dimanche 19 janvier 2025

À propos d'évaluation par les pairs


Il y a quelques temps, j'ai publié un éditorial pour la publication intitulée Notes académiques de l'Académie d'agriculture de France, où j'ai discuté la question de l'évaluation par les pairs, en réfutant des arguments qui sont classiquement donnés : le processus seraient lent, il bloquerait l'innovation, il n'éviterait pas toutes les fautes, il permettrait à des concurrents de voler des idées, et cetera. 

Tout cela étant mis sur la table, il y a lieu de répondre à ces critiques, mais, d'abord, à signaler que l'introduction de l'évaluation par les pairs fut un progrès extraordinaire de la publication scientifique, parce que, bien conduite, ces évaluations permettent d'améliorer les manuscrits. On a pas assez dit qu'il ne s'agit pas pour les rapporteurs de dire si les manuscrits soumis sont mauvais, médiocres, passables, bons, excellents... 

Non, cela n'a aucun intérêt. Il s'agit surtout de contribuer à améliorer les articles pour que, finalement, les articles qui sont publiés comportent le moins de fautes possible. 

Car il faut dire que le travail scientifique, et la rédaction d'articles scientifiques, sont peut-être moins difficiles par chaque travail élémentaire qui les constitue que par le nombre considérable de ces travaux. Par exemple, dans le manuscrit d'un article scientifique, il y a tout à surveiller. Bien sûr, il y a la typographie, l'orthographe, la maquette, mais il y a surtout à voir que, dans les expérimentations, par exemple, on n'a pas manqué un point essentiel qui annihilerait le résultat ; il y a lieu de vérifier que les interprétations ne dépassent pas les faits établis et cela faites façon quantitative. Il y a lieu de vérifier que tout ce qui est dit est référencé, c'est-à-dire en réalité établi par les précédents, ou établi (correctement) par nous-même... 

Bref, c'est faire un travail énorme et je vois mal pourquoi nous pourrions refuser de l'aide par des rapporteurs, à condition bien sûr que ces collègues soient bienveillants et qu'ils aient pour objectif de nous aider à faire mieux. 

Dans un billet précédent, je me suis interrogé sur les raisons qui poussent certains à refuser l'évaluation par les paires, en évoquant cette anecdote d'Albert Einstein qui, arrivé aux États-Unis, proposa un manuscrit à une revue américaine qui envoya le manuscrit à un rapporteur, en l'occurrence un jeune physicien brillant ; ce dernier vit grosse difficulté théorique dans l'article et la signala, mais Einstein, qui était habitué à ce que ses manuscrits soient directement publié, retira son manuscrit : une occasion ratée de ne pas publier une erreur ! 

Je préconise également que les échanges entre éditeurs, rapporteurs et auteurs soient anonymes, non pas pour que certains en profitent pour tenir des propos désobligeants, mais plutôt pour que seule paraisse finalement en public un document de bonne qualité, dont les auteurs n'auront pas à rougir. Je pense en particulier aux jeunes scientifiques qui apprennent progressivement à rédiger des articles scientifiques, avec les canons professionnels qui s'imposent. On sait bien que les premières rédactions sont difficiles et c'est la raison pour laquelle certains au moins de nos amis les plus jeunes (mais les vieux aussi) laissent souvent des erreurs qu'il y a lieu de corriger. 

Les sites de dépôt libre de manuscrit sont en réalité terribles, parce qu'ils mettent le scientifique face à son entière responsabilité. Je m'empresse d'ajouter que j'ai trop vu de ces textes qu'un travail d'édition n'aurait pas paraître avec tant d'imperfections évidentes ! 

Bref, je préconise une évaluation qui ne soit pas ouverte, en double anonymat, conduite dans un esprit positif d'amélioration du manuscrit en vue de sa publication.

samedi 18 janvier 2025

Il faut peler les carottes à l'économe

Lors de notre dernier séminaire de gastronomie moléculaire, nous avons exploré l'épluchage des carottes et confirmé que les carottes grattées au couteau brunissent considérablement, tandis que les carottes épluchées à l'économe gardent leur fraîche couleur. 

Simultanément, nous avons observé qu'il y avait plus de liquide libéré quand on gratte et au couteau que quand on utilisait l'économe. 

Tout cela est parfaitement cohérent quand on sait que les carottes sont des assemblages de petits sacs pleins d'eau, vivants, que l'on nomme des cellules. Quant au gratte au couteau ou quand on épluche, on enlève la partie externe du tissu végétal sur quelques millimètres, ce qui signifie que le nombre de couches de cellules concerné est de l'ordre de 100 à 1000. Si l'on gratte, toutes les cellules de ces couches peuvent être endommagées, libérant leur contenu. En revanche, quand on utilise un économe, alors seule la couche de cellules sur le passage de la dame est concernés, et l'on comprend que la quantité de liquide libérée soit moindre. Pour le brunissement, il faut savoir que les cellules végétales contiennent, bien séparés, des enzymes "phénolases", et des composés phénoliques. Une cellule qui est endommagée laisse ces composés venir au contact, et au contact de l'air : les trois ingrédients d'une réaction moléculaire qui fait du brunissement sont réunis. 

On comprend donc que le grattage au couteau puisse faire cent à mille fois plus brun que l'utilisation de l'économe.

Lors du séminaire, nous avons aussi cherché si le grattage ou l'épluchage à l'économe conduisaient à des goûts différents, notamment du point de vue de l'amertume, mais les tests sensoriels que nous avons fait n'ont pas montré cela. 

Finalement, je propose d'abord de conserver l'idée éplucher les carotte, non pas pour éliminer les pesticides artificiels que les agriculteurs auraient pu mettre, mais bien plus tôt pour éliminer les pesticides naturels que les carottes produisent dans leur partie corticale pour se protéger contre les agresseurs : vers, insectes, et cetera. 

D'autre part, vu l'effroyable couleur des carottes grattées au couteau, je crois qu'on peut recommander de pas utiliser cette technique pour les carottes, mais plutôt d'utiliser un économe aussi affûté que possible : c'est ainsi que l'on minimisera à la fois la libération d'eau et le brunissement, mais peut-être aussi, dans certains cas la formation de composés qui pourraient être amer. 

Et on n'hésitera pas à laver les carottes épluchées pour éliminer tous les composés qui auraient été libérés.

vendredi 17 janvier 2025

Dessaler la morue

En matière de cuisine, il y a vraiment tout et n'importe quoi sur Internet, ainsi que je viens de le voir à propos du dessalage de la morue. Un de mes correspondants s'étonne d'une page internet où il est dit que la morue se dessale en dix minutes. Possible ? 

C'est un fait que la morue est salée et que, pour la manger, il faut la dessaler. Comment faire ? 

La question, au fond, est la même qu'à propos de jarret de porc en saumure par exemple. Et, à ma connaissance, on ne dessale bien que si l'on parvient à faire passer le sel en excès dans l'eau où l'on baigne le tissu animal, viande au poisson. 

Une des pages internet, donc, signalaient que l'on pouvait faire un dessalage en quelques dizaines de minutes, mais je peux vous assurer que ce n'est pas le cas en général ; pis, pour certains produits, il faut au contraire plusieurs jours ! Évidemment, tout dépend de l'état initial et de l'état final : si l'on a un produit initialement peu salé et si l'on aime très le produit final très salé, alors on comprend que le temps de dessalage ne sera pas long. 

Au-delà du phénomène, il y a la question des mécanismes, et mon interlocuteur évoquait l'osmose. Là, il y a une complication, parce que le tissu animal n'est pas homogène. Et alors ? Dans le cas simple où une membrane "semi perméable" (par exemple qui laisse passer l'eau mais pas le sel) sépare deux compartiments avec une concentration en sel différente, l'eau migrera d'un compartiment à l'autre, à travers la membrane, de sorte que, finalement, la différence de concentration sera réduite. 

J'insiste sur les mots exacts que je viens d'utiliser car de nombreuses explications de l'osmose sont très fausses. Bref, il pourrait y avoir de l'osmose mais on n'oubliera pas que la chair des poissons n'est pas réductible à un comportement séparé par une membrane : elle est composée de fibres musculaires qui sont regroupées en faisceau, et le sel, au moment du salage peut s'introduire non pas par osmose mais aussi par capillarité... par exemple. 

Évidemment, il peut aussi s'introduire par un phénomène de type osmose, disons plus simplement à travers la membrane, mais on voit avec ces deux mécanismes qu'il y en a peut-être d'autres. Et le dessalage doit tenir compte de toute la complexité du phénomène de salage. En tout cas, que l'on me fasse confiance : ce n'est pas en quelques minutes que l'on dessale un poisson très salé ! 

jeudi 16 janvier 2025

SOS sauces

 
Hier soir, j'ai reçu un appel d'un ami dont la sauce n'était pas telle qu'il voulait, et il a été merveilleux de voir qu'une connaissance simple de la gastronomie moléculaire permettait de lui répondre... et de récupérer sa sauces. 

Il y a quelques jours, mon ami avait fait une sauce au vin, avec du beurre émulsionné, et, comme il en avait trop, il avait mis le reste au réfrigérateur. Evidemment, la sauce avait figé, puisque elle contenait du beurre et que celui-ci durcit au froid. Ayant cuit une viande hier soir, il a voulu servir la même sauce, de sorte qu'il a sorti sa casserole du réfrigérateur et l'a posée sur une plaque chauffante. Il a chauffé assez doucement, mais la sauce restait grumeleuse. SOS Hervé ! 

Une sauce grumeleuse, c'est une sauce qui n'est pas émulsionnée, avec du beurre fondu par zones, et une solution aqueuse séparée. Cela peut se produire pour plusieurs raisons mais, pour les sauces chaudes en particulier, la plus fréquente est le manque d'eau. 

Par exemple, lors d'un séminaire de gastronomie moléculaire, nous avons très bien établi qu'une sauce hollandaise ou une sauce béarnaise tournées pouvaient être récupérées à l'aide de quelques cuillerées d'eau froide. En effet, il faut un minimum de 5 % pour pouvoir monter une émulsion, pour que l'on puisse disperser des gouttelettes de matière grasse liquide dans de l'eau. Or pour les sauces chaudes, l'évaporation de l'eau conduit parfois à se trouver en dessous de ce seuil minimum, ce qui conduit à la rupture de l'émulsion. Mon premier conseil a donc été de lui proposer d'ajouter de l'eau : de l'eau, du thé, du vin, du café, du jus de citron, ce que l'on veut du moment qu'il y ait de l'eau dedans. C'est ce qu'a fait mon ami, avec du vin blanc, et il a suffi de quelques cuillerées à soupe pour que la sauce se rétablisse spontanément, comme par miracle. 

De quoi avons-nous besoin pour avoir la compétence de récupérer une sauce tournée ? On le voit : de savoir qu'une émulsion est une dispersion de gouttelettes de matière grasse dans de l'eau, et de  savoir aussi que la quantité minimum d'eau pour monter une émulsion est d'environ 5 %. Bien sûr, il y a d'autres connaissances utiles, par exemple de savoir que les gouttelettes de matière grasse fondue ne se dispersent dans l'eau que si elles sont entourés de molécules particulières qu'on nomme tensioactives, par exemple provenant du jaune d'œuf, par exemple provenant du beurre. Ce sont souvent des composés de la classe des phospholipides et, encore plus souvent, de la classe des protéines. 

Mais nous nous aventurons là dans des connaissances bien plus spécialisées que ce qui était nécessaire pour récupérer la sauce. Je conclus donc que la compréhension de la nature des émulsions, et que la connaissance de la limite des 5 % doivent faire partie de la formation de base de tout saucier !

mercredi 15 janvier 2025

Vous avez dit "texture" ?

 À propos d'aliments, il est parfois question de leur "texture", mais, la plupart du temps, ceux qui disent ce mot le  confondent avec consistance. 

C'est d'ailleurs amusant qu'ils ne fassent pas le rapprochement avec la texture visuelle qui désigne non pas une quantité moyenne mais plutôt une variation régulière. Texture désigne d'abord la disposition et le mode d'entrecroisement des fils dans un tissage; état de ce qui est tissé. Dès 1260, tisture désigne l'action de tisser.

En réalité, un aliment a d'abord une consistance, et la texture est définie comme ce que nous en percevons, dans des conditions particulières où nous mangeons l'aliment. 

Là, il faut ajouter que nous mangeons de façon très différentes selon les individus :  certains mastiquent longtemps et n'avalent que quand tout l'aliment est divisé ; d'autres mastiquent et avalent progressivement ce qui est divisé à chaque instant  ; et ainsi de suite. 

Au-delà de ces comportements, il y a des différences de perception de l'aliment  selon que l'on est à la première mastication ou bien aux mastications suivantes, car l'aliment, réchauffé, évolue. 
Ainsi, on observera qu'un chocolat est croquant quand on le croque, mais fondant quand on le laisse fondre. De même, quand on plonge joliment dans une piscine, l'eau s'écarte devant nous tranquillement et sans bruit, mais elle est comme du béton en me faisant un plat. L'eau c'est toujours de l'eau, mais sa consistance est perçu différemment selon la façon dont on plonge. 

On comprend donc la différence entre la consistance et la texture  : la consistance est constante, propre à l'aliment, mais la texture est ce que nous percevons de la consistance, selon notre approche de l'aliment.

mardi 14 janvier 2025

Ce n'est pas toujours de la procrastination

 Ne mettons pas la procrastination à toutes les sauces. 

 Beaucoup d'entre nous s'accusent de procrastiner et d'ailleurs, ils le font parfois avec une certaine fierté dont je m'étonne. 

Mais là n'est pas l'objet de ce billet. Ce que je veux discuter ici, c'est le fait  que ce que l'on désigne parfois par procrastination c'est-à-dire repousser au lendemain quelque chose que l'on hésite à faire, n'en est pas toujours : il y a parfois simplement de l'embouteillage. 

Je vois cela ces jours-ci, alors que j'avais de trop nombreux travaux à effectuer, et, en particulier, la relecture d'un volumineux manuscrit. Je savais bien que, derrière, il fallait que je corrige des devoirs d'étudiants,  que je finalise une publication, et cetera. 

Mais on peut pas tout faire à la fois et il a donc fallu décider d'un ordre et de me tenir rationnellement à cet ordre qui a dépassé des délais impossibles à tenir. 

Car on peut pas faire deux choses à la fois. 

Il ne s'agissait donc pas de procrastiner mais simplement de bien faire les choses au fur et à mesure, les unes après les autres, dans un ordre bien décidé. Il s'agissait de ne pas perdre de temps, mais il n'y avait certainement pas de ma part une faute qui aurait consisté à procrastiner.  À l'impossible nul n'est tenu.

lundi 13 janvier 2025

Les métaphores dans les textes scientifiques

Alors que je corrige des revues de la littérature préparées par des étudiants, je m'aperçois que les fautes sont communes et notamment que les mots sont souvent posés  sans suffisamment d'examen. On me parle par exemple d'un "profil nutritionnel" : mais pourquoi il y aurait-il cette notion de profil, qui correspond à quelque chose de bien précis, une forme selon une direction d'observation ? Cette notion est-elle concernée dans la question évoquée ? Certes, une composition n'est qu'un aspect d'un système physico-chimique, mais pourquoi faire compliqué, alors qu'on peut simplement parler de composition ? Et si  le "profil nutritionnel" n'est pas la composition, quel est-il ? Le simple fait de poser la question montre que la métaphore engendre plus de questions qu'elle n'en résout.

Cette question des métaphores se pose constamment. J'en trouve une autre : "souligner l'importance". Souligner ? Il faudrait qu'il y ait quelque chose d'écrit... et le soulignement, alors, serait la mise en italiques. A moins que l'auteur qui utilise le mot "souligner" n'ait une idée particulière... mais laquelle ? En l'occurrence, celui qui a mal utilisé ce mot, sans le "maîtriser", voulait dire "illustrer". 

Le mot "significatif" relève d'une faute un peu différente, avec la confusion entre l'importance et la significativité statistique. Quand on parle d'une augmentation significative, surtout dans un contexte scientifique, cela signifie que l'augmentation est... significative, c'est-à-dire statistiquement avérée. Si l'on veut parler d'une forte augmentation, alors on dit "une forte augmentation"... mais d'ailleurs, il vaut mieux dire de combien cette augmentation est forte car on se souvient que les adjectifs et les adverbes doivent souvent être éliminés et remplacé par la réponse à la question "combien ?", bien plus précise que les vague adjectifs  du langage courant. Combien, combien, combien  ? Voilà la question qui est posée en sciences (de la nature). 

Évidemment, je vois bien d'autres erreurs dans les textes qui me sont soumis, mais je les discuterai une autre fois, voulant me concentrer ici sur cette question des métaphores. En science, elles doivent être absolument maîtrisées.