lundi 22 janvier 2018

En cuisine, des cuillers en bois

Pourquoi des cuillers en bois, en cuisine ? Parce que l'on se brûle quand on laisse des cuillers métalliques dans les casseroles où un liquide est chauffé !

La question renvoie à cet étonnement que l'on a en été, quand on entre, à l'ombre, s'asseoir sur une chaise, alors qu'on est en short ou en maillot de bain : on sent du froid quand la chaise est en métal.

Analysons : supposons qu'il fasse une température de 30 degrés, à l'intérieur de la maison ou de l'appartement.
La chaise, qu'elle soit en bois ou en métal, est à cette température, parce que, si elle était plus chaude, elle rayonnerait, et ne cesserait de le faire qu'en étant à 30 degrés; et si elle était plus froide, elle se réchaufferait. Nous nous asseyons donc sur une chaise dont la température est de 30 degrés... mais notre corps est plus chaud : par exemple 37 degrés.

De ce fait, sur une chaise en bois, notre corps communique rapidement sa chaleur au bois... mais le bois est mauvais conducteur de la chaleur, ce qui signifie qu'il est chauffé localement, et que la chaleur déposée à cet endroit y reste.
Bref, le bois vient vite à la température du corps, de sorte que nous ne percevons bientôt plus de différence.
Pour du métal, au contraire, notre corps chauffe le métal à l'endroit où nous sommes assis... mais le métal évacue la chaleur vers le reste de la chaise, de sorte qu'il faut que le corps redonne de la chaleur, et ainsi de suite.


Pour les cuillers en bois, c'est le même phénomène de conduction de la chaleur : la cuiller en métal conduit la chaleur du contenu de la casserole, de sorte que nous nous brûlons quand nous touchons le manche. Alors qu'avec une cuiller en bois, seule la partie de cuiller dans la casserole est chauffée.



Tout cela étant dit, le bois a d'autres avantages, à savoir qu'il ne raye pas le métal ou les couches anti-adhésives. Inversement, il est difficile à nettoyer et à débarrasser de ses bactéries, qui peuvent venir entre les fibres.

Enfin, il a été dit que l'on pouvait éviter de pleurer en épluchant des oignons si l'on mord dans une cuiller en bois... mais j'ai fait l'expérience, et cela n'a pas marché. Je rappelle qu'il suffit d'un seul contre exemple pour abattre une règle générale. L'idée est donc abattue.





Vient de paraître aux Editions de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)

La question de la toxicité des ingrédients culinaires est posée... par tous ceux qui veulent éviter d'empoisonner ceux et celles pour qui ils cuisinent. Et ils ont raison : d'abord parce que cela ne se fait pas d'empoisonner autrui, mais aussi, plus sérieusement, parce que le monde "naturel" regorge de dangers, et les plantes de poisons.
Comme la plupart des végétaux, les plantes-racines contiennent de petites quantités de toxines et de facteurs antinutritifs potentiels, tels les inhibiteurs de trypsine (une enzyme du pancréas), mais le manioc est particulier, parce qu'il  contient des glucosides cyanogène (et pas "cyanogénétiques", comme le disent hélas des pages de la Food and Agriculture Organization de l'Organisation des nations unies).

Expliquons.

Si les variétés cultivées de la majorité des tubercules et des racines comestibles ont été sélectionnées par nos ancêtres, depuis les premiers temps de l'humanité, pour être dépourvues de toxines dans les conditions de leur emploi culinaire (on évitera par exemple de consommer la peau des pommes de terre), les espèces sauvages renferment parfois des doses létales de principes toxiques, et  il faut donc les traiter correctement avant de les consommer. Pourquoi consommer de tels végétaux, dira-t-on ? Parce que certaines populations souffrent de la faim et que, conscientes des risques potentiels que comporte leur utilisation, elles ont mis au point des techniques appropriées pour détoxifier les racines avant de les consommer.


Par exemple, pour le manioc, le principe toxique essentiel qui se trouve en quantités variables dans toutes les parties de la plante est un composé nommé linamarine, qui coexiste souvent avec son homologue méthylique nommé méthyllinamarine ou lotaustraline. La linamarine est un glucoside cyanogène, ce qui signifie qu'il libère de l'acide cyanhydrique  lorsqu'il entre en contact avec la linamarase, une enzyme qui est libérée quand les cellules des racines de manioc sont ouvertes.

L'acide cyanhydrique ? On le connait aussi sous le nom d'acide prussique, ou cyanure d'hydrogène, et c'est un composé formé d'un atome d'hydrogène, d'un atome de carbone et d'un atome d'azote. Pas de génétique dans l'affaire, pas d'ADN dans l'affaire : pas de "cyanogénétique", mais du "cyanogène", de "gène", qui libère, et "cyano", du cyanure. Evitons les terminologies fautives en comprenant ce que nous disons.

En réalité, la linamarine elle-même n'est pas toxique, et c'est même un composés assez stable, qui n'est pas modifié lors de la cuisson. En revanche, couper le manioc ouvre les cellules, ce qui met la linamarine en contact avec  l'enzyme lynamarase  : c'est là que le risque apparaît, parce que l'enzyme détache l'acide cyanhydrique de la linamarine.
Mais revenons à l'acide cyanhydrique  : c'est un composé volatil, qui s'évapore rapidement dans l'air à des températures supérieures à 28 °C et se dissout facilement dans l'eau.  La teneur normale en acide cyanhydrique des tubercules de manioc est comprise entre 15 et 400 milligrammes   par kilogramme de poids de végétal frais (Coursey,1973), augmentant du centre vers la périphérie du tubercule (Bruijn, 1973).
Les méthodes traditionnelles de transformation et de cuisson du manioc, si elles sont appliquées avec soin, peuvent réduire la teneur en acide cyanhydrique  jusqu'à des niveaux non toxiques. Il s'agit de broyer soigneusement la racine, afin de  libérer la linamarase et de la mettre en contact avec la linamarine. L'acide cyanhydrique libéré volontairement se dissout dans l'eau quand la fermentation est provoquée par un trempage prolongé, et il s'évapore quand le manioc fermenté est séché.

A propos de découverte

Retrouvé cette note dans un cahier :

When a new discovery is announced to the world, there are people who immediately say "It is impossible", or "That is not true", and when the truch and possibility of the discovery are both proved to them, they console themselves by saying "it is not new". Objections of this sort were made against the discoveries of Lavoisier.
Dumas, Philosophie de la chimie, 173.  Cité par The Monthly Magazine, vol VI, juillet 1841, N°31, p. 193, A critical introduction to Fourier's theory of the attractive industry and moral harmony, Hugh DOherty.

dimanche 21 janvier 2018

Il y a une infinité de saveurs !



Le mot « saveur » est employé à toutes les sauces, mais son étymologie est conforme à son sens juste, bien reconnu par les spécialistes de la physiologie sensorielle, à savoir que le mot désigne les sensations comme les sucrés, les salés, les amers, les acides… et toutes les autres.


Expliquons, d'abord, pourquoi on utilise le pluriel pour la quatre sensations classiques, avant d'expliquer pourquoi ces quatre ne sensations ne sont ni les seules, ni élémentaires.

 Ce sont sont pas les seules : par exemple, la réglisse n'est ni salée, ni sucrée, ni acide, ni amère. L'ion glutamate, que l'on trouve notamment (mais pas seulement!) dans le monoglutamate de sodium d'une certaine cuisine asiatique, a une saveur originale, qui fait penser à certains à du bouillon de volaille. Le bicarbonate de soude a une saveur particulière, et ainsi de suite. Il n'y a pas quatre saveurs, ou cinq, ou six, mais sans doute une infinité.

Les quatre saveurs les plus connues ne sont d'ailleurs pas « élémentaires » : d'une part, parce qu'il est erroné de dire « le » sucré, ou « l' » amer, ou « l' » acide, et, d'autre part, parce que rien ne les distingue. Oui, il n'y a pas un amer, par exemple, mais un très grand nombre : à preuve, l'amer de l'oignon roussi n'a rien à voir avec l'amer de la quinine, qui n'est pas combattu par le sucre de table, ou saccharose. L'acide acétique n'a pas la même acidité que l'acide citrique, ou l'acide tartrique.


Enfin, il faut ajouter que des composés peuvent avoir à la fois une odeur, une saveur, et même des effets différents, par exemple « trigéminaux » (les piquants, les frais…). Par exemple, l'éthanol pur (ou en solution dans l'eau, comme pour la vodka) a une odeur, une saveur, une sensation trigéminale. Idem pour le menthol de la menthe, par exemple.



Finalement, parler de la saveur d'un mets est une faute courante : il faut parler de son goût… car il est bien difficile de faire la part des saveurs dans les seules sensations que nous ayons : les sensations synthétiques qui sont celles du goût.









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Les sauces "émulsionnées chaudes"

Une question :

Hollandaise, béarnaise...sauces émulsionnée chaudes. Bonjour M. THIS
Professeur de cuisine, je cherche un moyen de stabiliser davantage ces sauces émulsionnées quitte à augmenter leurs viscosités. En effet, les jeunes ont bien compris les causes d'échec (quantité d'eau/quantité d'"huile", émulsifiant/jaune d’œuf). 

Mais la difficulté demeure lorsqu'il s'agit de maintenir ces sauces au chaud: trop chaud le jaune coagule au dessus de 68°C; durant le service l'eau s'évapore, la quantité des 5% d'eau minimum nécessaire
au maintien de l'émulsion est franchie: et ils ne mesurent pas le moment où il faut en ajouter; trop froide, le beurre commence à se solidifier. Nous n'avons pas forcément de matériel permettant de maintenir ces sauces à la température idéale!
Un peu de xanthane pour épaissir l'eau, la gélifier légèrement??? un peu de lécithine servirait-elle à augmenter sa capacité d'émulsion et la stabiliserait -elle en cas de surchauffe????

Autre question:
Pourquoi clarifier le beurre et supprimer son émulsifiant si l'on diminue la quantité d'eau incorporée aux jaunes du sabayon?

D'avance merci M. THIS
Vive la gastronomie 



 Beaucoup de questions d'un coup, de la part de ce correspondant amical. 

1. Tout d'abord, il faut savoir que les hollandaises et béarnaises ne sont pas des "sauces émulsionnées chaudes", comme on l'a souvent dit. Ou, du moins, ce n'est pas leur première caractéristique, et l'on devrait plutôt les nommer des "suspensions émulsionnées chaudes". 
En effet, l'épaississement que l'on observe quand on cuit avec le jaune d'oeuf résulte de la formation de microscopiques grumeaux : on obtient une dispersions de particules solides dans un liquide, et cela est une suspension. Quand on ajoute du beurre, il s'émulsionne, effectivement, et cela transforme une suspension en suspension émulsionnée. Chaude si c'est chaud. 
Mais le système est bien différent d'une sauce mayonnaise... qui, elle, est une véritable émulsion. 
A noter la "sauce kientzheim", que j'ai introduite il y a quelques décennies, et qui est, elle, une véritable émulsion chaude, puisque l'on fait l'émulsion sans jamais dépasser 60 degrés, de sorte que l'on ne coagule pas le jaune. 

2. Tout changement dans la recette des hollandaises ou béarnaises en fait d'autres sauces, qui doivent recevoir d'autres noms ! Sans quoi on verse dans la déloyauté. Dit autrement, une sauce hollandais est une sauce hollandaise. Mais une autre recette conduit à une autre sauce, qui doit avoir un autre nom. Car c'est précisément cette viscosité particulière de la hollandaise qui fait son mérite. 

3. Un problème de maintenir au chaud ? En réalité, quand les sauces tournent, on les rattrape très facilement, comme nous l'avons montré dans notre séminaire de gastronomie moléculaire   de novembre 2012 : rattraper les sauces hollandaises.
Cette fois, spectaculaire résultat ! Nous avons fait tourner exprès des sauces hollandaises, et avons ajouté de l’eau froide pour les rattraper. Les sauces se rétablissent parfaitement ! Mieux encore, nous avons battu le record mondial de sauce hollandaise ratée exprès et rattrapée le plus grand nombre de fois (pour la même sauce) : après quatre rattrapages (le record, à ma connaissance), nous avons décidé de « détruire » la sauce, en allant jusqu’au stade du beurre noisette... et l’ajout d’eau a rétabli la sauce ! C’est un facteur de grand progrès, parce que le goût était alors très différent. La sauce hollandaise ? Inratable, donc !
Voir aussi : 
http://hervethis.blogspot.fr/2017/12/mardi-la-connaissance-par-lalorgnette.html

4. Pour la question du beurre clarifié, il faut savoir que c'est une pratique nouvelle... et que les hollandaises ou béarnaises se font très bien au beurre ordinaire... avec des résultats qui sont décrits dans http://www.agroparistech.fr/Les-seminaires-2012-2013.html


Enfin, je signale que l'on peut recevoir chaque mois les comptes rendus des séminaires en s'inscrivant sur icmg@agroparistech.fr (gratuit)

samedi 20 janvier 2018

Je viens de passer devant un restaurant asiatique, où il était écrit « Gastronomie d'Asie »… et c'était une faute.
Je viens de lire une critique dite « gastronomique », alors qu'il s'agit de la critique de restaurant, et c'est encore fautif.

Le mot « gastronomie » est employé à tort et à travers, dans le monde culinaire, et dans le monde en général. Expliquons pourquoi.


Le mot « gastronomie » est un de ces mots récemment apparus, puisqu'il est forgé du grec par un poète, Joseph Berchoux, en 1801. Le poète n'est pas très connu, de sorte que c'est le juriste Jean-Anthelme Brillat-Savarin qui en sera vraiment à l'origine, avec une définition parfaitement explicite et claire : « la connaissance raisonnée de tout ce qui se rapporte à l'être humain en tant qu'il se nourrit » (Brillat-Savarin parle d' « homme », et non pas d'être humain, mais comme la meilleure moitié de l'humanité n'est pas masculine, autant adapter un peu la définition).

Ainsi, la gastronomie, c'est de la connaissance. Pas de la cuisine !
Dans le restaurant asiatique évoqué précédemment, il n'est aucunement question de connaissance, mais seulement de cuisine. Dans les restaurants, le client ne vient pas chercher de la connaissance, quel que soit le nombre d'étoiles Michelin, mais de la cuisine.


Comment nommer la cuisine des étoilés, alors, s'il est illégitime de la nommer « cuisine gastronomique » ?
 Il s'agit de cuisine de luxe, de cuisine d'apparat, de haute cuisine, de cuisine artistique, de tout ce que l'on veut, mais pas de cuisine gastronomique. Inversement, nous avions parfaitement nommé l'Institut des hautes études de la gastronomie la structure de formation avancée que nous avions créée en 2004, et la terminologie « gastronomie moléculaire » est parfaitement juste, pour désigner la science de la nature qui explore les mécanismes des phénomènes qui surviennent en cuisine : il s'agit bien de connaissance.








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Monsieur Paul lâche la casserole

Cet après midi, je reçois l'annonce du décès de Paul Bocuse, avec ce commentaire :

Je ne suis pas certain que cette nouvelle attriste la cuisine note à note

 
 
 
Quelle erreur  de croire que cette annonce ne m'attriste pas. Je réponds sans attendre : 
 
 Détrompe toi : il n'est pas nécessaire de mépriser l'art ancien pour apprécier l'art nouveau ! 

Oui, car Debussy n'a pas remplacé Mozart, pas plus que Mozart n'a remplacé Bach. Flaubert n'a pas remplacé Rabelais, et Picasso n'a pas remplacé Durer. En art, il y a des ajouts, et c'est merveilleux d'arriver si tard dans l'histoire de l'humanité, parce que nous avons beaucoup de bon et de beau avant nous ! 

D'autre part, Paul Bocuse était un cuisinier honnête, qui n'a pas été une de ces marionnettes médiatiques à propos desquelle la "performance" est parfois confondue avec la compétence.
Bien sûr, il maîtrisait parfaitement l'outil de communication, mais c'était d'abord un excellent professionnel. J'invite à relire sa Cuisine du Marché, dont les moindres recettes font état de soins très spéciaux. Qu'il s'agisse d'une salade de betteraves ou d'un lièvre à la royale, il était techniquement parmi les meilleurs.
Son art semble aujourd'hui classique, mais son potage VGE fut extraordinaire, son loup en croûte inoubliable. 

Et puis, Paul Bocuse, Monsieur Paul, a formé beaucoup des cuisiniers de la génération suivante. Il a fait rayonner la France culinaire pour de justes raisons, par son art comme par la transmission. C'est à juste titre que s'est créé l'Institut Paul Bocuse, à Lyon. 

Oui, c'est un grand artiste culinaire qui disparaît.