samedi 7 septembre 2024

A propos de risotto

En juin, lors du  séminaire de gastronomie musculaire du mois, nous avons exploré la confection du risotto. 

Nous avions déjà, par le passé, deux fois exploré cette question, d'abord en 2007 en montrant que l'ajout du liquide (du bouillon) par petites quantités permettait d'en évaporer davantage, ce qui engendre plus de goût puisque le bouillon se concentre.
Puis, plus récemment, nous avions vérifié que le nacrage du riz, c'est-à-dire la cuisson avec un peu d'huile préalablement, permet de donner un peu plus de goût au risotto. 

Il nous restait à comparer l'ajout du bouillon soit froid soit bouillant, au riz qui avait été nacré. 

Nous avons donc nacré du riz, dans les règles de l'art, ajouté un demi-verre de vin comme il est prescrit classiquement, et ensuite, en chauffant les deux  risottos de la même façon, nous avons ajouté soit du bouillon froid soit du bouillon bouillant, en quantités exactement identiques : nous versions une louche de bouillon froid d'un côté et une louche de bouillon chaud de l'autre. 

Les deux risotto, dans les conditions de cuisson que nous avons effectué, ont cuit exactement pendant 27 minutes, et nous avons effectué des comparaisons à l'aveugle, soit en visuel soit en gustatif. 

Il faut dire que pour l'une ou pour l'autre des comparaisons, les différences sont extrêmement faibles alors qu'on nous avait prédit des différences considérables. 

Mais on la différence entre les deux risotto était si faible que la moitié des tests sensoriels ne l'a pas révélée, alors que nous faisions tout dans les règles de l'art.

vendredi 6 septembre 2024

Cherchons toujours les mécanismes !

Lors de la dernière année universitaire, j'ai eu l'occasion d'observer que nos élèves ingénieurs n'avaient pas suffisamment le réflexe d'aller chercher les mécanismes des phénomènes qu'ils considéraient.
De sorte que, cette année, au moins pour ce qui me concerne, je serai très insistant à ce propos car je crois que c'est là la clé du bon exercice du métier d'ingénieur. 

Je ne méconnais pas que ce métier a une composante strictement technologique au sens de l'amélioration des techniques, de la résolution de problèmes techniques, de la mise au point des produits, et une composante d'encadrement d'équipe, de gestion de projet. Ici, c'est bien la question technologique qui m'intéresse et l'expérience montre amplement que des maniments superficiels des questions ne mènent à rien, font perdre du temps... 

La clé du succès, c'est la compréhension des phénomènes et la mise en œuvre de solutions guidées par cette compréhension.
Il faut chercher le mécanisme en terme de chimie, de physique, de biologie et c'est ensuite, quand on a une description des phénomènes, une analyse des questions en ces termes scientifiques, que l'on peut résoudre les problèmes de façon efficace. 

Je prends la précaution d'ajouter que je ne cherche pas à transformer nos ingénieurs en scientifiques, en personnes qui cherchent les mécanismes des phénomènes. Non, il s'agit plutôt que nos élèves ingénieurs aillent chercher la connaissance des mécanismes produites par les scientifiques et mettent en œuvre cette connaissance pour les questions qu'ils traitent. 

D'ailleurs, celles et ceux qui ont concocté les programmes de préparation aux écoles d'ingénieurs ont bien compris tout cela puisqu'ils ont mis au programme des matières fondamentales telles que mathématiques, chimie, physique, biologie.
Nos élèves ingénieurs bénéficient de ce socle très ferme , et nous avons la mission de les faire avancer plus loin. Ils auraient tort s'ils pensaient pouvoir ne plus traiter ces questions, et d'ailleurs, beaucoup aiment ces matières. Poursuivons donc sur la lancée, incitons-les à ne pas oublier les connaissances qu'ils ont acquises et, au contraire invitons les à développer leur connaissance dans tous ces champs car c'est ainsi qu'ils feront d'excellents ingénieurs. 

Cela a été bien compris notamment par l'Ecole de physique et de chimie de Paris, où  l'enseignement « scientifique » est très poussé, sans négliger  pour autant les questions pratiques : il y a des séances expérimentales tous les après-midi pendant 4 ans. 

 

Aidons nos amis à devenir d'excellents ingénieurs ! 

jeudi 5 septembre 2024

À propos d'endogamie intellectuelle

Cela fait plusieurs fois que j'observe des situations où l'endogamie est une menace. Je m'explique. 

Tout d'abord, dans une académie où je siège, nous sommes invités à renouveler l'Académie périodiquement en élisant de nouveaux membres, et je ne cesse de recommander à mes consoeurs et mes confrères de ne surtout pas choisir quelqu'un de leur propre discipline mais au contraire des personnalités de disciplines différentes, et différentes de celles des membres qui sont déjà présents. Rien de pire que d'augmenter le nombre de personnes ayant des compétences similaires car nous manquons alors de la nécessaire diversité permettant de juger de questions qui doivent être considérés sous des angles différents. 

De même, hier, nous discutions de l'organisation d'une conférence et j'ai recommandé à chacun des organisateurs de ne pas proposer des personnes de leur propre discipline sans quoi nous tournerions en rond, nous ne découvrirons collectivement pas de nouveau. 

Derrière tout cela, il y a cette question du philosophe Alain : quelle est la question à laquelle je ne pense pas ? C'est une question salutaire que nous devons utiliser le plus largement possible car c'est la seule façon de ne pas moisir dans un entre nous stérile, de ne pas nous appauvrir génétiquement par une endogamie excessive . Il nous faut de l'air frais, des idées neuves...

A propos de mousses, connaissez- vous les geoffroys et les würtz ?



Ce matin, un groupe d'étudiants m'interroge, à propos d'un travail qu'ils font dans le cadre des TIPE (Travaux d’Initiatives Pratique Encadrés), à propos de mousses en cuisine. Leur travail est louable : ils se préoccupent d'alimentation des personnes âgées, et veulent faire -je schématise- une mousse à paratir de viande et de d'une mousse de blanc en neige. Amusant que cela m'arrive précisément alors que je viens de finir un texte (pour la revue<i> Charcuterie et gastronomie</i>) où je discute précisément le fait que les quenelles peuvent être des systèmes foisonnés comme les soufflés, comme je l'ai compris après notre avant dernier séminaire. Bref, nos jeunes amis me disent  : <i> </i> <i>Après avoir réalisé de nombreux tests afin de trouver la composition idéale de la mousse, nous avons pu déterminer qu'il fallait 6 blancs d’œufs (pour un œuf d'un poids moyen de 60 grammes) et 30 g de blancs de poulets cuits préalablement afin d’avoir une mousse consistante. Cependant, cette composition est très riche en œuf, et la tenue de notre mousse n'est pas idéale. C'est pourquoi nous voudrions vous poser les questions suivantes : -  Quels nutriments artificiels seraient-ils judicieux d'ajouter à la composition de notre mousse afin de diminuer la teneur importante en blanc d’œuf ? -  Est-il possible de diminuer la teneur en blanc d’œuf sans altérer l'aspect et le maintien de la mousse ?</i> <i>-  Existe-il des agents stabilisants ou des techniques permettant de garder une tenue suffisante de la mousse afin de la conserver ?</i> &nbsp; <b>Quarante litre de blancs en neige à partir d'un oeuf</b> &nbsp; Dès le début de leur message, je butte sur le mot "idéale", parce que c'est un adjectif, et que l'objectif qui permettrait de mesurer cette idéalité n'est pas donné. Bref, nos amis ont produit une préparation de 30 grammes de poulet broyé (je suppose) et de six blancs d'oeufs, sans doute battus en neige. J'imagine donc  une mousse très volumineuse (environ deux litres de mousse), dont nos amis me disent qu'elle est riche en oeuf... ce qui est une évidence, puisque l'oeuf, c'est de l'oeuf. Mais pourquoi ne parlent-ils pas plutôt de protéines et d'eau ? La viande, c'est environ 25 pour cent de protéines et 75 pour cent d'eau, tandis que le blanc, c'est 10 pour cent de protéines et 90 pour cent d'eau. D'autre part, veulent-il  réduire la proportion de protéines d'oeuf ? C'est alors facile, quand on prépare un "<b>geoffroy</b>", c'est-à-dire un oeuf très foisonné... et je rappelle que nous avons obtenu plus de 40 litres de mousse à partir d'un seul blanc d'oeuf, soit environ 3 grammes de protéines. Comment ? En réfléchissant que de l'oeuf en neige, c'est une solution aqueuse de protéines que l'on a foisonné. Combien de mousse peut-on obtenir avec un blanc ? Puisque le blanc d'oeuf est fait de protéines et d'eau, et que, classiquement, l'ajout d'air ne procure qu'un petit tiers de litre de mousse, c'est que manquent soit l'eau, soit les protéines, soit l'air. Or l'air ne manque pas... et l'expérience qui consiste à ajouter de l'eau montre que c'est l'eau qui manque... ce qui a constitué la base d'un "atelier" des "Ateliers expérimentaux du goût", à l'attention de l'Education nationale (école, collèges, lycées, lycées professionnels, centres de formation des apprentis) : http://www2.agroparistech.fr/Les-Ateliers-experimentaux-du-gout.html Bref, il est facile de réduire la quantité de protéines dans une mousse ! &nbsp; <b>Mais il y a d'autres solutions à... foison ;-)</b> &nbsp; Cette question des oeufs n'est pas le fin mot de l'histoire, car nos amis pourraient faire foisonner le poulet sans ajouter des oeufs, mais ils pourraient également produire une de mes inventions que j'avis nommé "würtz" : l'idée est de dissoudre un peu de gélatine dans un liquide, puis de fouetter pour faire foisonner. Ensuite, on statilise la mousse en la mettant au froid. Evidemment, le liquide mérite d'avoir du goût, comme je le dis ici, notamment : http://hervethis.blogspot.fr/2017/12/les-wurtz.html Ou encore ici : http://www.pierre-gagnaire.com/pierre_gagnaire/travaux_detail/48 Bref, plein de solution pour des mousses de protéines. Mais, au fait, savez-vous qu'il y d'autres agents foisonnants que les protéines ? C'est une autre histoire, qui sera contée une autre fois.

mercredi 4 septembre 2024

La phrase magique

Il y a bien longtemps, j'ai eu la chance qu'une amie me prête un livre américain intitulé "What to write, how to write, how to sell it". C'est un gros livre de théorie littéraire appliqué, un gros livre fait de très nombreux petits chapitres qui avaient été demandés aux principaux écrivains de l'époque (vers 1960-1970). Surtout à  des écrivains anglo-saxons et aussi  à quelques éditeurs. 
Chaque chapitre racontait la méthode personnelle d'écriture des écrivains sollicités et il y avait tout aussi bien des chapitres par des auteurs de polars qui racontaient qu'il construisaient leurs romans par la fin que des chapitres plus théoriques qui rappelaient la structure des discours des Grecs anciens et faisaient le parallèle avec leur propre méthode. 
 
Mais il y avait en particulier un chapitre qui évoquait la phrase magique. 
 
De quoi s'agit-il ? L'idée, c'est que quand on écrit un texte, on écrit d'abord le texte sans trop se préoccuper d'autres choses que le contenu ;  puis on fignole l'ensemble et l'on termine le travail. Et c'est à ce moment-là, quand tout est "terminé",  qu'il doit se passer quelque chose de plus, à savoir qu'on doit passer maintenant presque autant de temps à trouver la phrase magique qu'on en a passé à construire tout le texte. 
 
En pratique cela veut dire que le texte étant écrit, on n'y touche plus, mais on cherche une phrase que l'on doit transformer afin qu'elle devienne mémorables pour tous les lecteurs. Il n'y a pas de recette pour faire cette phrase magique mais il faut chercher et chercher longtemps : par exemple une journée pour une phrase entière. 
D'ailleurs, quand j'écris "longtemps ", c'est bien peu car Flaubert écrivait en moyenne seulement 7 phrases par jour, tant il raturait, corrigeait, améliorait, transformait...
Là, avec la phrase magique, ce n'est pas un travail d'écrivain artiste comme Flaubert mais seulement un travail d'artisan qui veut bien faire, qui veut faire mieux. Il n'est donc pas de recette pour la phrase magique mais simplement du travail...
 
Et je peux témoigner que chaque fois que j'ai pris le temps de faire une telle phrase, j'en ai été récompensé. Par exemple pour certains de mes livres où j'avais explicitement cherché une phrase magique, les interviews par des journalistes qui ont suivi la publication du livre ont souvent été focalisés sur ces phrases que j'avais posées et dont les lecteurs journalistes se sont ensuite emparés, preuve que ces phrases avaient été bien reconnues comme le voulait l'auteur du chapitre merveilleux dans le livre américain. 
 
Je suis très reconnaissant à cet auteur dont j'ai oublié le nom à faire mieux les textes que j'écris et je vous donne ici la recette  : n'oubliez pas la phrase magique !  
 
Pourquoi suis-je en train de discuter cette question aujourd'hui ? Parce que hier, j'ai visionné une masterclass de violoncelle d'Amit Peled, qui, lui aussi, a évoqué cette question de moment magique dans l'exécution d'un morceau.
Parfois cela peut-être un silence que l'on tient un peu plus,  cela peut-être un rubato un peu marqué  :  le rubato, c'est le fait de ne pas jouer les notes au rythme où elles sont exactement écrites sur la partition mais d'insister sur certaines notes qui non seulement prennent une intensité sonore plus grande mais en plus  prennent une force supplémentaire parce qu'elles ont une durée supplémentaire. 
On n'a pas attendu Amit Peled pour dire que les premiers temps des mesures, au moins pour une certaine musique classique, doivent être appuyés. Or appuyer une note, cela consiste à lui donner plus d'intensité et un peu plus de durée ; pas trop car il faut rester dans la pulsation, dans le rythme. 
 
Le rubato, c'est donc de prendre un peu de temps sur note mais sans perdre la pulsation, ce qui signifie que les notes suivantes seront un peu plus courtes. La magie est donc partout en musique puisque le premier temps doit être plus fort et dans une mesure à quatre temps ,  le troisième temps doit être doit être un peu moins fort que le premier mais plus fort que le deuxième et le 4e. 
 
Bref il y a lieu de ne jamais être monotone, mais au contraire, quand nous parlons à nos amis, d'insister de renforcer, d'adoucir, d'arrondir, et cetera. Il y a lieu d'être vivant, de communiquer notre enthousiasme, notre bonheur, nos peines, nos joies, nos étonnements... Et je ne doute pas que quel que soit les activités humaines il ne soit nécessaire d'avoir l'équivalent des phrases magiques

Toutes les utilisations de l'huile !

 
Soit de l'huile, qu'en faire ? On se propose ici de discuter des formulations de l'huile, afin de mettre cette dernière en valeur… quand elle en vaut la peine. Partons du fait qu'un système matériel peut s'examiner du point de vue physique et du point de vue chimique. On peut donc changer le système de ces deux façons. Commençons par la chimie, en observant qu'une huile « de terroir » est composée au premier ordre de triglycérides : l'huile est un mélange de très nombreux composés de ce type, différant par les résidus en acides gras. Chaque type de triglycéride a un point de fusion particulier, c'est-à-dire un comportement particulier. Par exemple, il y a des triglycérides solides à la température ambiante et solide dans la bouche, à la température de 37 degrés, et ils seront comme des solides. Mais il y a aussi des triglycérides solides à la température ambiante et liquides en bouche. Puis les triglycérides liquides à la température ambiante, et, donc, également liquides en bouches. Plus finement, la viscosité des liquides augmente avec la température. Et, surtout, le mélange des divers triglycérides donne à un mélange de ces derniers des comportements mécaniques ou rhéologiques particuliers. Puis, à des ordres bien supérieurs, l'huile contient des composés qui peuvent être odorants, sapides, ou avoir une action trigéminale (la fameuse « ardence » de certaines huiles d'olive). Une première de diversifier l'huile initiale consiste donc à la fractionner, soit en séparant la partie odorantes/sapides/trigéminales de la masse des triglycérides, ce qui revient à faire une « huile essentielle d'huile », soit en fractionnant les triglycérides. Comment faire un tel fractionnement ? On peut distiller, à pression atmosphérique ou sous vide, afin de limiter les dégradations, mais on peut aussi faire des « cristallisations fractionnées », comme quand on met de l'huile d'olive au réfrigérateur, ce qui permet de séparer des cristaux de triglycérides par filtration. Ainsi, on obtient des huiles différentes à partir de l'huile initiale… en répétant quand même que le terroir, c'est surtout la partie odorante/sapide/trigéminale. Les traitements chimiques précédents conservent tous les composés, mais on peut aussi ne faire disparaître, ou bien en faire apparaître. La manière la plus simple est bien sûr le simple chauffage, qui fait des « goûts de cuits », mais il peut aussi chauffer en présence d'autres composés, comme par exemple avec des bases, pour faire des savons… ce qui me fait penser que, si l'on a séparé d'abord les composés non triglycéridiques et qu'on les remet ensuite dans les savons, on aura des « savons de terroir ». Pour la question physique, les solutions découlent principalement de l'idée des « systèmes dispersés » : à l'aide d'autres produits, qui peuvent être des gaz, des liquides ou des solides, on peut faire des gels, des mousses, des émulsions, des suspensions. Les solides ? Par exemple, du sucre, du sel, mais aussi des acides citrique ou tartrique, des acides aminés, des grains d'amidon… ou des mélanges de tous ces produits. Pour les liquides, il peut s'agir de vin, de café, de bière, de thé, de bouillons, d'eau de pressage de l'huile… Les gaz ? C'est principalement l'air, mais le dioxyde de carbone, si utile pour l'effervescence des boissons gazeuses, ne doit pas être oubliée. Pour faire une émulsion, on part d' « eau » (liste précédente), on y dissout des composés tensioactifs, et l'on disperse de l'huile, tout comme lors de la confection d'une sauce mayonnaise. Les composés tensioactifs ? Les plus courants sont les phospholipides et les protéines… que l'on trouve naturellement dans les matières végétales que l 'on a pressées pour obtenir l'huile : les tissus végétaux sont faits de cellules qui sont elles-mêmes limitées par des membranes faites phospholipides, avec des protéines incluses. Le procédé est exactement comme dans une mayonnaise, et le goût final dépendra du goût de l'huile et de celui de la phase aqueuse. La consistance de l'émulsion ? Elle dépend de la proportion d'huile et d'eau, mais aussi du procédé, les homogénéisations permettant de bien stabiliser les émulsions, comme le sait bien l'industrie du lait. Pour les suspensions, la dispersion de solides dans l'huile peut inclure des solides cristallisés, ou amorphes, ou des gels simples ou complexes. Le sucre, par exemple, est fait de cristaux, mais on sait faire un sirop concentré que l'on coule sur un plan de travail froid pour obtenir un « verre » que l'on peut diviser. Mais, pour faire plus évolué, on peut disperser un gel dans l'huile, ce qui permet d'obtenir des systèmes que j 'ai nommé des gerhardts. Partons par exemple d'une « eau » (le jus de citrons de Menton si nous voulons valoriser de l'huile d'olive) et gélifions-la à l'aide d'un gélifiant qui peut être la gélatine, l'agar-agar, etc. Une fois le gel pris, mixons-le gel dans l'huile, et nous obtenons alors un gerhardt hydrophobe. Observons que nous aurions pu faire un peu plus complexe en dispersant un « gibbs », que l'on obtient en faisant une émulsion coagulée : on part d'eau, on ajoute des protéines thermocoagulantes, puis on émulsionne de l'huile, et l'on coagule les protéines par chauffage. Mais nous avons grillé les étapes, car nous aurions aussi pu disperser de l'eau dans le gel, simplement. Ou bien évoquons les « gels d'huile », tel le gibbs précédent que l'on chauffe pour en évaporer l'eau. Il existe bien d'autres solutions, mais la complexification risque de conduire à des procédés coûteux, alors que l'on sait bien que l'industrie alimentaire se limite au plus simple, tels les yaourts qui résultent seulement du stockage du lait avec des ferments… ce qui me conduit à évoquer les procédés microbiologiques qui conduisent éventuellement à d'autres solutions, pour l'huile. Terminons avec les mousses. On peut partir d'eau et de protéines, fouetter pour faire une mousse, et disperser ensuite de l'huile dedans. Ou bien on peut faire de « l'huile Chantilly », en faisant une émulsion que l'on foisonne en la refroidissant, comme l'on fait pour une crème fouettée. A ce jour, je crois être le seul à avoir réalisé un tel produit (avec de l'huile d'olive). Un tel système n'est pas stable au réchauffement, mais on n'oubliera pas que l'on peut stabiliser une mousse comme dans ces « würtz » que j'ai proposés il y a longtemps.

Je fais un essai : Un calcul expliqué à propos de couleur des carottes


On m'invite à produire des billets qui expliqueront mieux pourquoi la gastronomie moléculaire n'est pas la cuisine, et, en particulier, comment le calcul est à la base de nos travaux scientifiques. Certes le monde est écrit en langage mathématique et la science fait donc usage constant du calcul, mais dire cela, c'est faire une déclaration bien abstraite, qui ne parle donc pas à nos amis, qui ne répond pas à la curiosité légitime qu'ils peuvent manifester. Dans un autre billet, j'exposais un exemple de travaux expérimentaux que nous faisons au laboratoire, mais je ne suis pas allé jusqu'à cette question des équations, mais je propose de prendre ici un exemple pour faire ce que je n'ai pas encore fait. Cet exemple doit évidemment être très simple, sans quoi ce billet deviendrait interminable, et ce n'est certainement pas un fait d'armes mathématiques que je vais présenter, mais bien plutôt un de ces petits calculs que je fais en passant, « pour m'amuser ». Dire cela n'est pas faire le snob ; c'est seulement signaler que l'on donne le goût de la chose plutôt que la chose elle-même. Et puis, les "gros" calculs sont-ils autre chose qu'une somme de petits calculs ? Enfin, dans ma volonté d'être clair en même temps que concis (sans quoi le billet ne sera pas lu, et la tentative annihilée), il y a aussi la volonté de montrer que tout cela est à la portée de tous : il suffit d'être convaincu que l'on peut y arriver (acte de foi : on peut toujours y arriver), et que tous sont invités au grand banquet de la science. &nbsp; <strong> Les paramètres formels ont ceci de merveilleux qu'ils sont généraux, et non particuliers !</strong> La question de calcul que je veux évoquer s'est posée quand nous avions en cours une étude des "traitements thermiques de tissus végétaux en phase aqueuse" : entendons par là tous ces procédés qui auraient, en cuisine, pour nom «  de légume », sauces où figurent des dés d'oignons, purées… En effet, dans de nombreuses circonstances culinaires, on place des morceaux d'un tissu végétal dans un liquide essentiellement constitué d'eau, et l'on chauffe (ce que la cuisine nomme « cuire »). La question est d'abord de savoir ce qui s’échange entre le tissu végétal et le liquide, mais, surtout, la vraie question scientifique est de savoir comment se fait l'échange. Avant d'y arriver, pourquoi prendre une expression aussi tarabiscotée que "traitements thermiques en phase aqueuse de tissus végétaux" ? Pourquoi pas seulement "confection de bouillons de légumes" ? Pour de nombreuses raisons, dont beaucoup sont hors sujet dans le cadre de ce billet très particulier, mais aussi parce que la même question de calcul se pose quand on fait des bouillons de carottes, des soupes à l'oignon, des purées, mais aussi des sauces où figurent des brunoises, d'oignons notamment, ou de carottes, ou de tout autre végétal utilisé en cuisine. C'est le même phénomène, mais avec des paramètres particuliers. C'est d'ailleurs une des beautés des calculs que, s'ils sont "formels" et non numériques, ils s'appliquent très généralement, dans des cas variés... &nbsp; <strong>Un beau matin, une observation</strong> Passons donc sur toutes les études expérimentales qui ont été à la base de ce calcul pour n'en évoquer qu'une, et, plus particulièrement sur une observation faite un matin, au laboratoire : passant devant de deux systèmes expérimentaux identiques... je vis qu'ils avaient des couleurs différentes ! Comment est-il possible que deux expériences identiques donnent deux résultats différents ? Dans les deux cas, il y avait un récipient en pyrex, parfaitement propre, parfaitement inerte chimiquement, qui contenait de l'eau ultra pure et des morceaux de carotte : la même carotte avait été divisée en deux dans le sens de la longueur, et des demi rondelles de mêmes tailles étaient dans les deux récipients, en même proportion. Chacun des deux récipients était surmonté d'une colonne à reflux, c'est-à-dire une colonne en verre refroidissant les vapeurs, de sorte que le liquide retombait dans le récipient. Et le chauffage des deux récipients s’effectuait à 100°C, température fixe, puisque c'est celle de l'ébullition de l'eau. Oui, vraiment, comment était-il possible que la même expérience donne des résultats différents, à savoir un liquide orangé dans un cas et brun dans un autre ? Je passe sur les analyses et les expériences que nous avons faites pour donner l'explication que nous avons finalement découverte, puis confirmée expérimentalement : un des deux récipients recevait plus de lumière du jour que l'autre, et nous avons finalement découvert que c'était la lumière qui était responsable de la différence de couleur. C'est là une petite découverte, mais c'est une découverte... qui a conduit à d'autres études, pour comprendre comment la lumière pouvait ainsi agir. &nbsp; <strong> Des mesures de couleurs</strong> Mais on se rappelle que mon objet n’était pas de me taper sur la poitrine, mais d'expliquer un calcul. J'y arrive. Pour mesurer des couleurs, il y a bien des manières, mais on peut notamment utiliser un "colorimètre", une sorte d'appareil photo, qui, au lieu d'enregistrer des images, mesure la couleur par un groupe de trois nombres : la luminosité plus ou moins forte, la couleur plus ou moins verte ou rouge, la couleur plus ou moins bleue ou jaune. On note ces trois valeurs L*, a*, b* ; pour une couleur particulière, chaque paramètre a une valeur particulière. Dans nos études, quand nous avons exploré le phénomène que nous avions découvert par "sérendipité" (cette chance qui sourit aux esprits préparés, disons attentifs), nous avons donc enregistré la couleur à différents temps de chauffage, soit en présence de lumière, soit en l’absence de lumière, et obtenu des résultats différents dans les deux cas. Mais je ne suis pas encore tout à fait au calcul que je veux exposer. Nous avons vu, dans nos travaux, que la luminosité variait peu entre les deux bouillons, de sorte que nous pouvions nous limiter à deux paramètres de couleurs a* et b*. Avec deux paramètres, on peut repérer un point dans un plan : par exemple, dans une carte, il y a la latitude et la longitude, et nos téléphones portables, avec le GPS, nous ont habitués à utiliser ces coordonnées. Quand on fait des mesures régulières, lors de la constitution d'un bouillon, on représente chaque couple de paramètres mesurés a* et b* par un point dans un "espace des couleurs", qui se réduit ici à un plan. Et quand on fait plusieurs mesures, on obtient plusieurs points dans ce plan. Or nous avons mesuré que les points de mesure formaient une courbe en forme de spirale. Avec ou sans lumière, il y avait toujours une spirale, mais les deux spirales étaient différentes… Pourquoi des spirales différentes ? Cela revient à s'interroger : pourquoi des couleurs différentes, et, là, la réponse est : parce que la lumière agit sur les composés présents, et change la couleur de certains. Mais, surtout, pourquoi des spirales ? Surtout que, dans le passé, des articles de sciences ou de technologies des aliments avaient fait état de telles spirales sans en expliquer la raison. &nbsp; <strong>Des évolution dans le plan des couleurs</strong> Le calcul qui a été fait correspond à l'idée suivante. Partons de carottes dans de l'eau : la couleur initiale du liquide est représentée par le centre du diagramme : l'eau est incolore. Puis imaginons que la carotte libère un composé qui aurait une couleur : le liquide prend alors de la couleur, ce qui correspond à l'évolution du "point de couleur" selon une droite qui part du point origine. Mais imaginons que, en cours de traitement, un second composé coloré vienne à sortir, avec une autre couleur pour ce second composé. S'il avait été seul, le point de couleur serait parti dans une autre direction, mais le fait que ce second composé s'ajoute au premier fait tourner le point vers une sorte de "moyenne" entre les deux directions... et voilà une spirale qui peut apparaître. Une autre possibilité est que le premier composé apparu se transforme, dans le liquide, une fois qu'il est sorti de la carotte. La couleur "naturelle" de ce composé est alors perdue au détriment d'une autre couleur, représentée par un autre point du plan : là encore, le point couleur peut décrire une spirale. Chacune de ces spirales, et bien d'autres possibilités se représentent à l'aide d'équations dites "différentielles" : il y a une évolution en fonction du temps. Mais, en écrivant cela, je crois m'apercevoir que je n'en dis pas assez. Il faut donc ajouter que, pour chaque temps auquel on mesure la couleur, il y a donc trois paramètres, à savoir le temps (t), la valeur de a* et la valeur de b*. Le fait qu'un composé sorte à vitesse constante, par exemple, signifie qu'il y a une relation (une équation) entre les paramètres. Et comme il est question de vitesse, c'est la variation de la couleur au cours du temps qui est proportionnelle à la couleur. "Proportionnelle" : la voici, l'équation qui apparaît. &nbsp; <strong>Il faut s'arrêter</strong> Je crois que c'est à ce point que je dois m'arrêter, car, en réalité, je vois clairement que les équations sont des "traductions" en symboles mathématiques des idées insuffisamment précises que nous donnent les mots. "Un composé sort" : à quelle vitesse, avec quelle couleur, combien de temps ? Les paramètres formels (ce que l'on nommerait des "symboles mathématiques") sont là pour mieux fixer les idées, pour dire les choses plus précisément, et c'est ce maniement qui a été à l'origine de la suite du travail évoqué plus haut. Notamment, c'est parce que nous avions une "courbe de couleur" qui partait dans une direction (vers le haut à gauche) que nous avons pu avancer, en chauffant dans de l'eau de l'acide galacturonique, ce constituant élémentaire de la pectine, si l'on peut dire, pour voir qu'il prenait de la couleur dans la même direction. Nous avons eu ici une indication du mécanisme de l'apparition de la couleur et de son changement. Mais cela serait trop long d'aller plus loin dans cette direction, et je dois m'arrêter, en proposant à mes amis qui voudraient en savoir plus une référence à une article scientifique où les calculs sont donnés : Hervé This, Anne Cazor, David Trinh. Color Evolution of Aqueous Solutions Obtained by Thermal Processing of Carrot (Daucus carota L.) Roots: Influence of Light. Journal of Food Science, 2008, 73 (4) , E176–E182.