qui sera sur la table à midi. J'ai donc un poulet qui vient d'un Gentil Eleveur, puis d'un Gentil Boucher. Comment le cuire en le respectant ? Je vois bien que je peux le manipuler avec une grande douceur... mais il est mort. Alors le cuire sans le chauffer trop ? La peau ne sera pas croustillante ! Une idée : chercher dans le dictionnaire ce que "respecter" signifie. Le Gentil Trésor de la langue française informatisé nous dit "action de prendre en considération". Bon, si je prends la cuisson en considération, je respecte. Autrement dit, il faut que je réfléchisse... D'ailleurs, l'article que l'on m'avait signalé disait bien "réfléchir en connaissance de cause".
Mais, au fait, pourquoi ne pas "prendre en considération" les additifs ? Ah, non, quand même  pas les additifs, puisque c'est une Méchante Invention.
Alors que farine, sucre, beurre, légumes, sel... Au fait, sais-je bien ce dont il s'agit ? Farine ? Je l'aurai achetée à un Gentil Meunier, un artisan, lequel se sera fourni à un Gentil Agriculteur, qui aura travaillé seul. Comment ? Là, les calculs les plus simples montrent que, sans mécanisation, un homme ne peut faire vivre que quatre personnes, à condition de ne faire que travailler. Pas de vacances pour notre Gentil Agriculteur ? Bon, d'accord, laissons-le Laissons avoir un tracteur. Un tracteur qui viendra d'où  ? D'un Gentil Artisan fabriquant de tracteurs ?

Vite, vite, passons au  sucre, puisque je ne sais pas répondre à la question : après tout, n'avions-nous pas comme conseil de supprimer de notre vie tout ce qui nous "pose problème" ?
Donc le sucre : ne l'achetons qu'à un Gentil Artisan, qui aura  lui-même lavé les betteraves d'un Gentil Agriculteur, qui aura lui-même broyé ses betteraves, aura ajouté de l'eau, de la chaux... De la chaux ? Oui, il se sera procuré la chaux d'un Gentil Artisan. Comment ce dernier aura-t-il  chauffé son four à chaux ? Pas d'électricité, parce que, là, on risque gros. Pas de nucléaire, bien sûr. Pas de centrale à charbon. Pas de pétrole. De l'éolien et du  solaire ? Pas des panneaux solaires, puisqu'ils sont fabriqués par de Méchants Industriels, et pas de ces grosses éoliennes industrielles modernes. Des moulins, de Gentils Moulins !
Passons au beurre. Facile : cela vient d'un Gentil Eleveur, ou d'un Gentil Crémier. Le sel ? Un Gentil Saunier. Il sera venu au marché, avec son sel, et nous saurons d'où vient le sel. Au fait, il aura fait six cent kilomètres pour venir du bord de mer ? Ben... oui. Et qui extraira le sel, pendant ce temps ? Allons, on sait bien que le vent et le soleil évaporent l'eau sans intervention humaine.

Et c'est ainsi que nous avons des  légumes, des viandes, de la farine, de l'huile, du sucre, du sel. Avons-nous vraiment besoin  d'additifs ?
Faisons l'essai d'une crème au caramel, pour le savoir. Il suffit d'avoir des oeufs, du sucre, du lait, de la vanille. Tout va bien... jusqu'au caramel : c'est un additif de code E150 ! Oui, mais c'est un Méchant Additif si nous l'achetons, mais si nous le faisons nous-même, cela devient un Gentil Caramel. A la limite, d'ailleurs, pourquoi ne pas l'acheter à un Gentil Artisan fabriquant de Gentil Caramel.
Une autre recette : une tarte au  citron meringuée. De la farine, du sucre, de l'eau, du citron, des oeufs, du sel. Le citron ? Il  sera acheté à un Gentil Maraîcher. Le citron n'est pas local ? Il sera donc venu du sud de la France. Le sud de la France ne produit pas assez de citron pour tous les Parisiens ? Tant pis : ceux-ci se passeront de tarte au citron, et ils mangeront des tartes au poires ou aux pommes.
Après tout, si nous mangeons des produits locaux, nous devons aussi manger des produits de saison. Ainsi, plus de Méchants Conservateurs, lesquels font partie de la catégorie des Méchants Additifs !
En hiver, il nous reste donc Gentils carottes, choux, pommes de terre, poireaux... Qu'avons-nous besoin du reste ? Et puis, en nous limitant ainsi, nous faisons disparaître les Méchants Supermarchés.

La proposition initiale était donc Merveilleuse : de la soupe aux choux tous les jours, des tartes aux pommes, et nous ne cherchons pas à savoir d'où viennent les plumes des canards, l'énergie...
Ne nous posons pas de question, et soyons Respectueux. Quelle Vie Merveilleuse s'offre à nous !

Le même que celui du 19 décembre, mais en plus charitable

On m'envoie un article où je lis :

La liste des additifs autorisés, nomenclaturés avec la lettre E suivis de quelques chiffres, vous pose problème, car vous ne les connaissez pas ? Aucun souci ! J’ai depuis bien longtemps banni de mon alimentation tout aliment contenant le moindre additif "E". 

Bien sûr, c'est la solution ! Chaque fois qu'on ne connais pas quelque chose, cela nous "pose problème". Et quand "cela nous pose problème", on élimine l'usage !
Tiens "pose problème" ? Je croyais qu'en français, on mettait des articles devant les noms ? Soit la mode a changé, soit notre interlocuteur a un usage limité du français. Pardon, je devrais peut-être écrire : soit mode a changé, soit interlocuteur a usage limité français.

Cela dit, la solution qui consiste à supprimer de notre existence tout ce que nous ne comprenons pas est merveilleuse, séduisante non ? Regardons-y de plus prêt.

Nous ne comprenons pas le fonctionnement de l'ordinateur que nous n'utilisons ? Revenons sans tarder à la Gentille Plume d'oie et à la Gentille Encre artisanale ou domestique.
Mais, au fait, d'où vient cette plume ? Il nous faudra aller à la Gentille Ferme voisine (ou faire notre élevage nous-même) pour en trouver sur une l'oie, un canard, sans quoi, on ne sait jamais : le Grand Complot pourrait nous refiler des "fausses plumes" !
Et l'encre ? N'utilisons certainement pas de la Vilaine Encre du "commerce", parce qu'on ne sais jamais : "ils" ont sans doute trafiqué notre produit. Oui, faisons  bouillir des clous rouillés avec de l'écorce d'arbre, puis filtrons, et stabilisons le produit avec de la gomme, exsudation d'arbre.
Bon, d'accord, écrire devient plus compliqué, mais combien "plus en accord avec nous-même" ! Et puis, nous sommes rassurés de tout "bien connaître".

Au fait, bien connaître : comment les oies, les canards, ont-ils ces plumes ? Je l'ignore : cela "pose problème". Pourquoi l'eau où l'on cuit écorce et rouille devient-elle noire ? Aïe : cela "pose problème". Et pourquoi certains arbres font-ils cette gomme ? Cela "pose problème". Et pourquoi la gomme stabilise-t-elle l'encre ?
 J'ai une idée : puisque je ne le sais pas, je ne vais pas utiliser la gomme, et secouer l'encre avant chaque utilisation. Après tout, tant qu'à nous compliquer la vie, ne reculons pas devant de petits sacrifices...

Je veux consommer des ingrédients que je connais et réfléchir en toute connaissance de cause.

Je veux  consommer des ingrédients que je connais ?
Revenons à la question de l'alimentation, puisque c'est cela dont il s'agit. Pour 80 pour cent des Français, qui vivent en ville, les légumes viennent des maraîchers. Selon la Théorie du Grand Complot, ce sont certainement de gros industriels malhonnêtes, qui font leur beurre sur notre dos. Allons chercher les légumes  à la ferme. Pas le temps ? Alors créons des associations, avec nos cotisation qui payeront du  personnel pour nous procurer des fruits et légumes dont nous connaissons l'origine. Non, la solution est mauvaise : si nous payons du personnel, le personnel sera exploité. Alors il y a le système des AMAP, pour lequel des Gentils Producteurs nous donneront nos produits. Mais, au fait, quelle différence avec un marché ? Sur le marché, ne s'agit-il pas de Gentils Producteurs qui viennent vendre leurs  produits ? Ah non ! Il y a les "Affreux Intermédiaires", ceux qui font du beurre sur notre dos et sur celui des Gentils Producteurs.

Bon, nous avons donc supprimé les Affreux Intermédiaires, et nous savons qui produit ce que nous mangeons. Mais, au fait, comment cela est-il produit ? Allons,  chacun sait qu'on met une graine dans la terre et que ça pousse tout seul. Arroser ? Ce n'est pas de la chimie. Des engrais ? Le fumier. Mais les semences ?
Là, deux  possibilités : selon la théorie proposée initialement, de la même façon que l'on refuse d'aller comprendre ce qu'est un additif, pourquoi faire l'effort de comprendre ce que sont les méthodes de cultures  et les semences ? Il y a la solution de virer semences et méthodes de culture. Ou bien de rester aux graines que le légume fait lui-même, et ne pas utiliser des Vilaines Semences du Commerce : le Grand Complot veut certainement faire du blé sur notre dos !
Donc nous n'irons nous fournir que chez les Gentils Maraîchers qui n'achèteront pas les semences de Méchants Semenciers industriels. Oui, "industriels" : le mot arrive. Ce qui est Très Mauvais, c'est l'industrie ! Nous ne traiterons qu'avec des Gentils Artisans.
La voilà, la solution qui nous était proposée !
Pour les viandes ? Avec notre système précédent, nous ne prendrons de la viande que si elle vient d'un Gentil Eleveur "artisanal". Tiens, au fait, combien de bêtes un tel homme peut-il élever au maximum ? Seul ? Nous avons dit un artisan, soit quelqu'un qui n'exploite pas autrui. Limitons donc l'exploitation à un homme et sa famille. Personne en plus, sans quoi nous verserions dans la Méchante Industrie. Oui, parce que, si nous employons quelqu'un, c'est le début de la fin : un employé, deux, trois, dix, cent... D'ailleurs, au Canada, ne disent-ils pas que les chefs sont l'industrie ? Ce qui est juste : je connais des cuisiniers qui ont plusieurs restaurants et qui, de ce fait, employent beaucoup de monde ! L'Abominable Industrie. De sorte que nous arrivons à une conclusion supplémentaire, en chemin : nous n'irons plus que chez les Cuisiniers Artisans, ceux qui font tout eux-mêmes : la cuisine, le service et la vaisselle. Les autres ? D'Affreux Cuisiniers Industriels !

Un doute m'étreint : d'accord, le Gentil Eleveur aura élevé seul ses bêtes, mais qui les abattra ? Ouf, je viens de comprendre que ce sera un Gentil Boucher Artisan, comme dans le Bon Ancien Temps. Qui aura acheté des couteaux à un Gentil Artisan coutelier, lequel aura fait les couteaux un à un, des ses Propres Mains. Le métal ? Il l'aura acheté à un Gentil Métallurgiste, artisan qui aura acheté le charbon de bois à un Gentil Charbonnier, et le minerai à un Gentil Mineur. Le Gentil Mineur ne peut pas extraire seul le minerai ? Il aura fait une association, une Gentille Coopérative !

Un artisan respectueux des matières premières utilisera des produits et un vocabulaire que vous comprenez tels que farine, sucre, beurre, légumes, sel… et non E 330, E 420 ou E 621.

Un "artisan respectueux  des matières premières" ? Ah, oui : il y a les Gentils Artisans, mais ceux-ci ne sont pas tous gentils ! Il faut qu'ils soient "respectueux des matières premières" et qu'ils utilisent produits et vocaculaires compréhensibles.
Respectueux des matières premières, quand même c'est compliqué, non ? Je dois pas avoir le Bon Etat d'Esprit, parce que j'ai vraiment du mal à comprendre ce que signifie respecter des matières premières.
Allons, un effort : pensons à de la cuisine. Et, plus précisément, pensons à la recette de poulet rôti avec des pommes de terre qui sera sur la table à midi. J'ai donc un poulet qui vient d'un Gentil Eleveur, puis d'un Gentil Boucher. Comment le cuire en le respectant ? Je vois bien que je peux le manipuler avec une grande douceur... mais il est mort. Alors le cuire sans le chauffer trop ? La peau ne sera pas croustillante ! Une idée : chercher dans le dictionnaire ce que "respecter" signifie. Le Gentil Trésor de la langue française informatisé nous dit "action de prendre en considération". Bon, si je prends la cuisson en considération, je respecte. Autrement dit, il faut que je réfléchisse... D'ailleurs, l'article que l'on m'avait signalé disait bien "réfléchir en connaissance de cause".
Mais, au fait, pourquoi ne pas "prendre en considération" les additifs ? Ah, non, quand même  pas les additifs, puisque c'est une Méchante Invention.
Alors que farine, sucre, beurre, légumes, sel... Au fait, sais-je bien ce dont il s'agit ? Farine ? Je l'aurai achetée à un Gentil Meunier, un artisan, lequel se sera fourni à un Gentil Agriculteur, qui aura travaillé seul. Comment ? Là, les calculs les plus simples montrent que, sans mécanisation, un homme ne peut faire vivre que quatre personnes, à condition de ne faire que travailler. Pas de vacances pour notre Gentil Agriculteur ? Bon, d'accord, laissons-le Laissons avoir un tracteur. Un tracteur qui viendra d'où  ? D'un Gentil Artisan fabriquant de tracteurs ?

Vite, vite, passons au  sucre, puisque je ne sais pas répondre à la question : après tout, n'avions-nous pas comme conseil de supprimer de notre vie tout ce qui nous "pose problème" ?
Donc le sucre : ne l'achetons qu'à un Gentil Artisan, qui aura  lui-même lavé les betteraves d'un Gentil Agriculteur, qui aura lui-même broyé ses betteraves, aura ajouté de l'eau, de la chaux... De la chaux ? Oui, il se sera procuré la chaux d'un Gentil Artisan. Comment ce dernier aura-t-il  chauffé son four à chaux ? Pas d'électricité, parce que, là, on risque gros. Pas de nucléaire, bien sûr. Pas de centrale à charbon. Pas de pétrole. De l'éolien et du  solaire ? Pas des panneaux solaires, puisqu'ils sont fabriqués par de Méchants Industriels, et pas de ces grosses éoliennes industrielles modernes. Des moulins, de Gentils Moulins !
Passons au beurre. Facile : cela vient d'un Gentil Eleveur, ou d'un Gentil Crémier. Le sel ? Un Gentil Saunier. Il sera venu au marché, avec son sel, et nous saurons d'où vient le sel. Au fait, il aura fait six cent kilomètres pour venir du bord de mer ? Ben... oui. Et qui extraira le sel, pendant ce temps ? Allons, on sait bien que le vent et le soleil évaporent l'eau sans intervention humaine.

Et c'est ainsi que nous avons des  légumes, des viandes, de la farine, de l'huile, du sucre, du sel. Avons-nous vraiment besoin  d'additifs ?
Faisons l'essai d'une crème au caramel, pour le savoir. Il suffit d'avoir des oeufs, du sucre, du lait, de la vanille. Tout va bien... jusqu'au caramel : c'est un additif de code E150 ! Oui, mais c'est un Méchant Additif si nous l'achetons, mais si nous le faisons nous-même, cela devient un Gentil Caramel. A la limite, d'ailleurs, pourquoi ne pas l'acheter à un Gentil Artisan fabriquant de Gentil Caramel.
Une autre recette : une tarte au  citron meringuée. De la farine, du sucre, de l'eau, du citron, des oeufs, du sel. Le citron ? Il  sera acheté à un Gentil Maraîcher. Le citron n'est pas local ? Il sera donc venu du sud de la France. Le sud de la France ne produit pas assez de citron pour tous les Parisiens ? Tant pis : ceux-ci se passeront de tarte au citron, et ils mangeront des tartes au poires ou aux pommes.
Après tout, si nous mangeons des produits locaux, nous devons aussi manger des produits de saison. Ainsi, plus de Méchants Conservateurs, lesquels font partie de la catégorie des Méchants Additifs !
En hiver, il nous reste donc Gentils carottes, choux, pommes de terre, poireaux... Qu'avons-nous besoin du reste ? Et puis, en nous limitant ainsi, nous faisons disparaître les Méchants Supermarchés.

La proposition initiale était donc Merveilleuse : de la soupe aux choux tous les jours, des tartes aux pommes, et nous ne cherchons pas à savoir d'où viennent les plumes des canards, l'énergie...
Ne nous posons pas de question, et soyons Respectueux. Quelle Vie Merveilleuse s'offre à nous !

samedi 4 mai 2013

Des précisions utiles pour de futurs professionnels

La pédagogie doit-elle se fonder sur la répétition ? C'est parce qu'on le dit que j'en doute : salutaire réaction. Au lieu d'ânonner, ne doit-on pas plutôt tourner autour du noeud de l'incompréhension, jusqu'à le débusquer ? Oui, il y a l'exposé des faits, préalable au jugement, mais si les faits avaient une organisation rationnelle, ils seraient sans doute plus "admissibles"...
Tout cela me vient, parce que je reçois le message suivant :

"Bonsoir, élève ingénieur, je suis intéressée depuis quelques années par l'étroite relation existant entre les sciences et la cuisine. Je me pose notamment des questions sur une éventuelle carrière dans ce domaine.
J'aurais dès lors aimé vous rencontrer afin d'en apprendre un peu plus sur vos sujets actuels de recherche. Si cela vous convenait, j'apprécierais de plus beaucoup de passer une semaine dans votre laboratoire cet été (pour travailler par exemple sur un sujet que j'aurais pu par ailleurs travailler un peu en amont afin de rentabiliser le temps passé en laboratoire).
En attente de votre réponse, je vous prie de croire en ma respectueuse considération."



1. Les relations entre science et cuisine ? Stricto sensu, il n'y en a pas : la cuisine produit des mets, et les "sciences quantitatives" cherchent les mécanismes des phénomènes.
MAIS : il est vrai que la cuisine peut utiliser des résultats des sciences, via la technologie, et il est vrai que la cuisine est pleine de phénomènes, que les sciences quantitatives peuvent explorer... d'où la "gastronomie moléculaire", laquelle, au fond, espère faire des "découvertes" (comme la relativité, la mécanique quantique, etc.) en cherchant les mécanismes de ces phénomènes.

2. Une carrière dans ce domaine ? Lequel ? A la lumière de ce j'écris plus haut, il faut choisir :
- technicien : c'est de la cuisine
- artiste : c'est de la cuisine
- technologue, ou ingénieur : c'est vers quoi je pousse les gens de talent, parce qu'il en va à la fois de l'intérêt national, et aussi de l'intérêt du public ; des ingénieurs de qualité dans l'industrie alimentaire, ce sont à la fois des produits innovants, des produits de qualité, et une industrie alimentaire française qui a ses chances à l'export, sans compter la réputation du pays.
- scientifique : les sciences quantitatives sont des sciences quantitatives, et la cuisine n'est vraiment qu'accessoire

3. Vous rencontrer : très volontiers.
3'. Passer une semaine au laboratoire cet été : une semaine, c'est court pour un travail de physico-chimie... mais tout est possible : le laboratoire est ouvert à toutes les personnes droites, intéressées, désirant travailler (quel beau mot). Il y a quelques règles, mais le but est (pour moi, en tout cas), de contribuer à ce que chaque personne du groupe apprenne autant qu'il peut.

4. Des sujets : une étudiante de l'ENS s'étant étonné que notre site n'affichait pas les thèmes de recherche, j'ai fait cela (pas à jour, parce que trop d'idées, hélas) : http://www.agroparistech.fr/Les-travaux-du-Groupe.html


Bref, parlons-en...

samedi 25 août 2012

Il y a avenir de la profession, d'une part, et la question du lien social, de l'autre

 Ce matin, un message amical qui, reconnaissant que j'ai par ailleurs écrit que la cuisine, c'est du lien social, de l'art, de la technique, me pose une question :

"Pouvez vous communiquer sur votre vision de l’avenir de l’artisanat dans nos métiers de bouche ?  Je n’ai pas toujours l’impression que notre société et vos travaux fassent  l’apanage du « lien social » ?!... (Rationalisation quand tu nous tiens, les normes étouffantes du matérialisme moderne…)
 Merci pour votre avis
Bien fraternellement à vous"

Il faut donc que je réponde... mais il y a là beaucoup de questions. 

Allons y doucement, en commençant par une histoire (vraie)  : lorsque nous avons rénové le référentiel du CAP cuisine (contre l'avis de tas de réactionnaires, mais c'est une autre histoire), nous avons dû discuter de façon très âpre, parce qu'une commission, ce n'est pas un groupe d'individus tous d'accord a priori. Il y a eu beaucoup de travail, de nombreuses séances, sous la houlette amicale de l'Inspection générale. D'ailleurs, je dois dire que j'ai été émerveillé de l'intérêt précis que tous les membres de la commission prenaient à cette rénovation, qui a permis de faire disparaître (notamment) des erreurs terribles telles que la "cuisson par concentration" et la "cuisson par expansion" (des erreurs qui s'étaient introduites dès 1901). 

Bref, tout allait bien, nous discutions âprement, mais civilement, et nous sommes arrivés à un consensus. Lors de la dernière séance, nous étions tous soulagés d'y être parvenu... quand je me suis "mal comporté" : j'ai annoncé que, puisque la cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique, il fallait maintenant tout remettre à plat pour rénover l'enseignement, et enseigner, dans l'ordre : 
1. l'amour (lien social)
2. l'art
3. la technique

Oui, on ne lève pas des filets de poisson si on n'a pas une idée de l'oeuvre envisagée, et, surtout, si on ne les lève pas pour quelqu'un en particulier. L'art ? Les oeufs et autres lapins en chocolat minables que l'on voit chez les pâtissiers au moment de Pâques montrent bien que la question artistique n'est pas résolue, et que son enseignement laisse à désirer. Le lien social ? On cuisine, mais pour qui ? Comment, autrement qu'en faisant le geste de griller une viande, se préoccupe-t-on des convives, de leur bonheur ? 
A ce jour, je n'ai pas vu de manuel qui enseigne ces questions... qui sont d'ailleurs bien difficiles. 

Ce qui me conduit à la première réponse que je dois donner à notre ami. Le futur de l'artisanat de bouche ? 
D'abord, il y a là le mot "artisanat", que je distingue du mot "art" : je fais une différence entre le peintre en bâtiment et Rembrandt, non pas que j'en mette un plus haut que l'autre, mais simplement que l'on ne peut comparer que des choses comparables. Ce qui m'a conduit plusieurs fois à proposer que la profession fasse la distinction, et aussi les guides culinaires, d'ailleurs. J'ai proposé plusieurs fois au Michelin qu'ils fassent des catégories séparées pour les artisans et les artistes. Et, comme "client" potentiel, j'aimerais bien que, quand je vais au restaurant, on me dise à l'avance si je vais trouver de l'artisanat ou de l'art. Tout n'est pas clair, et des éclaircissements pourraient être utilement donnés. 
C'était notamment le sens de mon livre "La cuisine, c'est de l'amour, de l'art, de la technique" (Editions Odile Jacob, Paris). 

Oui, mais notre ami me parle d'artisanat. C'est là un mot compliqué, parce qu'il y a la définition légale (un individu qui travaille seul, par opposition à l'industrie) et la définition donnée ci dessus. 
Dans les deux cas, l'avenir de la profession dépend de l'enseignement. D'où la réponse implicitement donnée plus haut : j'invite tous mes amis à réclamer avec moi à l'Inspection que l'on introduise des cours explicites de lien social et d'art (autre chose que faire des roses en pâte d'amande !). 


J'arrive maintenant à la deuxième phrase de la question : notre ami n'a pas l'impression que notre société et mes travaux fassent l'apanage du lien social. 
Ici, deux aspects : la société, et mes travaux. Pour la société, j'y reviens, elle bougera si chacun d'entre nous s'y met, si nous sommes beaucoup à savoir dire quand quelque chose nous plaît et quand quelque chose nous déplaît. J'ai fait une proposition, et j'espère être suivi. En revanche, je sais que la question du lien social est une question très difficile : comment apprendre à aimer ? Comment mieux vivre en société ? Ce sont des questions essentielles, et nous aurons à combattre les marchands de peur, les autoritaires, les paresseux, les malhonnêtes... Toutes catégories qui, avec des individus parfois intelligents, donc dangereux, s'efforcent de gripper les rouages sociaux en vue de leurs intérêts opposés au bien collectif. Ne soyons pas naïf : il faudra oeuvre activement et habilement. 

Pour mes propres travaux, il est vrai que, ayant promu l'idée que la cuisine soit d'abord de l'amour, je n'ai pas beaucoup étudié la question... parce que je ne suis pas certain qu'elle relève de ma compétence. Je fais une différence entre le scientifique formé à la chimie physique, qui s'efforce de produire dans ce champ scientifique particulier, et l'intellectuel qui ne peut s'empêcher de penser les objets qu'il considère. 
D'ailleurs, cette double action brouillé malheureusement les pistes, produit de la confusion chez mes interlocuteurs. Alors que mon activité scientifique n'est que scientifique, et non technologique, je ne peux m'empêcher de souhaiter que la cuisine évolue, d'où la promotion de la cuisine moléculaire, dans le temps, et, aujourd'hui, de la cuisine note à note. 
Merci à notre ami de me donner la possibilité d'éclaircir les choses : personnellement, je ne ferai pas de cuisine note à note... parce que je ne suis pas cuisinier ! (même si je cuisine, si j'ai de bons maitres en cuisine, et si je ferai de la cuisine note à note à titre privé). Ce que je continuerai à faire, dans notre merveilleux laboratoire d'AgroParisTech (merci à l'institution qui me permet de travailler), c'est de la chimie physique, aussi soigneusement et intelligemment que je pourrai, en compagnie d'étudiants soucieux d'apprendre (ils sont là du matin au soir, en plein mois d'août, à titre volontaire), de collègues amicaux... 

Oui, je n'étudie pas quotidiennement le lien social, mais c'est un de mes regrets ! Et j'invite de jeunes talents à ne pas hésiter à se lancer dans l'aventure. La cuisine vaut bien cela !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!