lundi 18 décembre 2023

La question de l'évaluation rejoint celle du travail ! Et nous devons construire rationnellement nos enseignements, et, plus généralement, nos actions pédagogiques.


 Ici, nous partons d'une question d'évaluation, et notre cheminement nous conduit à une rénovation d'idées pédagogiques. Cela peut sembler étrange... mais seulement a priori : puisque l'évaluation de travaux d'étudiants ne peut porter que sur les apprentissages de ces étudiants, le mouvement est a posteriori évident, et c'est le fait que nous ayons pu être étonné qui étonne : comment est-ce possible que nous nous lancions dans des entreprises (évaluation), alors que l'objectif (apprentissage de compétences) n'est pas posé en premier ? 

Au début de notre analyse, il y la question de l'évaluation des étudiants, et, plus précisément, de l'évaluation des étudiants venus en stage dans notre groupe de recherche. 

Dans des billets précédents, j'ai déjà discuté la question, et j'ai expliqué pourquoi nous demandons aux étudiants de notre groupe de s'évaluer eux-mêmes, pour proposer ensuite au groupe leur auto-évaluation, laquelle était discutée, avant d'être éventuellement amendée, puis transmise à l'université qui la demande. 

Oui, notre groupe de recherche est très idéaliste (nous cherchons à faire une réunion d'amis soudés par le but commun : apprendre), mais cela ne nous empêche pas d'essayer d'être rationnels et justes. Observons que, avant de discuter les modalités de l'évaluation des étudiants en stage, nous devons discuter la légitimité de ces évaluations. Devons-nous les faire ? Devons-nous refuser de "collaborer" (et j'utilise le mot avec toutes ses connotations, sans préjuger de l'état d'esprit de nos interlocuteurs universitaires), en considérant que les universités ne doivent pas se défausser de leur travail pédagogique sur nous, qui dépensons énergie, temps et argent pour accueillir des gens que nous avons pour charge de former ? Ou devons-nous les laisser aux institutions universitaires qui sont responsables des étudiants ? 

Reprenons les faits : c'est un fait que, à la fin de chaque stage, les institutions universitaires qui nous envoient les étudiants -par convention signée avant le stage- nous demandent de les évaluer. Et, en pratique, ils nous transmettent une "feuille d'évaluation", avec, souvent, des critères tels que "autonomie", "ponctualité", etc. 

Pourquoi confier au tuteur le soin d'évaluer un stage ? Parce que les enseignants universitaires ne sont pas présents sur le lieu des stages, qu'ils ne connaissent pas les sujets spécialisés qui sont abordés par les étudiants dont ils ont la responsabilité, et que, de ce fait, ils nous demandent de les aider en faisant cette partie de l'évaluation, se réservant le soin de juger la présentation orale et la lecture des rapports de stage (raison pour laquelle je n'assiste pas aux soutenances orales, et pourquoi je ne relis pas les rapports, laissant les étudiants prendre la responsabilité de cette tâche, et les enseignants idem). 

Supposons donc, pour finir, que nous acceptions donc de faire cette évaluation. Comment la faire ? Nous pouvons considérer deux points de vue. D'une part, il y a un point de vue absolu, puis il y a un point de vue relatif. L'absolu, cela consiste à savoir si l'étudiant a "bien" travaillé, en l'occurrence s'il a bien appris. Ici "bien" signifie bien par rapport à l'objectif fixé, lequel dépend d'un niveau universitaire et d'un diplôme que l'étudiant pourra ou non obtenir (je fais l'hypothèse que les diplômes ne doivent être donnés qu'à ceux qui ont des compétences suffisantes pour les recevoir, compétences qui doivent être clairement affichées par ailleurs, dans une sorte de "contrat pédagogique" ; de même qu'il y a des pré-requis à chaque cours, l'attribution des diplômes doit être conditionnée par une liste de compétences acquises). 

D'autre part, le critère que j'avais annoncé de "relativité"est intéressant et double, car il y a la question de situer l'étudiant par rapport aux autres de son groupe, de son niveau universitaire, par exemple (et l'on voit que ce serait tordre le cou à l'idée précédente, absolue... mais on doit se souvenir que les diplômes doivent être nationaux, en France), mais aussi d'estimer la progression de l'étudiant (évaluer l'étudiant par rapport à lui-même en quelque sorte). 

Quelque soit le point de vue, absolu ou relatif, puisque les stages sont une période de formation, c'est donc l'acquisition de nouvelles compétences qui semble devoir être évaluée. La question étant difficile, ruminons-la un peu en envisageant par exemple un point de vue différent, à savoir que, très généralement, face à une tâche, on peut se donner une obligation de résultats, ou une obligation de moyens. Nos jeunes amis gagneront à savoir la différence entre les deux, et, notamment, ils devront savoir que les médecins n'ont qu'une obligation de moyens... car nous sommes mortels, et ce serait les mettre dans une position impossible que de leur demander... l'impossible. 

Obligation de moyens : là, il y a la question des règles explicites qui détaillent ces moyens. En l’occurrence, pour notre équipe de recherche, nous avons des documents explicites qui indiquent aux étudiants que leur obligation est d'apprendre beaucoup et d'apprendre à faire état de ce qu'ils ont appris. C'est donc de ce point de vue que nous devons les évaluer : il y a un contrat, et l'on doit légitimement se demander si ce contrat est rempli. Le problème que je discute aujourd'hui est le suivant : certains de nos amis, dans le groupe, ont jugé qu'il n'était pas équitable de noter de la même façon un étudiant très faible et un étudiant "meilleur" (plus de connaissances, plus de compétences), à quantités d'efforts égales. Ce ne serait pas suffisant de bien travailler, de bien apprendre. Ils disent que l'on doit mieux noter les "meilleurs". Et ils ont des arguments, à savoir notamment qu'un étudiant qui passe son stage à se remettre à niveau ne fait pas avancer la recherche scientifique qui lui est confiée, de sorte que, du point de vue d'un stage de recherche, l'étudiant le plus faible ne fait pas ce qu'il aurait dû faire. A quoi certains d'entre nous ont répondu que l'obligation de notre groupe était d'apprendre. A quoi ils ont répondu que oui, apprendre, mais apprendre la recherche scientifique... 

La question étant difficile, et le dialogue inachevé (on ne termine jamais une discussion, avec des amis : n'est-ce pas cela l'essence de l'amitié ?), je n'ai pas dit que nos amis qui faisaient cette remarque avaient raison, ni qu'ils avaient tort, mais je dis qu'il est légitime de considérer cette observation, car, dans la vraie vie, lorsqu'on tire la charrue, le fait est que l'on ne peut pas attribuer la même "valeur" (rappelons qu'il s'agit d'évaluation, de jugement sur la valeur) à un cheval qui tire efficacement, et à un autre qui, même s'il fait des efforts sur le moment, n'a pas fait des antérieurement des efforts pour se muscler, de sorte qu'il tire moins bien. 

Au total, il y a donc la question des efforts que l'on fait, et de ceux que l'on a fait. Certes, l'indulgence, la générosité, l'humanité doit nous conduire à donner à chacun une deuxième chance, mais la question n'est pas là : donner une deuxième chance, cela signifie accepter les étudiants en stage. Cela ne signifie pas considérer que tout se vaut ! Non tout ne se vaut pas... devant la charrue, et quelqu'un qui accomplit une tâche parce qu'il en a la compétence est supérieur à celui qui ne l'accomplit pas, surtout quand il a paressé antérieurement. 

J'entends mes amis lecteurs de textes religieux me dire que le père accueille l'enfant prodigue comme son autre fils, vertueux, mais pour ce qui me concerne, je dois avouer que je manque de la grandeur d'esprit qui me permettrait vraiment d'oublier que le fils prodigue a été prodigue. Je ne confonds pas l'utopie et mes envies généreuses, parce que l'utopie est... utopique... et qu'il y a la charrue à tirer ! Oui, je sais que certains d'entre nous n'ont pas eu la chance que j'ai eue personnellement (milieu aisé, parents admirables, etc.), et que la collectivité doit promouvoir ce qui est à mon avis mal nommé "ascenseur social" (je ne comprends pas pourquoi on placerait plus haut un ministre qu'un ouvrier), mais je sais aussi que c'est en promouvant l'effort, le soin, le travail, la rigueur... que nous obtiendrons un système plus juste. 

Nous pouvons nous efforcer nous-même de donner une deuxième chance, voire une troisième, etc. (je dis "nous efforcer", parce que c'est un vrai effort que d'aider les plus faibles : cela prend sur notre temps, notre intelligence, notre énergie, notre argent... au détriment des autres, qui n'ont pas besoin de notre aide), mais nous devons aussi être capables, parce que nous en avons la responsabilité sociale, de juger que, parfois, des individus n'ont pas certaines capacités. 

Oui, je crois que c'est une question de courage que de dire à un étudiant, parfois, qu'il doit changer d'orientation... ou travailler bien plus qu'il ne le fait. J'insiste en rappelant que je dis souvent que l'on n'est pas "bon en quelque chose", mais que l'on peut le devenir. Je cite ce "labor improbus omnia vincit", où improbus ne signifie pas malhonnête, mais acharné : le travail vient à bout de tout. Ce n'est d'ailleurs pas vrai, mais c'est mon idée politique. Je veux que nous disions à nos jeunes amis que le travail les portera. 

Dans la même veine, je dis que je n'aime pas le mot "capacité" (on a les capacités en proportion de son travail), et certainement pas le mot "don", mais je n'oublie pas non plus que quelqu'un qui sait est quelqu'un qui a appris. A cette fin, le bistrot n'est pas l'endroit adéquat, et ce n'est pas en baillant aux corneilles que s’acquièrent les compétences et les connaissances. C'est par l'exercice, l'entraînement. 

De ce fait, je dois très logiquement déduire de ce qui précède que les professeurs (j'en suis) gagneraient à proposer aux étudiants des séries d’entraînements, d'exercices, et nous devrions juger les étudiants sur le fait qu'ils ont ou non passé du temps à ces exercices. Si l'on suppose que les compétences viennent avec l'entraînement, dans la mesure où l'on a la capacité d'apprendre, laquelle est sanctionnée par le diplôme, alors une évaluation fondée selon ce critère en viendrait à juger des compétences, ce qui est finalement ce que nous recherchions ! De ce fait, il devient urgent de changer les systèmes d'enseignements, afin de proposer aux étudiants des séries ordonnées d'efforts, d'exercices, d'entraînements... 

J'en profite pour signaler, par exemple, l'existence d'un livre d'enseignement exemplaire : le Calcul différentiel et intégral, de N. Piskounov (éditions Mir, Moscou, Russie). C'est un livre qui commence de façon élémentaire, qui est d'une clarté absolue, et qui comporte des exercices que n'importe qui peut faire : les premiers exercices sont très simples, puis, quand l'étudiant les a fait, on a des exercices à peine plus difficiles, et ainsi de suite. Bref, je recommande ce livre à tous, aux étudiants qui doivent savoir que, en sciences, le calcul différentiel et intégral est omniprésent, et aux collègues enseignants parce que nous pourrons discuter des systèmes pédagogiques que nous mettons en œuvre (on se souviens que je suis si iconoclaste que j'en viens même à questionner le "Le professeur est maître dans sa classe"). Jusqu'à présent, je faisais personnellement mes cours en y passant beaucoup de temps, essentiellement en cherchant à détailler les étapes des calculs, pour faciliter la compréhension des étudiants, mais je m'aperçois que cette méthode est sans doute mauvaise, et, conformément à l'analyse précédente, je vais réorganiser mes cours en une série d'exercices, d'entraînements, qui donneront lieu à autant d'évaluations ponctuelles. 

Finalement, les étudiants seront jugés sur le fait d'avoir ou non effectué tous les exercices proposés, tous ces entraînements. Idem pour les stages : je vais chercher à introduire de nouvelles manières d'encadrer les étudiants, où l'initiation à la pratique scientifique sera conçue comme une série orchestrée d'entraînements, d'exercices. Cela correspond plus ou moins à ce que je faisais déjà, mais il faudra que ce soit bien plus systématique, plus explicite. 

Comme toujours je compte sur mes amis pour me dire si l'analyse ci-dessus est erronée, car on se rappelle que je suis prêt à beaucoup... d'efforts, beaucoup d’entraînements, beaucoup d'exercices, beaucoup de travail, pour améliorer les méthodes que je mets en œuvre très explicitement, en vue d'aider mes jeunes amis (et moi-même) à grandir en science et en technologie.

dimanche 17 décembre 2023

J'ai (re)lu pour vous : Pierre Auger


 Dans les Dialogues avec moi-même (Albin Michel, Paris, 1987), le physicien Pierre Auger écrit : 

"En réalité, l'homme a transformé les milieux naturels en milieux artificiels depuis l'époque néolithique, celle où il a inventé l'élevage et l'agriculture, puis les villages et les villes. Et l'on ne peut pas incriminer la science au sujet de ces transformations qui l'on conduit à vivre une grande partie de son existence au sein de milieux artificiels. L'homme s'est si bien adapté à ces milieux artificiels qu'ils lui sont depuis apparus en quelque sorte comme naturels. Plus : les habitants des villes qui aiment à passer quelques jours à la campagne emportent avec eux bien des éléments de leur vie urbaine et finissent par les considérer comme naturels ! En tout cas, ils ne font guère de différence entre la nature "vierge" et celle qui est organisée par les hommes. En faisant un tour à bicyclette -pour ne pas parler de l'automobile !-, ils ne sont plus conscients de ce que la construction de leur vélocipède a exigé de connaissances réellement scientifiques, en mécanique, en chimie, en électricité, etc. C'est tant mieux, sans doute, car de telles réflexions ne pourraient que gâcher le plaisir de la promenade "dans la nature". Tout cela est peut-être plus frappant encore dans la vie urbaine. Ainsi finit-on par trouver tout à fait "naturel" d'obtenir de l'eau fraîche en tournant un robinet, et de la lumière en appuyant sur un bouton. Les enfants élevés dans un milieu profondément artificiel s'y trouvent aussi à l'aise que les primitifs au sein de la forêt ou de la savane. Ce n'est que beaucoup plus tard, et pour une proportion assez réduite de la population des pays "développés", que les hommes prennent conscience de la qualité artificielle de leur milieu, comme des efforts de pensée et de travail qui ont été nécessaires pour les réaliser de façon satisfaisante. Je me souviens d'avoir rencontré au cours de promenades dans la nature, c'est-à-dire dans des champs et prairies créés par l'homme, un paysan qui travaillait en musique, grâce à une petite radio de poche. Je lui ai demandé s'il savait comment il obtenait cette musique dans les champs ; il parut très surpris de ma question : "Mais c'est une radio, me dit-il, et ça marche sur piles en tournant le bouton pour l'écouter." C'était comme si j'avais demandé comment le cerisier fait pour avoir des cerises : il lui faut de l'eau, comme il faut mettre une pile dans la radio. La vie moderne devient une second nature." 

Oui, décidément : méfions-nous du mot "nature" !

samedi 16 décembre 2023

Entre spéculatif et opératif


J'hésite d'abord à utiliser ces deux mots, spéculatif et opératif, parce qu'ils sont largement utilisés dans des cercles philosophiques. 

En outre, les utiliser d'emblée risquerait de tourner au cliché. 

Partons donc de quelque chose de simple, de concret : la cuisine. Et, mieux encore, d'un mets populaire, à savoir un poulet rôti. 

Il est vrai que l'on peut discuter ce poulet rôti du point de vue de sa production. Il y a des gestes à effectuer pour l'obtenir : prendre un poulet, le tuer, le plumer, le vider, le rôtir. On effectue des opérations, et la description est donc opérative. Malgré nos cercles philosophiques, conservons le mot, puisqu'il s'impose dans notre langue. 

Cela dit, il y a aussi un "commentaire" du poulet rôti qui discuterait les conditions de sa production. Par exemple, on peut essayer de comprendre ce qui se passe quand on rôtit un poulet. Cette fois, il y a de l'analyse, laquelle peut déboucher sur de l'opératif, des modifications des recettes. 

Par exemple, si l'on analyse la question de savoir si l'ajout de matière grasse ou de jus sur les suprêmes en cours de cuisson fait ces derniers plus tendres, alors on peut arriver à des modifications de la "recette" : si l'ajout contribue à la tendreté, et dans l'hypothèse où cette dernière est souhaitable, alors on fera l'ajout ; sinon on ne le fera pas (pourquoi faire quelque chose d'inutile). 

Dans cette seconde démarche, est-on "spéculatif" ? En latin, la vitre et le miroir sont respectivement  specularia et  speculum. Le speculator est l'observateur. On ne participe pas à l'opération, mais on la considère. Est-ce le rôle de celui qui explore des mécanismes de phénomènes ? Est-il simplement un observateur ? Admettons-le temporairement : cela nous conduit à conserver le terme "spéculatif" pour désigner le second type de commentaires. 

 

Le sol sur lequel nous voulions avancer étant affermi, nous voyons que la cuisine peut être abordée d'un point de vue opératif, ou d'un point de vue spéculatif. Et il apparaît - c'est une donnée d'expérience, pas une donnée absolue, mais une donnée à valeur statistique - que nombre de nos "amis" (j'entends par "ami" ceux à qui nous parlons, puisque je propose de ne pas perdre de temps à parler à nos ennemis, conformément à la sentence alsacienne qui dit que, pour manger avec le diable, même une longue fourchette ne suffit pas) sont peu intéressés par les commentaires spéculatifs, ou, inversement, peu intéressés par les commentaires opératifs. 

Cela dit, leur intérêt initial importe peu : si la synthèse, la réunion des deux commentaires, se révélait plus "utile" que les points de vue séparés, n'aurions-nous pas intérêt à (1) chercher un moyen de réunir ces points de vue et (2) chercher à montrer à nos amis que cette synthèse est une voie vers laquelle ils gagneraient à aller ?

 Pour le (1), c'est ce que j'avais cherché à faire, il y a longtemps, avec mon livre "Révélations gastronomiques" (Belin, Paris, 1997)... mais depuis sa parution, et malgré les encouragements de quelques amis, je reste dans l'idée que la fusion n'a pas été comme on pourrait le souhaiter : le livre est difficile à utilise du point de vue opératif (même si, je le répète, certains amis l'ont largement utilisé), et la "spéculation" est un peu désincarnée, séparée, isolée ; elle apparaît comme gênante, dans la marche opérative. 

Une autre tentative remarquable est celle de Madame Saint Ange, avec sa Bonne Cuisine, publiée en 1925 aux éditions Larousse. C'est un livre étonnant, qui sépare bien les parties opératives et spéculatives... mais les sépare. 

 

La fusion n'est pas faite. Il faut donc nous lancer dans une entreprise nouvelle, où nous mettrons en œuvre une méthode nouvelle, conformément à celle que je réclamais déjà de mes voeux dans mon livre Les précisions culinaires (Quae/Belin, Paris, 2012). 

Raisonnons. D'abord, il y a un objectif que nous devons identifier clairement : le poulet rôti, par exemple.

 Cet objectif étant défini, on peut chercher les moyens de l'atteindre, en passant (pardon pour les termes militaires) par stratégie, d'abord, puis tactique ensuite. Puisque la cuisine, c'est du lien social, de l'art, de la technique, il faudra que les trois aspects soient discutés à chaque étape. 

Et, pour couronner la chose, pourquoi ne pas proposer une évaluation, laquelle sera la possibilité de progresser, selon la bonne idée du chimiste Michel Eugène Chevreul "Il faut tendre à la perfection avec efforts sans y prétendre" ?

 

 Essayons, avec une recette simple, de sablés.

 Objectif : produire de petits gâteaux sablés. 

Analyse de l'objectif : des gâteaux sont des préparations faites de farine, de sucre, au minimum, comme chacun sait. Cela dit, le sucre et la farine ne peuvent, une fois cuits, que faire une poudre, qui n'aura pas de liant. Pourquoi ne pas ajouter de l’œuf ? Ce serait mieux, mais la préparation resterait dure : avec un peu de matière grasse, cela ira bien mieux. Avec ces première analyse, on obtient un résultat qui a du sens, car le sucre est de l'énergie immédiatement disponible, la farine de l'énergie disponible durablement, l’œuf apporte des protéines qui nous constituent, et la matière grasse s'impose pour constituer notre organisme. Les sablés sont donc des friandises nutritionnellement intéressantes. Cela étant, les sablés doivent être sablés. Or l'eau apportée par l’œuf (un blanc d’œuf, c'est 90 pour cent d'eau et 10 pour cent de protéines ; un jaune, c'est 50 pour cent d'eau, 15 pour cent de protéines et 35 pour cent de lipides) risque de cimenter excessivement la farine, l'eau participant à la formation d'un réseau de protéines nommé "gluten". Pour conserver le caractère sablé, friable, il faut mettre la farine dans la matière grasse, frotter pour obtenir un sable, ajouter le sucre, qui captera l'eau au détriment du gluten, puis ajouter enfin l'oeuf, qui fera la "soudure" par capillarité, avant cuisson, et coagulation des protéines après cuisson. Nous avons donc la stratégie. La tactique ? Cela pourrait être le détail des proportions... et là, tout est possible ou presque. Avec des raffinements : par exemple, si l'on grille par avance la farine, ses protéines ne pourront plus faire le réseau de gluten, et le sablé sera friablissime, si l'on peut dire. Une pincée de sel, d'autre part, rehaussera le sucré, affaiblissant l'amer qui pourrait résulter du grillage. Le beurre ? A volonté. De la vanille ? Pourquoi pas. De la cannelle ? Pourquoi pas. 

Et ainsi de suite... pour arriver à une proposition : 200 grammes de beurre, 75 grammes de sucre glace, 1 gramme de sel, 1 oeuf entier, 250 grammes de farine. Ou plus opérativement : 

Commencer par griller sous le gril du four 250 grammes de farine jusqu'à ce qu'elle soit blonde.
La laisser ensuite refroidir.
Puis, dans une terrine, mettre 200 grammes de beurre.
Ajouter 75 grammes de sucre glace.
Et les 250 grammes de farine grillée refroidie.
Ajouter 1 gramme de sel.
Puis quand toute ces poudres ont été bien amalgamées au beurre, ajouter un œuf, et l'incorporer sans trop travailler.
Abaisser et cuire pendant une dizaine de minutes, de sorte que l’œuf coagule (la durée de cuisson dépend de l'épaisseur des sablés. 

A ce stade, la discussion n'a été presque que technique, à l'exception de l'observation nutritionnelle, mais on a manqué toute la partie artistique (par exemple, la pincée de cannelle), et toute la partie de lien social (par exemple, le découpage de la pâte en forme de coeur, avant la cuisson). Mais c'est sans doute quelque chose qui dépasse ma compétence... et je vous invite à contribuer à l'amélioration de nos sablés en mettant vos commentaires... qui contribueront à l'évaluation envisagée initialement !

vendredi 15 décembre 2023

Comment reconnaître un bon article et un mauvais article scientifique?

 La question est lancinante, car la "Loi du petit Wolfgang" s'applique sans cesse : admettons que, malgré l'examen par des rapporteurs, 90% des articles scientifiques sont médiocres. 

Bien sûr, une telle hypothèse est politiquement incorrecte, et nous sommes sans doute nous-mêmes (moi, en tout cas) médiocres à 90 pour cent, mais le fait est que l'on trouve des articles scientifiques que nous devons apprendre à ne pas citer, à ne pas utiliser, et que l'analyse des médiocrités des autres est une façon d'apprendre la notre. 

D'autre part, le nombre 90 est vraiment une façon de parler ; malgré ma volonté de tout quantifier, c'est une estimation qui n'a de valeur que provocatrice. Donc restons sur cette hypothèse. 

 

Soit donc un article scientifique. Nous voudrions savoir ce qu'il vaut.

 

Commençons par lire par le début. Il y a l'introduction... et déjà, elle peut nous dire beaucoup. Par exemple, la présence d'adjectifs et d'adverbes doit nous alerter : en science, il est de bonne pratique de répondre à la question "combien", et de résister à l'argument d'autorité. 

Par exemple, quand on lit que la question est "importante", il y a lieu de s'interroger (a fortiori quand on lit "très importante", ou "primordiale" ;-)). 

D'autre part, nos auteurs doivent citer leurs sources : normalement, chaque phrase devrait être assortie d'une référence.

 Puis vient la section des "Matériels et méthodes". Là, il s'agit de voir si tout est bien justifié. Quels matériels ont-ils été utilisés et pourquoi ? Les produits utilisés sont-ils appropriés aux méthodes retenues ? Et ces méthodes sont-elles suffisamment rigoureuses, notamment ? 

Vient la présentation des résultats : sont-ils correctement décrits ? Les auteurs ne confondent-ils pas les résultats et les interprétations ? 

A ce propos, je suis très opposé aux revues qui veulent réunir résultats et discussions. Je crois que cette façon d'économie du papier, bonne pour le siècle dernier, devrait vraiment être abandonnée ! 

Du coup, il y a toutes les fautes élémentaires des étudiants qui n'ont pas encore appris. Par exemple, des points expérimentaux sans incertitudes, des points expérimentaux reliés par une courbe qui ne correspond à aucun modèle théorique... 

Mais je m'aperçois, ici, que c'est un cours de rédaction des publications scientifiques qui s'imposerait : reconnaître un bonne publication, ou en produire une, n'est-ce pas très parallèle ? Il est temps que notre collectivité s'y mettre, indépendamment de ces services payants que des éditeurs scientifiques proposent, à force publicité. A nous de faire, j'attends vos propositions, en vue de proposer, dans un futur pas trop éloigné, un guide bien fait pour nos jeunes amis... et pour nous-mêmes !


jeudi 14 décembre 2023

Enseigner (suite)


Comment enseigner bien ? Je ne vais certainement pas répondre à une question si difficile, car ce serait d'une prétention inouïe. En revanche, je continue mes soliloques et je m'interroge afin de partager mes interrogations avec des collègues qui, certainement plus intelligents que moi, sauront me remettre sur le bon chemin si je divague. 

Dans un billet précédent je suis arrivé à la conclusion que, au moins au niveau de la fin de mastère, en fin d'université donc, les étudiants devaient être capables de lire les articles de recherche récents. Dans cette hypothèse essayons d'affiner un peu. 

La première question est la suivante : des articles de recherche récents, mais lesquels ? Dans la masse des publications il y en a de bonnes et il y en a de mauvaises. Malgré tous les dispositifs d'évaluation avant publication, il y a tant de revue que les articles, même mauvais, finissent par être publiés. On n'y peut rien, et ce serait une naïveté de croire qu'on arrivera à résoudre ce problème. 

L'enseignant aurait-il alors pour mission de proposer aux étudiants de se consacrer aux bons articles? Pourquoi pas, aussi, de devenir capables de dépister les mauvais, puisque de toute façon, ils seront un jour en position de devoir sélectionner eux-mêmes les bonnes publications ? Des articles -bon ou mauvais, donc- étant sélectionnés, il faudra ensuite que les étudiants les lisent, mais évidemment l'enseignant a pour mission de les aider dans cette tâche qu'ils doivent apprendre. Il y a donc la première question qui est de sélectionner des articles, selon des critères qui doivent être explicites, puis il faudra guider les étudiants pour lire. 

Lire un article scientifique est une tache qui s'apprend. Il ne s'agit pas seulement de lire, au sens de parcourir nonchalamment les mots du regard. Il faut certainement comprendre ce qui est écrit, et il faut aussi savoir mettre en perspective, savoir retenir ce qui est important, par exemple... Il y a donc là une procédure qui s'apprend et, donc, qui s'enseigne. 

Une fois cette tâche effectuée, que fera-t-on de cette information ? Il faut sans doute la structurer parce qu'une information non structurée ne se retient pas, et que, à la limite l'information est dans l'article. Mais une idée dans un tiroir n'est pas une idée, et nous avons la nécessité de sortir les idées du tiroir pour les mettre en oeuvre. Là encore, cette tâche particulière qui s'apprend et, donc, s'enseigne. Je m'arrête là en concluant que le bon enseignant a beaucoup de travail même s'il se limite à vouloir que les étudiants deviennent capables de lire des articles scientifiques.

mercredi 13 décembre 2023

Les questions étincelles

Pourquoi l'estomac ne se digère-t-il pas lui-même ? Voilà le prototype de ce que je nomme des "questions étincelles", ces cadeaux que l'on fait à nos amis, et qui ont pour but que nos amis aient des pensées pour nous, que se crée une communauté immatérielle de la pensée, du soin d'autrui... 

Evidemment, cette idée a des rapports avec le concept des "belles personnes", que j'avais développé naguère : ces personnes qui poussent l'amitié qu'elles vous portent en vous surprenant, chaque rencontre, par de nouvelles idées qu'elles vous soumettent. Elle a sa part de naïveté qui lui fait échapper à la rouerie de trop de personnes que l'on prétend intelligentes, mais qui, tels les rhéteurs dénoncés par Platon, sont des esprits faux, méchants, malhonnêtes, en un mot. 

Mais on se souvient que je propose de garder en tête que "le summum de l'intelligence, c'est la bonté et la droiture". Revenons aux questions étincelles. Je les oppose aux questions étouffoirs, ces questions dont la réponse est factuelle, à ras de terre, cette victoire des géants contre les dieux de la mythologie alémanique, cette poussière du monde de Shitao. 

J'insiste : les questions étouffoirs sont des transmissions d'information sans plus de valeur que les bits qui les codent. Quelle heure est-il ? Comment ça va ? Vous avez vu ce film ? Vous avez lu ce livre ? Des conventions, qui révèlent, en creux, que nos interlocuteurs n'ont pas d'égard pour nous, en un mot qu'ils ne nous aiment pas. 

Sortons de la fange, redressons-nous, et repartons dans le clair azur de notre monde de questions étincelles. Ce sont les questions qui nous font penser, les questions qui nous poussent à entreprendre, à explorer, à travailler... 

C'est ainsi que je vois, idéalement, une thèse de sciences de la nature : le directeur de thèse pose une question, des questions, et le doctorant fait son chemin, en quête de réponses... ou pas. Disons seulement "en quête", et cela suffira. 

Les questions étincelles : des cadeaux que l'on nous a fait, des échos de ce "Enseigner, ce n'est pas emplir des cruches, mais allumer un brasier". Elles sont, je crois, la base d'un bon enseignement : celui qui n'occupe pas inutilement les emplois du temps, celui qui fait confiance aux étudiants, qui iront sur un chemin balisé, mais qui marcheront d'eux-mêmes, sans qu'on les tire vers l'abattoir. On le voit, je ne mégote pas avec les métaphores, pour discuter cette question des questions étincelles, mais c'est que je veux y mettre de la vie, du... feu !

mardi 12 décembre 2023

Comment analyser des réactions chimiques dans un milieu complexe ?

 Les milieux complexes sont... complexes, et l'on est souvent perdu, face à l 'analyse de leurs transformations. Tout semble se modifier à la fois, et comme ces milieux contiennent une foule de composés, il semble que l'on doive abandonner tout espoir de comprendre les réactions qui ont lieu dans ces milieux.

 

Je crois, au contraire, que la saine application d'une saine méthode permet de s'en tirer facilement. 

 

Ma proposition est essentiellement de reconnaître l'existence d'ordres de grandeur de composition.
En effet, ces milieux peuvent, tout d'abord, être caractérisés, par exemple pour la composition moléculaire, de la façon suivante : entre 100 pour cent et 10 pour cent, c'est le premier ordre de quantité ; entre 10 pour cent et 1 pour cent, c'est le deuxième ordre ; entre 1 pour cent et 0,1 pour cent, c'est le troisième ordre ; et ainsi de suite.
Par exemple, pour le vin, qui est un liquide complexe, on considère d'abord le fait qu'il soit essentiellement de l'eau (premier ordre), puis de l'éthanol au deuxième ordre, puis différents acides, tels l'acide tartrique, l'acide succinique, etc. au troisième ordre ; et ainsi de suite.

 

 Cette organisation étant produite, je propose maintenant de considérer que si un composé présent au premier ordre varie notablement (et il faut considérer des ordres de grandeurs de variations), alors cette modification ne pourra être due qu'à des réactions du composé initial avec des composés d'un ordre égal ou supérieur au sien.
Par exemple une modification importante d'un composé présent au premier ordre ne sera jamais due à la réaction du composé avec un autre composé présent au troisième ordre. Si ces deux composé réagissent, la variation du composé présent au premier ordre ne pourrait être que du troisième ordre. En revanche, le composé au troisième ordre, lui, pourrait réagir notablement avec des composés au premier ou au deuxième ordre. 

En conséquence, je propose donc d'examiner d'abord les réactions des composés au premier ordre, qui ne pourront réagir notablement qu'avec les composés au premier ordre (et par réaction, j'entends éventuellement des dissociations de ces composés) ; puis, la variation de chaque composé au premier ordre étant expliquée, il y aura des variations résiduelles, et l'on pourra passer à l'analyse au deuxième ordre.
C'est ensuite, quand on aura analysé au deuxième ordre, que l'on pourra passer au troisième ordre. 

On le voit, la complexité se réduit beaucoup si l'on analyse de façon systématique (par ordres de grandeur successif), en partant du plus important pour aller vers le plus détaillé. je crois que c'est un principe général. 

Évidemment, je vois déjà des objections, et je m'empresse de signaler que ce sont des objections... au deuxième ordre ;-)). Par exemple, on peut imaginer qu'un composé présent en petite quantité puisse produire un effet considérable par une action catalytique. Ce fut d'ailleurs un progrès essentiel de la chimie que de reconnaître l'existence de ce phénomène de catalyse. Toutefois la catalyse est un cas particulier de réaction, une sorte de réaction au deuxième ordre. Le pire n'est jamais sûr ! J'ai également évoqué la dissociation, et l'on pourrait imaginer qu'un composé se fragmente en mille petits morceaux. On peut l'imaginer, mais il y a quand même des probabilités à respecter. Si la probabilité d'un tel événement est du même ordre de grandeur que la probabilité qu'une météorite me tombe sur la tête, alors considérons plus raisonnablement que l'événement n'aura pas lieu. 

D'autant que je vous invite à faire l'expérience suivante : au tiers et au deux tiers de la longueur d'une feuille de papier, faites une fente qui coupe la feuille par le travers, mais en laissant un tout petit pont de papier, de sorte que la feuille soit presque divisée en trois morceaux, mais que ces morceaux restent attachés. On peut parier une caisse de champagne que si l'on tire sur les deux morceaux des extrémités, alors on ne fera jamais que deux morceaux. Pour la même raison, un bâton posé verticalement tombera, même s'il est parfaitement droit : l'équilibre est instable, même si c'est un équilibre (théorique). 

Pour les mêmes raisons, une molécule d'un mélange complexe ne se dissociera jamais qu'en deux fragments, en se cassant à la liaison la plus faible. Bien sûr, chacun des fragments pourra ensuite se diviser encore, mais la probabilité qu'ils se divisent tous les deux au même moment est très faible, de sorte que l'on aurait ensuite trois morceaux, puis cinq, et ainsi de suite. Finalement, on pourra effectivement obtenir mille morceaux, mais une analyse pas à pas fait cette analyse toute simple. 

 

Finalement, je répète mon acte de foi : le monde est simple, à condition d'avoir une saine méthode que l'on utilise sainement. Oui, le diable est caché derrière chaque détail expérimental, en science, mais notre intelligence doit nous permettre de le vaincre, pas à pas. Et c'est ainsi que la physico-chimie est une science merveilleuse, n'est-ce pas ?