mardi 19 novembre 2024

Le 12 février 2025, à la Maison de la chimie : Chimie et alimentation

Le 12 février, à la Maison de la chimie, nous tiendrons un grand congrès alimentation et chimie. Il ne s'agit pas de proposer de mettre des additifs partout mais bien plutôt de permettre de comprendre comment cette science merveilleuse qu'est la chimie permet d'interpréter les phénomènes qui se présentent dans notre alimentation : cela va de la cuisine à la cuisine, en passant par la perception sensorielle, le métabolisme, etc. 

Et voici mon résumé, puisque je fais une des deux conférences introductives  : 

 

 

Manger, hier, aujourd’hui et demain : vue de la chimie


Hervé Thisa


a Inrae-AgroParisTech International Centre of Molecular and Physical Gastronomy




On ignore ou on oublie que nous sommes la première génération à ne pas avoir connu de famine, dans l’histoire de l’humanité. Chasseurs-cueilleurs, les populations étaient soumises aux aléas climatiques, mais l’introduction de l’agriculture, de l’élevage et de la cuisson des aiments ont forgé l’espèce humaine. Les deux premiers ont contribué à assurer une meilleure régularité des approvisionnements, tandis que la « cuisine » procurait :

- un assainissement microbiologique et toxicologique,

- une meilleure accessibilité des nutriments présents dans les denrées,

- un changement de goût (il n’est pas anodin que d’autres mammifères que les êtres humains préfèrent des aliments cuits aux aliments crus,

- un changement de consistance, notamment pour faciliter la consommation des denrées les plus dures (surtout à une époque où l’odontologie était absente),


La transformation des aliments (« cuisine ») ne se limitait pas à la cuisson : des fermentations bien conduites permettaient le stockage des denrées (pensons aux choucroutes actuelles, mais aussi à la confection des yaourts ou des fromages, qui sont en réalité des conserves de lait, à la production de confitures (conservation au sucre), de produits saumurés ou fumés…


Evidemment, toutes les transformations des denrées brutes étaient initialement empiriques, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elles aient été opérées par des imbéciles : la « cuisson en fosses », par exemple, est une merveilleuse manière de valoriser les nutriments des viandes, lesquel sont récupérés dans le « bouillon », et le rôtissage de nos ancêtres étaient bien mieux conduit que dans nos barbecues modernes.


La chimie, née entre la parution du premier et du quatrième tomes de l’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (sans oublier Louis de Jaucourt)[1], s’intéressa quasi immédiatement à la production des aliments, à la cuisine. Notamment la production de ce bouillon qui est « l’âme des ménages » fut étudiée par Geoffroy Le Cadet, avant qu’Antoine Laurent de Lavoisier ne produise une étude remarquable, qui mêle la chimie à des applications techniques et sociales [2]. Puis il y eut d’autres explorations des « produits naturels » et de leurs transformations : apparurent des notions d’ « albumine » [3], de « chlorophylle » [4], de « lécithine » [5], de « pectine », etc. On observera que, si de nombreux termes d’alors (essentiellement les 18 et 19e siècles) ont été conservés, les acceptions ont changé.

Progressivement, les études se sont divisées en deux branches : l’étude des composés des ingrédients alimentaires, et les études technologiques. Mais, dans les années 1980 s’est introduite la discipline scientifique nommée « gastronomie moléculaire et physique », pour reprendre l’étude scientifique des phénomènes qui surviennent lors de la transformation « culinaires » des ingrédients alimentaires en « aliments »[6]. Ces études scientifiques se sont accompagnées de développements technologiques et techniques : ce fut d’abord la « cuisine moléculaire », qui visait à rénover les techniques culinaires, et, depuis 1994, la « cuisine de synthèse » (ce qui correspond à un courant artistique nommé « cuisine note à note »)[7].

Que mangerons-nous demain ? Pour examiner la réponse, il faut considérer les faits : il y aura environ 10 milliards d’individus à nourrir (contre 7 aujourd’hui), avec un coût de l’énergie qui augmente. La lutte contre le gaspillage doit évidemment s’intensifier, alors qu’apparaissent de nouvelles possibilités techniques : les imprimantes 3D alimentaires [8], la synthèse de nutriments à partir du dioxyde de carbone atmosphérique…



Références :

1. Didier Kahn, Le fixe et le volatil, CNRS Editions, 2016.

2.Hervé This. Histoires chimiques de bouillons et de pot-au-feu, L’Actualité chimique. 2009 (11), 336, pp. 14-16.

3.Hervé This, Albumen et albumines, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France, https://www.academie-agriculture.fr/publications/encyclopedie/questions-sur/0801q01-albumen-et-albumines

4. Hervé This, Parlons des chlorophylles, et pas de la chlorophylle !, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France, https://www.academie-agriculture.fr/publications/encyclopedie/questions-sur/0801q04-parlons-des-chlorophylles-et-pas-de-la-chlorophylle

5.Hervé This, Les lécithines, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France. https://www.academie-agriculture.fr/categories-de-lencyclopedie/sciences-technologies-des-aliments, 2 février 2021.

6. Hervé This. Molecular Gastronomy, a chemical look to cooking. Accounts of Chemical Research, vol 42, N°5, pp. 575-583, 2009.

7. Hervé This, La cuisine note à note en 12 questions souriantes, Editions Belin, Paris, 2012.

8. Hervé This, Charlotte Dumoulin, Roisin Burke, L’impression alimentaire : de la 3D à la 6D !, L’Actualité chimique, N°497, 5-7, 2024.


Vient de paraître

 Hervé This, Connaissez-vous l’impression d’aliments ?, Le Journal International Toques blanches, juillet-août-septembre 2024, N°154, 32-34. 


Hervé This, La recette du risotto d’Hervé This (les féculents par la lorgnette du risotto), Le Journal International Toques blanches, juillet-août-septembre 2024, N°154, 12-13. 


Hervé This, Jusqu’où peut-on aller ?, Charcuterie&Gastronomie, novembre-décembre 2024, 66-68.

Pourquoi s'imposent des travaux techniques au plus haut niveau de la charcuterie ?

Nous sommes bien d'accord que les beaux produits attirent légitimement le chaland, et comme le disaient justement les Tontons flingueurs, le prix s'oublie, mais la qualité reste. 

Pas étonnant que nous acceptions de faire la queue quand nous achetons du pain : le mauvais pain ne vaut pas la somme même modeste que nous le payons, et le bon pain est tellement merveilleux. De même, pour la charcuterie : ah, un merveilleux boudin, un extraordinaire saucisson, une andouillette d'anthologie... Tout cela mérite un long déplacement tandis que ces mêmes produits réalisés de façon médiocre nous font en réalité dépenser notre argent en pure perte. 

Bref, il faut viser l'excellence et non seulement quand on est charcutier et que l'on veut vendre sa charcuterie, mais aussi simplement pour le plaisir du travail réalisé. 

 

D'où la question : qu'est-ce qu'un bon boudin  ? Une belle andouillette ? Une bonne terrine ? Un bon pâté froid ? Une belle Knack ?  Une jolie rillette ? 

Le problème est que, à ce jour, les produits ne sont pas évalués de la même manière par différentes personnes, ce qui montre que nous manquons de critères explicite sur lesquels nous puissions fonder nos jugements. Pourtant, il y a nombre de possibilités d'y parvenir, notamment quand on regarde à contrario en quelque sorte. 

Par exemple, quand on embosse, quand on pousse un appareil dans un boyau, il est de toute première importance de ne pas laisser de poches d'air sans quoi il y a des risques de rancissement. 

Pour une terrine par exemple, il est essentiel de bien malaxer les chair hachées, sans quoi les tranches de la terrine ne se tiendront pas à la coupe. Et de même pour du boudin blanc, qui ne doit pas se défaire,  ce qui serait sans doute le signe que le liquide (le lait) a été mis trop chaud dans la préparation de base. 

Et ainsi de suite : il y a urgence  à recueillir auprès des bons professionnels des indications techniques qui permettent non seulement un meilleur jugement, un jugement plus solide, partagé surtout, mais aussi un enseignement pour les jeunes qui sauront alors quels sont les principaux écueils et qui, ainsi, sauront les éviter. 

Je milite pour que nous aidions les apprenants, pour que nous cessions de faire des enseignements fondés sur la répétition, mais, plutôt, que nous fondions les enseignement sur la compréhension, la transmission explicite. 

Et c'est la raison pour laquelle une académie de la charcuterie s'impose :  ce sera le lieu où d'excellents professionnels pourront échanger,  mettre en commun ces idées techniques qui seront ainsi ensuite transférées. 

Transférées aux jeunes comme je l'ai dit, transférées aux jurés des concours, mais également transférées au public, car il est essentiel que ce dernier comprenne la différence entre des produits de grande qualité  et des produits mal fait par des producteurs plus intéressés par l'argent que par la beauté de la charcuterie. 

Je prends pour expliquer ce point l'exemple de l'andouillette, qui se fait traditionnellement à la ficelle : on tire des boyaux à l'aide d'une ficelle, dans le boyau externe, pour obtenir une série de couches concentriques à l'intérieur du boyau extérieur. 
A la dégustation, on a une sensation bien différente de celles que donnent des andouillettes où des praticiens hâtifs, négligents, auraient poussés des morceaux de boyaux déchiquetés dans le boyau extérieur. 

Bien sûr, certains consommateurs ne verrons pas la différence mais est-ce une raison pour mal faire ?  Après tout, les sourds n'entendent pas la musique... Bien sûr,  cela coûte moins cher de pousser des fragments de boyaux broyés... mais qui pourrait sans rougir vendre de tels produits ? D'ailleurs, est-il vraiment légitime de nommer cela des andouillettes ? Je milite pour que la réglementation impose un autre nom, que l'on ne détourne pas déloyalement la dénomination.  

En tout cas, je crois que cela vaut la peine de travailler à cette Académie française que nous constituons aujourd'hui, pour la charcuterie !

lundi 18 novembre 2024

Pour une rénovation des études supérieures

 Après environ deux ans de billets dispersés à propos de ce que je refuse désormais de nommer "enseignement", au profit d'"études", je crois qu'il est bon de faire une synthèse, car ces nombreux billets ont été parfois hésitants, voire contradictoires : quand je les ai produits, je n'avais pas encore analysé complètement la question et je n'étais pas arrivé à la proposition parfaitement claire à laquelle je suis arrivé. 

Tout part du constat que personne ne peut apprendre à la place d'un étudiant. 

Chaque étudiant ne peut apprendre qu'en étudiant, et puisque nos systèmes d'études supérieures (les autres aussi) visent à faire que les étudiants apprennent, il faut donc mettre les étudiants au coeur du dispositif, et déduire les caractéristiques de celui-ci de l'objectif très clair que je viens d'énoncer : les étudiants doivent apprendre. Il y a donc l'étudiant qui doit étudier, et le système universitaire (j'y mets les grandes écoles d'ingénieur, indispensables dans le paysage français, parce qu'il y est admis de sélectionner les compétences) qui doit créer les conditions d'études efficaces. 

Ces connaissances peuvent être "pures" (comprendre pour comprendre mieux le monde où l'on vit), car il y a de la vertu à apprendre pour apprendre (je passe sur de longues discussions à ce propos), mais j'observe (sans prendre parti, sans juger) que les systèmes universitaires se modifient depuis quelques décennies en vue de former à des activités professionnelles, en vue de l'exercice de métiers, de sorte que l'université semble aujourd'hui avoir à organiser l'attribution de diplômes qui reconnaissent aux étudiants un niveau de connaissances et de compétences, de savoir-faire, de savoir-être clairement définis, qui garantissent donc à des sociétés qu'elles pourront embaucher des personnels qualifiés. 

A ce stade, nous voyons donc deux facettes : - d'abord, l'organisation de l'apprentissage (le substantif correspondant au verbe "apprendre"), - et, ensuite, l'organisation de l'évaluation, la « diplomation ». 

Évidemment il y a une relation entre les deux, car c'est l'apprentissage des savoirs et des compétences décidés pour chaque niveau d'études que l'université doit organiser et reconnaître. Autrement dit, dans la logique universitaire actuelle, il y a donc lieu de commencer par établir des référentiels d'évaluation, qui se fondent sur les métiers vers lesquels les étudiants se dirigeront. 

Cela signifie dresser une liste des savoirs, des compétences, des savoir-faire et des savoir-être qui seront évalués en vue de l'attribution des diplômes. Tous les savoirs et les savoir faire énoncés dans le référentiel associé à un diplôme particulier (licence, maîtrise) doivent être obtenus par les élèves qui prétendent à ce diplôme, et je suis très mécontent quand on impose les circonstances particulières d'apprentissage -des obligations de moyens- pour reconnaître l’obtention de ces savoir et compétences, ce qui correspond à une obligation de résultat. Je réclame l'entière liberté des moyens, et un stricte application de l'obligation de résultats (sans quoi nous dévalorisons les diplômes). 

D'autre part, je ne vois pas de raison de limiter dans le temps l'apprentissage des éléments des référentiels : pourquoi les étudiants ne pourraient-ils pas obtenir leur diplôme le jour - et seulement ce jour là- où ils ont validé tous les savoirs, compétences, savoir-faire et savoir-être qui sont requis ? Pourquoi n'iraient-ils pas à leur rythme ? En revanche, ce "droit", cette liberté associée à la suppression de l'obligation de moyens, me semble devoir aller avec une obligation de résultats : un étudiant doit pouvoir valider un savoir ou un savoir faire à tout moment, mais c'est seulement le jour où l’ensemble des savoirs et compétences du référentiel est obtenu que le diplôme est délivré. 

Soient donc des objectifs d'étude fixés, venons en aux études elles-mêmes. Les nombreux billets que j'ai précédemment consacrés à ces dernières convergent vers une proposition qui tient essentiellement dans ce que je ne crois pas bon que les encadrants de nos étudiants soient des « enseignants » ; on verra, en revanche, que je ne crois pas mauvais que nos systèmes d'études incluent des "professeurs". En effet, il est bien inutile d'enseigner quelque chose à quelqu'un qui ne l'apprend pas, et ma proposition se focalise sur l'apprenant, l’étudiant, qui doit donc étudier. Que doit-il étudier ? Les éléments du référentiel. Comment ? Comme il veut, car il a une obligation de résultats, et non une obligation de moyens. 

En revanche, on imagine bien que le personnel universitaire puisse avoir pour mission de faciliter l'accès à ces savoirs et compétences. Il doit donc être présent aux côtés des étudiants pour les guider, leur signaler des ensembles de données mieux faits que d'autres, diviser le chemin en petites étapes. 

Je vois que cette métaphore du chemin est vraiment bonne, et, clairement, il y a lieu de dessiner de tels chemins, c'est-à-dire d'identifier les étapes nécessaires pour arriver à un point particulier, mais je me répète : il n'y a qu'une obligation de résultats, et si des étudiants particuliers sont en retard sur le référentiel, s'ils n'ont pas des notions particulières qui se révèlent indispensables pour comprendre un savoir ou un savoir-faire conformément au chemin déterminé, alors on comprend que la mission universitaire soit d'indiquer à ces étudiants des études particulières qu'ils doivent faire. Mieux encore, puisque les études supérieures doivent conduire à des professionnels autonomes à la fin de la seconde année de mastère, on comprend aussi que le personnel universitaire ne doit pas bercer les étudiants dans leur lit, mais les entraîner à apprendre, à apprendre par eux-mêmes, voire à tracer leur propre chemin. Je crois que c'est un mauvais conseil que de pallier cette incapacité… d'autant que la chose est très simple. Je vois bien le professeur comme un tuteur qui indique aux étudiants des cours de bonne qualité, qui peut en faire lui-même (des cours parfaitement facultatifs, puisque l'étudiant n'a qu'une obligation de résultats), qui débloque un étudiant à qui il manque une notion indispensable, qui orchestre la transformation des savoirs en compétences, discutant la résolution des exercices, des problèmes… 

En conclusion de cette première partie, on voit que c'est bien l’identification des savoirs et compétences requis qui doit faire l'objet du travail du personnel universitaire (expression un peu longue mais qui ne préjuge pas de la suite, où je discute la différence entre professeurs et enseignants). 

Vient donc maintenant la raison pour laquelle je récuse la notion d'enseignant, et, de ce fait, pourquoi je propose celle de professeur. Classiquement, dans une vision périmée et mauvaise des études, les cours oraux sont des discours qui occupent la totalité du temps des étudiants. 

Ces cours sont inutiles pour de nombreuses raisons, la première étant que tous les étudiants ne comprennent pas au même rythme, de sorte que ce rythme est nécessairement soit trop rapide, soit trop lent ; s'il est trop rapide, les étudiants décrochent, mais s'il est trop lent, ils décrochent aussi, par ennui. Bref, l'étudiant est mieux avisé d'étudier dans des supports écrits, ou dans des supports vidéo pré enregistrés. Aujourd'hui, le numérique a périmé l'idée classique de l'enseignement. 

Cela étant, les cours classiques des bons professeurs ont des caractéristiques qu'il est bon de bien analyser. Notamment on peut observer qu'ils contiennent -explicitement ou non- des informations, des notions et des concepts, des méthodes, des anecdotes, des valeurs. 

Les informations ? On peut le trouver n'importe où, de sorte que professer, ce n'est certainement pas emplir des cruches avec des informations. 

Les notions et concepts ? Ils ne s'imposent, dans un cours, que si ce cours est l'endroit unique où l'on peut les trouver facilement : c'est ainsi qu'Emile Borel faisait sa recherche pendant ses cours, confiant à des étudiants le soin de consigner les avancées du travail, en vue de faire des livres qu'il consignait avec ses étudiants. Aujourd'hui, les étudiants feront mieux de trouver en ligne ces données chez des professeurs qui sont peut-être à l'autre bout du monde. Et là, j'insiste un peu : pourquoi se limiter aux professeurs -pas tous excellents- que nous avons physiquement sous la main, alors qu'il s'en trouve de meilleurs ailleurs, rendus accessibles par le numérique ?

 Idem pour les méthodes, qui sont, à mon avis, le coeur des études. 

Enfin, les valeurs : là, c'est bien la marque d'un bon professeur que de donner cet enthousiasme qui conduit les étudiants à apprendre. Et comme la moralité ne passe pas, on peut donner à ces dernières un peu de chair, les enchâsser dans des anecdotes. De même pour les méthodes, dont la transmission explicite est bien rare, et qui méritent d'être incarnées. 

Cette grille d’analyse montre bien la proposition que je fais pour l’orchestration des études. Pour la France, on aura raison d'observer que nous sommes retardataires par rapport à certains pays scandinaves dont l'efficacité est meilleure que la nôtre. Ici, nous bourrons les emploi du temps au lieu de donner du temps pour étudier par soi-même, nous couvons au lieu de promouvoir l'autonomie...

dimanche 17 novembre 2024

Pas de prétendues "démonstrations scientifiques"

 
Je reçois d'un ami cette déclaration terrible : "Pour moi, démonstration scientifique est plus un pléonasme qu'un oxymoron". 

Or je crois savoir qu'il fait référence à l'un de mes textes... où j'aurais dit que "démonstration scientifique" est un oxymore ? Je tremble, car, aujourd'hui en tout cas, je ne suis certainement pas d'accord avec l'idée que "démonstration scientifique" soit un oxymore. En outre, je ne considère certainement pas que "démonstration scientifique" soit un pléonasme ; cela aurait pu être une périssologie, mais non : c'est simplement une faute ! 

Pour commencer, un peu de ménage terminologique. 

Tout d'abord, l'oxymore, ou oxymoron, c'est quand deux termes s'opposent : nuit blanche, par exemple, ou encore, mieux, le "soleil noir de la mélancolie", que l 'on doit à Gérard de Nerval. C'est de la rhétorique, donc jamais fautif, car voulu. 

Puis il y a le pléonasme, qui est une évidence : "Je l'ai vu, de mes propres yeux vu". Ce pléonasme a encore une fonction rhétorique, d'insistance, par exemple, ou d'humour... de sorte que l'on ne confondra pas ce pléonasme avec la périssologie, ces évidences dues à nos négligences de pensée et de langage, comme "je monte en haut". Enfin, il y a la faute, que je distinue bien de l'erreur. 

Puis, pour comprendre la discussion, il faut examiner les sciences de la nature, et le statut particulier des mathématiques. 

Les sciences de la nature cherchent les mécanismes des phénomènes à l'aide d'une méthode qui passe par : (1) identification des phénomènes que l'on explore ; (2) caractérisation quantitative des phénomènes ; (3) réunions des données quantitatives obtenues en 2 sous la forme de "lois" synthétiques, c'est-à-dire d'équations ; (4) recherche de concepts, de théories regroupant les lois ; (5) recherche de conséquences théoriques testables ; (6) tests expérimentaux des prévisions théoriques de 5. 

Dans ce mouvement infini parce que cyclique, il n'y a pas de "démonstration", parce que toute "loi" est insuffisante, fausse en réalité parce qu'approchée ; et la science réfute la loi répétitivement, afin de trouver des descriptions de plus en plus proches des faits. Donc pas de "démonstration scientifique", puisque la démonstration, c'est l'enchaînement logique, inéluctable, booléen : vrai ou faux, mais pas approché. Les démonstrations sont l'apanage des mathématiques, pas des sciences de la nature. Mais je viens d'anticiper, parce que j'ai sorti les mathématiques des sciences de la nature, ce qui se discute ! Disons que tout est affaire de parti pris : certains considèrent que les mathématiques sont découvertes, et ils proposent de regrouper les mathématiques avec les sciences de la nature, alors que d'autres observent que les mathématiques sont inventées, et que ce sont donc une activité bien à part. Ce qui est clair, c'est que la méthode des mathématiques n'est pas celle qui est décrite plus haut, raison pour laquelle je suis de ceux qui voient les mathématiques comme une activité tout à fait à part, les outils forgés par les mathématiciens étant utilisés par les scientifiques des sciences de la nature, sous le nom de "calcul" et non de mathématiques. Dans la première hypothèse, des mathématiques inventées et différentes des sciences de la nature, il n'y a pas de "démonstration scientifique", puisque la démonstration reste aux mathématiques, qui sont à part des sciences. Dans la seconde hypothèse, il reste le fait que les sciences ne fonctionnent pas par démonstration. Donc en aucun cas, nous ne devons -semble-t-il- parler de démonstrations scientifiques... surtout quand, le plus souvent, on veut simplement dire "indication" ou "élément corroboratif", ou encore "données à l'appui d'une idée", ou "exploration rigoureuse".

samedi 16 novembre 2024

Une admirable citation


Le seul moyen de prévenir ces écarts, consiste à supprimer, ou au moins à simplifier, autant qu'il est possible, le raisonnement qui est de nous, qui peut seul nous égarer, à le mettre continuellement à l'épreuve de l'expérience ; à ne conserver que les faits qui sont des vérités données par la nature, et qui ne peuvent nous tromper ; à ne chercher la vérité que dans l'enchaînement des expériences et  des observations, sur-tout dans l'ordre dans lequel elles sont présentées, de la même manière que les mathématiciens parviennent à la solution d'un problème par le simple arrangement des données, et en réduisant le raisonnement à des opérations si simples, à des jugemens si courts, qu'ils ne perdent jamais de vue l'évidence qui leur sert de guide. 

Méthode de Nomenclature chimique, A. L. LAVOISIER, 1787.

vendredi 15 novembre 2024

Quand on mangeons un aliment, nous percevons son « goût »


En science des aliments, c'est le plus grand désordre terminologique, et il faut que cela cesse, parce que cela nuit à la qualité des travaux. Certains  collègues  parlent de « goût » pour parler de « saveur » ; d'autres parlent d'arômes pour évoquer l'odeur rétronasale, alors que le dictionnaire dit bien qu'un arôme est l'odeur d'une plante aromatique ; d'autres encore voient, avec ce même mot « arôme », la somme de la saveur et de l'odeur rétronasale ; d'autres y ajoutent les sensations trigéminales ; il y a ceux qui utilisent le mot « flaveur », ceux qui ne l'utilisent pas… 

Comment imaginer des progrès  scientifiques  quand règne tant d'incohérence ?  Le père de la chimie moderne, Antoine-Laurent de Lavoisier, a bien mis en avant une idée importante dans l’introduction de son  Traité élémentaire de chimie : "L'impossibilité d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la nomenclature, tient à ce que toute science physique est nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui les expriment (...) Comme ce sont les mots qui conservent les idées, et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le langage."

La « chimie des aliments et du goût » doit donc assainir sa terminologie pour progresser. 

Pour la langue internationale des échanges scientifiques, la question est réglée : le mot anglais flavour  désigne la sensation synthétique que l'on a quand on mange un aliment, et qui inclut toutes les autres. 

D'autre part, les Anglo-Saxons parlent maintenant très généralement d' odorant pour désigner des composés qui stimulent des récepteurs olfactifs, que ce soit par la voie orthonasale ou par la voie rétronasale. Ils parlent de taste pour la saveur, et de taste buds pour les papilles qui détectent ces saveurs. Mieux encore, l'anglais fait bien la différence entre la flavour, le goût, et les flavourings, ces préparations de l'industrie des parfums pour donner du goût aux aliments, ce que la France a très déloyalement nommé des « arômes », confondant l'acception véritable du mot classique avec une seconde acception qui n'a rien à voir : rien que cela est une contradiction avec la loi de 1905 sur le commerce des denrées alimentaires. 

Pour en revenir aux termes de physiolgie, faut-il donc parler de « flaveur », comme cela a été proposé ? Une norme ISO définit la « flaveur »  comme « l’ensemble complexe des sensations olfactives, gustatives et trigéminales perçues au cours de la dégustation »… mais on observe donc que cette définition ne correspond pas au mot  anglais, qui, lui, correspond au mot « goût »,incluant la perception de la consistance, de la température, etc. Oui, quand nous mangeons une pomme, nous avons un goût de pomme. 

Le goût, c'est ce que nous percevons, la sensation synthétique qui se fonde sur l'ensemble des perceptions et des sensations. 

D'ailleurs, nous aurions intérêt à ne pas faire une totale confiance aux normes ISO, car, par exemple, elles définissent la « couleur » comme « la sensation produite par la stimulation de la rétine par des ondes lumineuses de longueur d’onde variables » ? Quoi, des longueurs d’onde variables ? Ce serait une belle découverte, si la lumière, en se propageant, pouvait changer de longueur d’onde ! D’ailleurs, les incohérences abondent, dans cette norme, puisque, par exemple, les « saveurs élémentaires » seraient des saveurs « reconnues », ou que l’on nommerait « renforçateur de flaveur » (ou de goût) les substances intensifiant la flaveur de certains produits sans posséder cette flaveur ». Ici, les deux mots « flaveur » et « goût » sont confondus ! Achevons avec la définition de « transparent », qui évoque, comme il y a plusieurs siècles, des « rayons lumineux » !

Faut-il vraiment supporter ces définitions médiocres ? Et devons-nous admettre le terme de « flaveur » ? Je crois que non, et voici les raisons. D’une part, le mot  existe en langue anglaise, où, selon le British Standard Dictionary, cité d'ailleurs par nos collègues sensorialistes, il désigne… la sensation synthétique… qu’est le goût. Pas besoin d’invoquer la flaveur (mot que personne ne comprend, comme on l'a déjà observé, par conséquent, pour désigner ce qui a déjà un nom en langue française. 

Faut-il réserver le nom de « flaveur » à l’ensemble des « sensations olfactives, gustatives et trigéminales » ? Il faut savoir que cet ensemble de sensations n’est d’abord pas perceptible, puisque l’on ne saurait les séparer des sensations de consistance ou de chaleur. D’autre part, cette « flaveur » ne serait pas mesurable, puisqu’elle serait la résultante de stimulations de récepteurs différents.

Je propose de penser que quelque chose qui n’est ni mesurable ni perceptible n’existe pas ! Il faut donc abattre le mot « flaveur », le bannir de notre vocabulaire technique ou courant.

Évidemment, en matière sensorielle, ce sont les récepteurs qui doivent imposer les mots, et c’est la raison pour laquelle beaucoup de science est à faire. 

Depuis longtemps, on sait que le nez comporte des récepteurs olfactifs, qui peuvent se lier, directement ou indirectement, à certaines molécules présentes dans l’air  qui atteint la muqueuse nasale. Directement, par un mécanisme clé-serrure, ou indirectement, puisque l’on a découvert des  olfactory binding proteins, auxquelles des molécules se lient avant de se lier aux récepteurs. Ces composés particuliers qui stimulent les récepteurs olfactifs sont donc « odorants »… même s'ils ne se résument pas à ce qualificatif : par exemple, l'éthanol a une odeur, mais aussi une saveur. 

Quel que soit le détail de la stimulation des récepteurs  et quelles que soient les autres actions, la perception d'une « odeur » justifie que les composés qui suscitent une odeur soient dits « odorants ». Pas « aromatiques », toutefois, puisque l’arôme est l’odeur d’une plante aromatique, dite encore aromate. Et, de surcroît, il y a la confusion avec les « composés aromatiques », qui, en chimie, sont ceux qui satisfont à la règle de Hückel. 

Ajoutons que, très logiquement, on aura raison de ne pas parler de « composés d'arômes », sauf pour évoquer les composés qui se trouvent dans des arômes, c'est-à-dire des odeurs de plantes aromatiques. 

De ce fait, il faut sans doute corriger nos pratiques… et nos législations, puisqu’elles nomment très abusivement « arômes » des choses qui n’en sont pas, que l’on parle des odeurs ou bien des produits obtenus soit par assemblage de composés (synthétisés ou extraits de matières végétales ou animales). 

Insistons, d’ailleurs, pour refuser à tous ces produits de l'industrie des parfums, qu’ils contiennent ou non des composés de synthèse, le qualificatif de « naturel » : n’est naturel que ce qui n’a pas fait l’objet de transformation par l’être humain. Ces « compositions odoriférantes », ou ces « extraits odoriférants » ne sont certainement pas naturels, et c’est tromper le consommateur que de le lui laisser croire. Experts, n’oublions pas que la base d’un commerce sain, ce sont des produits « loyaux, marchands et francs » !

La saveur, les sensations trigéminales

La question de la saveur semble plus simple, à cela près que règne une grande confusion, à propos du nombre de saveurs. Les études de neurophysiologie (marquage par fluorescence calcique, notamment) montrent bien que deux récepteurs voisins sont sensibles à des composés différents, et il est montré depuis des décennies que le nombre de molécules « sapides » (mot justement retenu pour désigner des composés qui stimulent les récepteurs des papilles) est sans doute infini, avec un nombre de dimensions qui dépasse certainement les 4 qui datent de plus d'un siècle, voire des 5 ou des 6. Par exemple, l'acide glycyrrhizique n'est ni salé, ni sucré, ni acide, ni amer, et le monoglutamate de sodium n'est aucune des saveurs précédentes ; l'éthanol, également, a une saveur originale, et ainsi de suite. 

Ainsi, il y a sans doute lieu d'éviter des termes « marketing » comme umami, en observant de surcroît que nombre de publications sur ce thème sont sponsorisées par des sociétés qui vendent du monoglutamate de sodium ! 

Le tableau se complique également, du fait que l'on a découvert<, en plus des récepteurs des papilles, auxquelles se lient des molécules qui peuvent se dissoudre dans la salive, des récepteurs qui captent les acides gras insaturés à longue chaîne. La découverte est remarquable, parce qu’elle s’accompagne de la mise en évidence de toute une chaîne physiologique qui pourrait faire conclure qu’il existe une saveur particulière des acides gras insaturés à longue chaîne. Cette découverte impose-t-elle l’introduction d’un terme nouveau, sachant que, contrairement aux autres molécules sapides que nous reconnaissons plus classiquement, il n’y a pas de saveur reconnaissable comme les autres ? 

Enfin comment nommer le sens correspondant à la perception des saveurs ? On parle encore parfois de « gustation », mais la gustation devrait être la perception du goût… or nous parlons ici de saveurs. Doit-on plutôt parler de « sapiction », par exemple ? Et de papilles sapictives ? C'est ma proposition. 

Enfin, il y des composés dont les récepteurs ne sont ni olfactifs, ni sapictifs, mais associés à une voie nerveuse spécifique, le nerf trijumeau. C’est ainsi que nous percevons le piquant, le frais… D’ailleurs, il faut indiquer que les molécules peuvent stimuler les récepteurs de plusieurs façons. Par exemple, le menthol sent la menthe, certes, mais il suscite aussi la sensation de fraîcheur. L’éthanol a une odeur, mais pas seulement, etc. 

D’ailleurs, nous avons omis d’évoquer l’astringence, qui a fautivement été considérée comme une saveur, pendant longtemps, et qui correspond à une sensation d’assèchement de la bouche, notamment quand des protéines salivaires se lient à des composés phénoliques, tels ceux qui sont présents dans certains vins et qui sont souvent, abusivement, nommés tanins</span></span><sup><span><span style="font-size: medium"><a class="sdendnoteanc" href="#sdendnote11sym" name="sdendnote11anc">xi</a></span></span></sup><span><span style="font-size: medium">. </span></span><span><span style="font-size: medium">Et les sensations thermiques, associées aux sensations trigéminales, la perception des consistances (qui se distinguent de la texture, laquelle est perçue), etc.  C'est un sain emploi des mots qui évitera la cacophonie et permettra le progrès scientifique ! 

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