Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
jeudi 3 février 2022
The difference between a technician and a technologist
Apprendre à cuisiner
Je viens de comprendre qu'il y a lieu de mieux apprendre la cuisine que comme on le faisait par le passé, et cela tient dans cette phrase : la cuisine, c'est la de technique, de l'art, de l'amour.
Je sais bien que le titre du livre que j'ai publié précédemment, c'est l'inverse : la cuisine c'est de l'amour, de l'art, de la technique. Mais quand même, on ne pourra rien exprimer artistiquement si l'on n'a pas la technique nécessaire pour le faire.
J'ai l'habitude de comparer la cuisine à la peinture, à la musique ou à la littérature : un peintre qui ne saurait pas éviter à la peinture de couler ne pourrait pas réaliser une toile ; un musicien qui ne saurait pas poser correctement les doigts sur le piano ne pourrait pas jouer une musique ; un écrivain qui ignorerait l'orthographe, la grammaire, la rhétorique ne pourrait pas produire une œuvre littéraire.
En cuisine, il en va de même et je crois que nous devrions séparer les différentes composantes quand nous découvrons une recette.
Par exemple, imaginons que vous nous voulions faire des pâtes aux couteaux.
Bien sûr, il peut y avoir un protocole que l'on suivrait machinalement, mais c'est quand même mieux de bien comprendre que les couteaux restent tendres quand ils sont cuits 5 minutes seulement dans un four, auquel cas ils s'ouvrent spontanément. Pour les pâtes, il y a lieu de comprendre qu'il suffit d'une dizaine de minutes de cuisson dans une grande quantité d'eau salée pour qu'elles restent al dente.
Là, on a un bon début. Mais on n'a pas réglé la question du goût, et cette question du goût nous imposera peut-être d'utiliser des oignons et de l'ail. Pour avoir un bon goût avec ces produits, on pourra par exemple considérer des questions techniques, à savoir que les oignons prennent une odeur envoûtante quand on les cuit, ou que le sel peut contribuer à changer leur couleur. Du point de vue technique, il faut de la matière grasse soit doucement chauffée. Si on veut un goût plus puissant, alors on pousse le feu et l'on obtient une couleur plus soutenu. Pour l'ail, il y a lieu de savoir que l'ail cru donne un goût bien différent de l'ail grillé, que l'on peut obtenir des pétales grillés en chauffant des lamelles d'air dans de l'huile jusqu'à ce qu'elles brunissent.
Mais le choix de la pratique est "artistique" : il faut avoir son idée du "bon".
Choisir de l'ail cru ou de l'ail grillé ? Un choix artistique. Apporter de la douceur ? Un choix artistique. L'apporter par l'oignon plutôt que par la tomate, ou bien l'inverse ? Un choix artistique.
Et là, il faudra de l'inventivité, car des pâtes à l'eau, c'est triste : le goût se construit, et il est naïf de croire qu'il est donné par un ou deux ingrédients. Pensons à des pistaches, des raisins secs gonflés, des anchois, etc.
L'accumulation des ingrédients, toutefois, ne doit pas faire perdre la ligne artistique... qui doit donc être créée antérieurement. S'impose une volonté qui guide l'ensemble de nos choix.
Pour la musique, au lieu de mettre des notes au hasard, il faut donner une organisation musicale. Pour la cuisine il en va de même : au lieu de mettre des goûts au hasard, il faut faire plus que se contenter de penser en termes de contraste, et il faut une raison pour employer un ingrédient plutôt qu'un autre.
On n'oubliera pas, enfin, que j'ai parlé d'amour, de lien social : tout ce que nous préparons devrait être composé en vue du bonheur de nos amis.
Par exemple, faut-il mélanger tous les ingrédients ou, au contraire, les répartir de façon visible, afin qu'il constatent que nous avons fait quelque chose pour eux ? Ma réponse est surtout de ne pas choisir entre les deux options mais, au contraire, de les employer toutes les deux.
Par exemple, si l'on choisit de disperser les oignons brunis dans les pâtes, alors pourquoi ne pas aussi en faire un petit tas visible par-dessus, ou sur les bords ?
Par exemple, il n'est pas certain qu'il faille disperser les couteaux pour faire une masse indistincte, mais on pourra peut-être soit les aligner avec des spaghettis, soit les placer au-dessus des pâtes pour qu'ils soient bien visibles, et ainsi de suite.
L'organisation du plat est essentielle parce qu'elle dit beaucoup. Mon ami Pierre Gagnaire, par exemple, met souvent un chapeau par-dessus ses plats, quelque chose qui cache ce qu'il y a dessous, qui prépare une surprise. C'est plus délicat, évidemment, que de montrer directement ce dont qu'il s'agit... mais je suis bien sûr que même Pierre ne proposerait pas de systématiser cette solution car précisément la variété s'impose aussi.
L'art ne se réduit pas à les principes mécaniques.
Mais pour en revenir et conclure sur l'enseignement, j'observe que c'est bon de bien séparer les composantes de la cuisine, quand on apprend à la faire !
La crêpe ? C'est très simple... et très compliqué
La crêpe ? C'est très simple... et très compliqué
Je m'aperçois que je n'ai peut-être pas bien décrit la formation des crêpes.
Le mécanisme essentiel est le gonflement des grains d'amidons chauffés dans de l'eau, l'interprénétration de grains voisins, puis un peu d'évaporation d'eau.
Oui, à la base, il y a donc des grains d'amidon, qui viennent de la farine ou de la fécule.
Et cette farine peut être de blé, de sarrasin, de riz... On peut utiliser une farine ou une fécule (de maïs, de pomme de terre)...
Ces grains d'amidon, chauffés dans l'eau, gonflent considérablement au point de s'interpénétrer.
Ce qui produit une couche continue, gonflée, qui, en séchant un peu, formera la crêpe.
Mais je n'ai pas expliqué le mécanisme de ce gonflement qui a pour nom "empesage de l'amidon".
A cette fin, il est bon de savoir que les grains d'amidon sont organisés en couches concentriques, comme les cernes d'un tronc d'arbre.
Ces cernes, ces couches concentriques, sont composés de deux sortes de molécules :
- des molécules d'amylopectine : ramifiées, comme des arbres
- des molécules d'amylose : linéaires, comme des fils.
Dans les deux cas, ces molécules sont faites de maillons enchaînés qui sont essentiellement ce que l'on nomme des "résidus de glucose", c'est-à-dire des molécule de glucose qui ont perdu quelques atomes en réagissant, lorsqu'elles se sont enchaînées.
Ces arbres et ces fils sont imbriqués dans les couches concentriques des grains amidon, mais quand on chauffe les grains d'amidon dans l'eau, alors les "fils" peuvent migrer vers la solution, tandis que les arbres restent en place et que les molécules d'eau s'introduisent dans les grains, entre les "arbres".
De la sorte, comme de l'eau rentre et que la structure des grains est défaite par la perte des "fils", les grains d'amidon gonflent.
Évidemment, ce n'est pas du tout ou rien : il y a des molécules d'amylose qui restent dans la structure concentrique, il y a des arbres qui en partent, mais ce que j'ai décrit est un mouvement général.
Quand des grains voisins gonflent jusqu'à se rencontrer, alors les arbres s'interpénètrent, s'enchevêtrent, et cela forme une couche qui devient continue avec essentiellement les arbres et de l'eau.
Puis, quand l'eau s'évapore, alors il reste une couche continue avec moins d'eau, plus forte, plus solide, et c'est cela, une crêpe.
mercredi 2 février 2022
No, cooking is not science !
I had to answer to a confuse message that I got by email :
Mon avis sur la crêpe ?
La Chandeleur approchant, les journaux publient à propos de crêpes... et je reçois cette question :
@Herve_This ,votre avis sur la crêpe sans œuf et sans lait ?
Elle fait suite à :
"Chandeleur: nos astuces pour des crêpes sans oeufs, sans lait et sans gluten"
J'ai essayé. Y a pas à dire c'est meilleur Visage avec main sur la bouche twitter.com/lesoir/status/…
Commençons par le commencement : "Meilleur" : NON ! Car le "meilleur", c'est ce que JE (pas moi H.This, mais vous, chacun) préfère, hic et nunc.
Donc une telle déclaration est au mieux idiosyncratique.
Et moi, je trouve enfantin de "préférer" : je veux surtout de la variété, à savoir certaines crêpes avec oeuf, d'autres sans oeuf, avec du lait, sans lait, avec de la bière, sans bière, et ainsi de suite... en tenant compte de la garniture, des circonstances de la consommation, etc.
Bref, soyons inventifs... en conservant bien dans l'idée que la cuisine, notamment la cuisine des crêtes, c'est de l'amour, de l'art, de la technique.
1. Pour qui fais-je des crêpes ? Comment vais-je les servir ? Quel "goût" mes amis, ma famille aiment-ils ? C'est la question du "lien social", disons de l'amour. Essentielle, donc !
2. De l'art : là, il faut se souvenir que le bon, c'est le beau à manger. Et il y a mille crêpes différentes, parce qu'il y a mille farines différentes, de froment, de sarrasin, de riz, et ainsi de suite. Il y a mille épaisseurs, mille cuissons, mille garnitures... Certes, il y a de la crêpe artisanale, qui parle au ventre, mais il y a aussi de la crêpe artistique, qui parle à l'esprit !
3. De la technique : en gros, tout marche, même s'il y a des subtilités. Mais le lait, c'est principalement de l'eau, des protéines et de la matière grasse. L'oeuf, c'est de l'eau et des protéines. Et les grains d'amidon s'empèsent et se soudent quand ils sont chauffés dans l'eau. D'ailleurs, on dit que la crêpe serait une bouillie qui aurait séché. Après, on brode.
jeudi 27 janvier 2022
Séance hebdomadaire de l'Académie d'agriculture de France, du 30 mars 2022
L’étiquetage simplifié des scores nutritionnels et environnementaux : objectifs, mise en œuvre et impacts
Les multiples caractéristiques des aliments (hédoniques, sanitaires, nutritionnelles, économiques, environnementales…) génèrent une offre et une demande d’informations en croissance continue. Aujourd’hui, les informations disponibles vont bien au-delà des mentions prévues par les règles d’étiquetage des denrées alimentaires, et incluent des allégations de tous ordres, de nombreux signes de qualité, des mentions d’origine, de types de production… Au moment de comparer les produits et de choisir, le décryptage des labels et des autres informations figurant sur les emballages peut générer des efforts et des temps de traitement excessifs pour de nombreux consommateurs et créer de la confusion et des difficultés dans leur choix d’achats.
Clarifier et synthétiser l’information pour simplifier les comparaisons peut donc procurer un bénéfice immédiat aux consommateurs. C’est aussi un moyen pour que l’information puisse jouer son rôle à plus long terme en facilitant des choix alimentaires favorables à la santé et à l’environnement. La mise au point de scores synthétiques permettant de comparer rapidement les produits est une réponse à cet impératif. Les enjeux sont bien identifiés par les acteurs publics et privés, qui ont compris qu’il s’agissait d’un levier puissant pour agir sur la consommation et pour faire évoluer l’offre alimentaire vers des produits industriels éco-conçus et de composition nutritionnelle améliorée.
De nombreux systèmes de profilage et de notation se sont développés, en France et dans beaucoup d’autres pays, pour répondre à ces enjeux. Les scores calculés grâce à ces systèmes peuvent servir de base à un affichage simplifié sur la face avant de l’emballage des produits, le plus souvent au moyen de logos classants. Des difficultés conceptuelles et des enjeux de tous ordres apparaissent tout au long du processus de construction de ces systèmes de notation et de leur mise en œuvre. En France, le nombre très important de recherches et d’études qui ont préparé et accompagné le déploiement du Nutri-Score illustre l’ampleur de la tâche. En témoigne également le lobbying intense provoqué par la perspective de l’adoption par la Commission européenne, avant la fin de 2022, d’une recommandation d’harmonisation de l’étiquetage nutritionnel obligatoire sur la face avant des emballages alimentaires.
La création d’un score permettant de comparer les impacts environnementaux des produits alimentaires, prévue par la loi "Climat et résilience", pose des problèmes du même ordre. La multiplication des initiatives (Éco-Score, Planet-Score…) et des annonces, qui ont précédé et accompagné la phase d’expérimentation, laisse présager un débat animé jusqu’à l’adoption d’une recommandation pour un système d’affichage que la loi prévoit de rendre obligatoire.
Enfin, des questions restent ouvertes sur les effets non intentionnels de ces "logos classants", ainsi que sur leurs interactions lorsqu’ils vont se généraliser et figurer conjointement sur les emballages. Il serait paradoxal que le développement d’un affichage simplifié, au moyen de logos et de scores, provoque une résurgence de l’embarras du choix qu’il était censé éviter. La diffusion des applications, utilisées par un consommateur sur cinq et présentes sur toutes les plateformes d’achats en ligne, peut réduire cet embarras en permettant à chacun de privilégier ses propres critères. Mais, dans ce cas, la capacité du système d’information à favoriser les choix favorables à la santé et à l’environnement n’est pas forcément garantie.
La séance du 30 mars prochain se propose de discuter ces différentes questions, et en particulier :
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les objectifs et l’histoire des scores nutritionnels et environnementaux,
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le principe de leur action, replacé dans le cadre des outils visant à influencer le comportement des consommateurs,
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les problèmes techniques soulevés par la construction de ces scores et les enjeux pour différents acteurs du système alimentaire,
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les effets de la mise en œuvre de ces scores sur les choix des consommateurs et sur les stratégies des producteurs et des distributeurs.
Programme de la séance
(Tous les intervenants ont donné leur accord. Les titres sont indicatifs- en bleu, titres validés)
Introduction : Historique des démarches (nutrition/environnement) et perspective internationale (15 minutes)
Véronique BRAESCO (section 8)
1. Pourquoi des scores et des logos ? Le nudge (20 minutes)
Patricia Gurviez (AgroParisTech)
Présentation des principes et méthodes du nudge, en s’appuyant sur l’exemple des logos simplifiés et coloriels nutritionnels et environnementaux :
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Comment amener les consommateurs à modifier leur comportement ?
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Aspects sociologiques (les « rebelles au nudge »), questions d’éthique…
2. L'affichage environnemental des produits alimentaires : bases scientifiques et choix politiques (25 minutes)
Louis-Georges Soler (INRAE)
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Les bases techniques : métrique du score unique, critères et notation, catégories ou transversal, unité fonctionnelle (portion, poids, service, etc.),…
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Les données nécessaires : collecte, mise à jour, qualité, variabilité …
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Les jeux d’acteurs dans ces constructions
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Le rôle des applications de choix dédiées aux consommateurs
3. Les logos nutritionnels atteignent-ils leur objectif de changement de comportement et de qualité de l’offre produits ? Le cas du NutriScore
Intervention à plusieurs voix (3 x 10 minutes)
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Ghislaine Narayanane (OQALI, INRAE)
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Cécile Rauzy (Nestlé France)
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Lionel Desencé, (Carrefour)
Conclusion (15 minutes)
Chantal Gascuel (INRAE, section 7)
mardi 25 janvier 2022
Un phénomène ?
Les sciences de la nature cherchent les mécanismes des phénomènes... mais qu'est-ce qu'un phénomène ?
On sait bien que les philosophes ont déjà amplement discuté la question, mais voici en tout cas ce que donne le Trésor de la langue française informatisé :
CNRTL
PHÉNOMÈNE, subst. masc.
I.
A.- PHILOS. et lang. des sc.
1. Au sens large. Ce qui apparaît, ce qui se manifeste aux sens ou à la conscience, tant dans l'ordre physique que dans l'ordre psychique, et qui peut devenir l'objet d'un savoir. Nous donnerons (...) le nom de phénomène à l'apparence vraie, c'est-à-dire à celle qui a toute la réalité externe que nous lui attribuons naturellement (Cournot, Fond. connaiss., 1851, p.7). Un fait est en quelque sorte un phénomène arrêté, précis, déterminé, ayant des contours que l'on peut saisir et dessiner: il implique une sorte de fixité et de stabilité relatives. Le phénomène, c'est le fait en mouvement, c'est le passage d'un fait à un autre, c'est le fait qui se transforme d'instant en instant (P. Janet, La Crise philos., Paris, Germer-Baillière, 1865, p.56).V. accident ex. 1 et irréfléchi ex. 2:
1. Les êtres et les choses, et les différentes combinaisons, qui, désignées sous le nom de phénomènes, faits, événements, s'établissent entre eux dans le temps, forment ensemble comme une étoffe que la main régulièrement tire de son rouleau. Claudel, Art poét., 1907, p.132.
2. Ce que l'on observe ou constate par l'expérience et qui est susceptible de se répéter ou d'être reproduit et d'acquérir une valeur objective, universelle. Synon. fait (scientifique).[Newton] apprit aux hommes à n'admettre, dans la physique, que des théories précises et calculées, qui rendissent raison non seulement de l'existence d'un phénomène, mais de sa quantité, de son étendue (Condorcet, Esq. tabl. hist., 1794, p.176). Plus le phénomène est précisé scientifiquement, et plus il est un produit d'abstraction, et plus il s'écarte de l'idée primitive d'une donnée sensible, d'une idée imposée à l'esprit par la perception passive et contrainte, sans qu'hypothèses et raisonnements ne lui aient composé la majeure partie de sa signification (L. Weber,Vers le positivisme abs. par l'idéalisme, 1903, p.220). Essaie de concevoir un monde étrange où l'approche, la prévision du phénomène, a tous les effets du phénomène: -où les hasards redeviennent comme mûs désormais dans une loi: où l'improbable devient, par une conséquence de sa production une seule fois, le probable (Valéry,Tel quel II, 1943, p.279).V. affirmer ex. 23, arbitrairement ex. 1, cause2ex. 16, condition ex. 11, conscience ex. 12, inscrutable ex.:
2. Nous ne voulons pas tirer la morale de la science, mais faire la science de la morale, ce qui est bien différent. Les faits moraux sont des phénomènes comme les autres; ils consistent en des règles d'action qui se reconnaissent à certains caractères distinctifs; il doit donc être possible de les observer, de les décrire, de les classer et de chercher les lois qui les expliquent. Durkheim, Divis. trav., 1893, p.XXXV.
SYNT. a) α) Analyser, comprendre, élucider, étudier, examiner, illustrer, interpréter, isoler, mesurer, noter, prévoir, rencontrer, souligner un phénomène; mettre en évidence, en lumière un phénomène; être en face d'un phénomène; rendre compte d'un phénomène. β) Déclencher, obtenir un phénomène; influencer, accélérer, limiter, endiguer, enrayer un phénomène; devenir/ être le siège d'un/de phénomène(s); engendrer un phénomène. b) Un phénomène se déclare, se produit, s'opère, se déroule, s'accomplit; un phénomène s'accentue, s'accroît, s'aggrave, s'amplifie, décline, cesse, disparaît; un phénomène évolue, varie, continue, persiste, se répète, se généralise, se propage. c) Authenticité, intensité d'un phénomène; antécédents, aspects, causes, circonstances, clé, conséquences, incidences, phases, résultat d'un phénomène. d) Au plur. Comparaison, détermination, maîtrise des phénomènes; connexion, enchaînement, liaison, mécanisme, série, succession des phénomènes; catégorie, classe, groupe, ordre de phénomènes; cycle de phénomènes.
- [Suivi d'un adj. déterminatif indiquant]
♦ [le caractère, la qualité du phénomène] Phénomène simple, complexe; phénomène caché, étrange, mystérieux, occulte; phénomène perturbateur; phénomène aberrant, accessoire, accidentel, marginal, universel; phénomène spontané/provoqué, réversible, stable; phénomène rapide, régulier, violent; phénomène constant, cyclique, éphémère, fréquent, saisonnier, sporadique, temporaire, transitoire; phénomène général, local. Depuis les analyses de Durkheim, le crime est reconnu comme un phénomène normal, c'est-à-dire que la criminalité n'est pas un fait accidentel et ne procède pas de causes fortuites (Traité sociol., 1968, p.213):
3. Les forces intérieures de la terre se traduisent ou bien par des phénomènes très lents, très peu sensibles, mais de très longue durée: exhaussements, affaissements, plissements; ou bien par des phénomènes brusques: tremblements de terre, éruptions volcaniques. Brunhes,Géogr. hum., 1942, p.3.
♦ [sa nature] Souvent au plur. Assimiler un phénomène humain à un phénomène naturel, c'est trahir son sens (Philos., Relig., 1957, p.38-5).
Dans le domaine des sc. de la nature. Phénomène acoustique, optique, tactile; phénomène atmosphérique, climatique, cyclonique, glaciaire, marin; phénomène gazeux, karstique*, lumineux, mécanique, nucléaire, ondulatoire, radioactif, thermique, vibratoire. La lumière, d'après Maxwell, est un phénomène électromagnétique périodique (H. Poincaré, Hyp. cosmogon., 1911, p.239). En huit familles les minéralogistes ont classé des dizaines de types de roches éruptives. Il ne faudrait pas croire que ces roches ne jaillissent des profondeurs que par des phénomènes volcaniques (Combaluzier, Introd. géol., 1961, p.70).
Dans le domaine des sc. de l'homme. Phénomène moral, politique; phénomènes inconscients, métapsychiques, paranormaux, télépathiques; phénomènes électoraux, financiers, monétaires. Les phénomènes sociaux de tout ordre -religieux, juridiques, économiques, et autres -ne nous sont fournis que par des témoignages oraux ou écrits (Lévy-Bruhl,Mor. et sc. moeurs, 1903, p.117).La psychologie expérimentale s'attache à appliquer les méthodes de mesure à l'examen des phénomènes mentaux, sensoriels et psychomoteurs (Villemer,Organ. industr., 1947, p.123).L'étude de la structure socio-professionnelle (...) donne les éléments essentiels de la comparaison avec les phénomènes électoraux qui constitue l'essentiel de toute étude du comportement électoral (Traité sociol., 1968, p.55).
♦ [la discipline sc. dont il relève] Phénomène astronomique, géologique, géochimique, géographique, hydrologique, météorologique; phénomène physiologique; phénomène linguistique, psychologique, sociologique. Jamais (...) un phénomène historique ne s'explique pleinement en dehors de l'étude de son moment (M. Bloch,Apol. pour hist., 1944, p.8):
4. Des phénomènes physiques ou chimiques aux phénomènes biologiques il n'y a point de transition de théorie; il n'y a que des rapports de fait, et tels qu'il en existe entre toutes les catégories possibles. Renouvier,Essais crit. gén., 3eessai, 1864, p.90.
- [Suivi d'un compl. prép. de indiquant]
♦ [la nature d'un processus, d'un ensemble de phénomènes, de manifestations]
Dans le domaine des sc. phys.Phénomène d'attraction, de capillarité, de diffraction, de gravitation, d'interférence, d'osmose, de propagation, de réfraction, de résonance; phénomène de combustion, de décomposition, de putréfaction. Les phénomènes lents et réguliers de sédimentation, seuls apparents, sont conditionnés par d'invisibles forces éruptives (Bergson,Deux sources, 1932, p.232).Le phénomène de fission comporte (...) deux caractéristiques principales: la libération d'énergie et la formation de produits radioactifs (Goldschmidt,Avent. atom., 1962, p.23).V. exosmose ex. de Gide.
Dans le domaine de la méd.Phénomène d'accoutumance, de dégénérescence; phénomène de rejet. Leur excès [d'hormones génitales] en cas de tumeur surrénale est responsable des phénomènes de masculinisation ou d'hirsutisme chez la femme (Quillet Méd.1965, p.495).
Dans le domaine des sc. hum.Phénomène d'(auto)suggestion, de clairvoyance, de télépathie. Les (..) phénomènes de voyance et de prémonition dans lesquels Bergson trouvait la justification de sa thèse sur les rapports de l'esprit et de la matière (Amadou,Parapsychol., 1954, p.35).Dans le domaine des sc. soc. et écon.Phénomène de croissance, d'échange, d'équilibre, d'inflation, de production, de récession, de régression, de relance, de tension; phénomène de colonisation, de migration, de socialisation, d'urbanisation. P. Vidal de La Blache a insisté (...) sur l'importance des faits de population. Mais ces phénomènes de peuplement, comment se révèlent-ils à nous, comment sont-ils même atteints et pour ainsi dire mesurés par les recensements, sinon par l'intermédiaire de l'habitation? (Brunhes,Géogr. hum., 1942, p.40).V. courant adj. ex. 2.
♦ [la réalité ou la loi sc. dont le phénomène est la manifestation, la vérification expérimentale] Phénomène de la pesanteur, de la dissociation de la matière, de la division de la lumière. L'expérience donne le phénomène de la chute des corps, mais l'attraction est une fiction de l'esprit (Cl. Bernard, Princ. méd. exp., 1878, p.196).V. luminifère A ex. de Bergson.
♦ [l'effet, le résultat d'un phénomène observé ou provoqué] On pourrait sans doute reproduire avec les rayons hertziens le phénomène des fontaines lumineuses (H. Poincaré,Théorie Maxwell, 1899, p.80).Phénomène de la ligne blanche. Si l'on trace avec un stylet mousse une ligne sur la peau d'une partie du corps dépourvue de poils, en exerçant une pression légère, la pointe du stylet laisse une ligne blanche. C'est le résultat d'une constriction des capillaires (Méd. Biol.t.31972):
5. C'est à des fibres musculaires que la peau doit la faculté de se contracter vivement sous l'action du froid ou sous l'influence d'impressions nerveuses. Cette contraction des muscles provoque le phénomène de la chair de poule. Quillet Méd.1965, p.297.
♦ [le nom du savant (physicien, médecin, biologiste) qui le premier a décrit une expérience, provoqué un phénomène, qui en a déterminé les causes, la loi, les conséquences] Phénomène de Zeeman, de Faraday. La plupart des produits pétrolifères sont fluorescents en bleu (...) ou en vert (...). La fluorescence est souvent accompagnée du phénomène de Tyndall -diffraction causée par hétérogénéité (Chartrou,Pétroles natur. et artif., 1931, p.26).Nous avons réalisé (...) un phénomène de Koch pulmonaire, en réinjectant à un cobaye tuberculeux des bacilles dans la trachée (Ce que la Fr. a apporté à la méd., 1946, p.112).V. filtre ex. 3.
3. En partic.
a) PATHOLOGIE
α) Le plus souvent au plur. Signe ou ensemble de signes observable(s) d'un trouble, d'une maladie. Synon. manifestation, symptôme.Calmer, prévenir des phénomènes; aggravation, majoration d'un phénomène; phénomène aigu, désagréable, douloureux; phénomènes allergiques, congestifs, convulsifs, délirants, dépressifs, infectieux, inflammatoires, méningés, toxiques. La gourme est contagieuse; les phénomènes critiques qui la traduisent (catarrhes et suppuration) ont pour but de débarrasser l'organisme de certains produits de désassimilation (Nocard, Leclainche,Mal. microb. animaux, 1896, p.430).V. aggraver ex. 46:
6. Il est possible d'observer également [dans les troubles des réflexes] des phénomènes paralytiques siégeant au niveau des membres inférieurs et prenant l'aspect de la paraplégie spasmodique... Quillet Méd.1965, p.352.
β) Phénomène psychosensoriel. Toute perception de données sensorielles perturbées (et qui concerne notamment l'illusion, l'hallucination visuelle). (Ds Moor 1966, Lafon 1969, March. 1970, Méd. Biol. t.3 1972, Carr.-Dess. Psych. 1976).
b) PHYSIOL., le plus souvent au plur. Changement qui survient dans un organe, dans une fonction. Phénomènes de la circulation, de la nutrition, de la reproduction. La cessation des phénomènes organiques est toujours un sûr indice de la mort générale (Bichat,Rech. physiol. vie et mort, 1822, p.254).Les phénomènes de la respiration diffèrent extrêmement de la combustion d'une bougie, mais elle lui ressemble réellement par le schéma sous-jacent (Ruyer,Esq. philos. struct., 1930, p.237).
c) PSYCHANAL. Phénomène fonctionnel. Phénomène découvert en 1909 par H. Silberer sur les états hypnagogiques, retrouvé par lui dans le rêve et qui consiste dans la transposition en images non du contenu de la pensée du sujet mais du mode de fonctionnement actuel de celle-ci (d'apr. Lapl.-Pont. 1967; ds March. 1970).
d) PSYCHOSOCIOL. Phénomène de groupe. Fait psychosocial vécu par les participants, observable par les observateurs et apparaissant dans un groupe, comme par exemple un silence, un fractionnement en sous-groupes, une rivalité de leaders informels (d'apr. Mucch. Sc. soc. 1969).
4. P. ext., au sing. [Suivi d'un adj. déterminatif ou d'un subst. en appos.] Ensemble des manifestations liées à une réalité humaine particulière. Il est déjà très important que nous ayions, grâce à la biométrie et à la génétique, acquis une vision nouvelle du phénomène racial (Tiers Monde, 1956, p.111).Le phénomène urbain est (...) au coeur de toute réflexion sur l'aménagement du territoire (Amén. terr., 1964, p.16).Cette suppression [de l'émission «Médicales»] est donc pour le producteur-réalisateur d'abord une fausse analyse du phénomène télévision qui détermine la valeur d'une émission à son taux d'écoute (Le Figaro, 7 juill. 1984, p.28, col. 6):
7. La succession des textes montre comment l'État, prenant conscience du phénomène touristique, a essayé de résoudre les problèmes qui se posaient dans l'esprit traditionnel de notre droit public. Jocard,Tour. action État, 1966, p.19.
B. - HIST. DE LA PHILOS.
1. [Chez Platon] Ce qui appartient au domaine sensible, existentiel, singulier, instable. (S'oppose à idée, forme, essence en ce qu'il n'a pas de réalité propre). Un phénomène sensible n'est saisi par la conscience qu'en étant subsumé sous un concept, en sorte que la pluralité indéfinie des phénomènes sensibles aperçus sous un même concept représente les manifestations diverses de l'unité de l'Idée (J. Moreau,La Constr. de l'Idéalisme platonicien, Paris, Boivin, 1939, p.300):
8. Mais ce triple essor vers le vrai, le bien, et le beau, n'est-ce pas ce qui fait l'honneur principal du génie de Platon? Lui aussi abandonne le monde des phénomènes et des apparences, la caverne où se dessinent de pâles ombres, pour aller contempler les réalités absolues, au grand jour de la métaphysique. Ozanam,Philos. Dante, 1838, p.220.
2. [Chez Hume et les phénoménistes] Donné immédiat de l'expérience (impressions, idées que nous en avons) qui est tenu pour l'unique réalité. Synon. perception.Hume (...) ne se fiant qu'aux seuls phénomènes, a totalement exclu de sa philosophie les substances, que Locke avait déjà fortement entamées (Renouvier,La Crit. philos., t.1, 1872, p.385):
9. [Pour Hume] hors de nous, rien, au moins que nous sachions. Au-dessus de nous, personne, dont l'existence et l'action puissent être, nous ne disons pas prouvées, mais seulement conçues. Au dedans de nous, nul centre qui persiste identique à soi, comme un point immobile, parmi l'incessant va et vient des phénomènes. Tout le réel est relégué dans un je ne sais quoi qui passe entre un semblant de moi et un semblant de nature, sous l'empire d'un semblant de causalité. G. Lyon,L'Idéalisme en Angleterre au XVIIIes., 1888, p.462.
3. [Chez Kant] Ce qui nous apparaît dans l'espace et dans le temps. (S'oppose à chose en soi ou à noumène en tant qu'objet d'expérience et à apparence en tant qu'il possède une réalité objective). Un «fait de la raison» est un véritable monstre dans une philosophie comme la sienne [de Kant], où tout ce qui est «fait» appartient au monde des phénomènes, et tout ce qui est «raison» au monde intelligible (Lévy-Bruhl,Mor. et sc. moeurs, 1903, p.58):
10. Ce qui se présente à nous ou ce qui apparaît dans l'intuition, c'est d'abord le phénomène en tant que diversité sensible empirique (...). Chez Kant, phénomène ne veut pas dire apparence, mais apparition. Le phénomène apparaît dans l'espace et dans le temps: l'espace et le temps sont pour nous les formes de toute apparition possibles les formes pures de notre intuition ou de notre sensiblité. G. Deleuze,La Philos. crit. de Kant, 1963, p.10.
4. PHÉNOMÉNOL. (notamment chez Husserl). Tout objet perçu, imaginé ou conçu par la conscience, qu'il existe ou non en dehors d'elle. (N'implique pas de noumène corrélatif). Dans la conscience, l'apparaître n'est pas être, mais phénomène. Ce nouveau cogito, parce qu'il est en deçà de la vérité et de l'erreur dévoilées, rend possibles l'une et l'autre (Merleau-Ponty,Phénoménol. perception, 1945, p.342).L'intuition phénoménologique, c'est la présence à la conscience de la chose elle-même. (...) L'être dernier, l'être-au-delà-du phénomène, est toujours déjà là dans la perspective de sa manifestation, c'est-à-dire dans le phénomène (G. Varet,L'Ontologie de Sartre, 1948, p.21):
11. On ne saurait assez fortement insister sur l'équivoque qui nous permet de donner le nom de phénomène [it. ds le texte], non seulement au vécu en quoi réside l'apparaître de l'objet (...), mais aussi à l'objet apparaissant comme tel (...). Nous vivons les phénomènes comme appartenant à la trame de la conscience, tandis que les choses nous apparaissent comme appartenant au monde phénoménal. Les phénomènes eux-mêmes ne nous apparaissent pas, ils sont vécus. E. Husserl,Rech. log., trad. par H. Elie, t.2, 1962 [1913], p.148.
II. - Lang. cour.
A. - Tout ce qui arrive, se produit, se manifeste et que l'on peut observer sans en connaître ou sans en rechercher obligatoirement la cause. Le phénomène de l'influence des journaux royalistes parmi nous (...) ne cesse de confondre les hommes démocratiques (Chateaubr.,Polém., 1818-27, p.304).Par un singulier phénomène d'atavisme, le dernier descendant ressemblait à l'antique aïeul (Huysmans,À rebours, 1884, p.2).La Libération a vu naître le plus grand nombre de journaux que la France ait jamais connus. Le même phénomène touchait le théâtre et le cinéma (Cacérès,Hist. éduc. pop., 1964, p.153).V. frustré ex. 1, haine A 2 ex. de Faure, indescriptible ex. 2, jouer I B 2 a ex. de Balzac:
12. ... aussitôt que sa mère était en colère, elle devenait laide. Ce phénomène dérangeait cruellement le petit garçon dans les jouissances infinies qu'il tirait de la contemplation du joli visage de sa mère. Drieu La Roch.,Rêv. bourg., 1937, p.108.
- [Avec compl. prép. de indiquant]
♦ [la nature, l'aspect vécu d'un phénomène] Phénomène du chômage, de la délinquance. Ce que la lutte politique n'avait pas permis ces dernières années, la drogue le réalisait: l'unité d'action de deux groupes jusqu'alors rivaux [nationaliste et autonomiste corse]. On peut même parler d'unanimité, tant le phénomène de la drogue soulève l'émotion des braves gens en Corse (Libération, 14 janv. 1986, p.16, col. 2).
♦ [une modalité partic. d'un phénomène coll.] Phénomène de foule; phénomène d'opinion. Ce mouvement de mai [1968] s'expliquerait davantage, selon vous, comme phénomène de civilisation plutôt que comme phénomène politique? (Le Nouvel Observateur, 14 oct. 1968, p.9, col. 2).Le jean permet d'exprimer une personnalité: la sienne. Son secret de longévité: il n'est pas un phénomène de mode mais un style, intemporel et personnel (Madame Figaro, 11 janv. 1986, p.40, col. 2).
Phénomène de masse. Tout comme s'enfle irrésistiblement la masse des connaissances, ainsi croît à un rythme non moins invincible la masse de ceux qui veulent les acquérir. Cependant, ce phénomène de masse à soi seul, modifie considérablement les données des problèmes (Antoine, Passeron,Réforme Univ., 1966, p.119).
SYNT. a) Phénomène banal, coutumier, curieux, important, insolite, paradoxal, remarquable, significatif, unique; phénomène d'actualité. b) Assister à (la naissance d')un phénomène; concentrer son attention sur, contempler, rencontrer, être l'acteur, le témoin d'un phénomène; prédire, redouter un phénomène; un phénomène s'ébauche, se passe, persiste, s'évanouit.
B. -
1. Fait naturel qui frappe la vue ou l'imagination. La cataracte de Niagara, phénomène le plus étonnant de la nature terrestre (Crèvecoeur,Voyage, t.1, 1801, p.231).Armé du triangle et des autres puissants outils sans corps, il [un captif de la Caverne dans le mythe de Platon] annonce les phénomènes, conjonctions, éclipses (Alain,Propos, 1928, p.767):
13. ... les gardes placés à l'entour aperçurent une flamme bleue voltigeant au-dessus de la table sur laquelle le cadavre était étendu (...). Ce phénomène, qui se produit assez souvent sur les cadavres en putréfaction, inspira au peuple une terreur superstitieuse. Mérimée,Faux Démétrius, 1853, p.285.
2. Être impressionnant par sa forme, ses dimensions ou ayant une apparence anormale, voire monstrueuse. La série des mastodontes à cornes, boeufs-rhinocéros, hippopotames crochus, sangliers-dirigeables (...). Ces phénomènes se permettaient des cornes sur le front, sous le nez, entre les oreilles, dans les yeux ou sur les joues, comme nous avons des poils, des verrues ou des taches de rousseur (Fargue,Piéton Paris, 1939, p.127).
- En appos. [Séparé ou non par un tiret] Tout autour [du ring], nus (...) sont assis les lutteurs [japonais] attendant leur tour, des hommes gras et glabres (...) des colosses de 340 livres (...) une humanité phénomène, amoureuse de la grosseur (E. de Goncourt,Mais. artiste, t.1, 1881, p.199).Une armoire vitrée, l'armoire aux curiosités, où l'on voit une dent d'ours des cavernes, un petit bouddha en pierre de lard, au milieu de vieux fruits-phénomènes par leurs difformités (Goncourt,Journal, 1885, p.491).
- En partic. Être humain difforme de naissance ou enfant que l'on mutilait volontairement pour l'exhiber ensuite dans une baraque foraine ou dans un cirque. Phénomène de foire; phénomène vivant; montreur de phénomènes; baraque, galerie de phénomènes. Cette vivisection d'autrefois ne se bornait pas à confectionner pour la place publique des phénomènes, pour les palais des bouffons (...) et pour les sultans et papes des eunuques. Elle abondait en variantes (Hugo,Homme qui rit, t.1, 1869, p.26):
14. Freaks, film assez terrifiant. Il est joué par les phénomènes [it. ds le texte] de Barnum. Certains personnages ressemblent à des enfants qu'on verrait dans des miroirs déformants. Un tronc humain roule sur le sol comme un gros ver; au bout de ce tronc, une tête de cinquante ans, qui parle et fume. Green,Journal, 1932, p.110.
♦ En appos. Hélas! ne rions pas; car l'enfant phénomène Est au dernier degré de la misère humaine (Coppée,Poés., t.3, 1887, p.36).
C. -
1. Fait ou événement rare, exceptionnel, sans précédent. Ses mains crochues par suite de la contraction que l'habitude de tricoter leur avait fait prendre étaient comme un métier à bas incessamment monté: le phénomène eût été de les voir arrêtées (Balzac,Béatrix, 1839, p.29).De mon temps, une automobile dans un village, c'était un phénomène (Arland,Ordre, 1929, p.518):
15. Je m'étais, je l'avoue, imaginé qu'en somme L'écroulement des rois c'est le sacre de l'homme, Que nous avions vaincu la matière et la mort, Et que le résultat de cet illustre effort [la Révolution], Le Triomphe, l'orgueil, l'honneur, le phénomène, C'était d'avoir grandi jusqu'aux cieux l'âme humaine Hugo,Légende, t.5, 1877, p.1031.
2.
a) Personne qui fait preuve de qualités exceptionnelles dans ses actes, dans son comportement, qui est connue pour accomplir de grandes performances. Phénomène vocal. Ce Sabatani, toutes les femmes en parlaient comme d'un tel phénomène, on chuchotait sur cette chose si énorme, qu'elle n'avait pu résister à l'envie de voir (Zola,Argent, 1891, p.283).MmeYvonne de Bray est un phénomène des planches. Cette comédienne, grande entre les grandes (...) ne se repose que sur son génie et ne fixe aucune de ses trouvailles (Cocteau,Foyer artistes, 1947, p.159):
16. Là, commençait à éclore la renommée, d'abord voilée, bientôt populaire, d'un des phénomènes les plus étranges de la littérature française, Béranger, un tribun chantant. Lamart.,Nouv. Confid., 1851, p.313.
- [Suivi d'un compl. prép. de indiquant une qualité ou un défaut dans laquelle ou dans lequel une pers. s'illustre particulièrement] Phénomène de désintéressement, d'ingratitude, d'orgueil. Si elle n'est pas le monstre d'astuce et de perversité le plus complet que j'aie jamais vu, elle est certes le phénomène d'innocence le plus merveilleux qu'on puisse trouver (Maupass.,Contes et nouv., t.2, Yvette, 1884, p.484).V. ingratitude A 1 a β ex. de Chateaubriand.
- [Dans des loc. figées, sert à exprimer une impression d'excès, de paroxysme, à propos d'une pers. ou de ses actes] Je me demande si personne a jamais travaillé et vécu comme moi. Je trouve que je tourne au phénomène (Flaub.,Corresp., 1878, p.168).Avare d'une avarice tenant du phénomène (Maupass.,Contes et nouv., t.1, Diable, 1886, p.235).
b) P. ext., qqf. péj.
- Individu bizarre, qui ne fait rien comme tout le monde. Synon. excentrique, original.La revanche de Bella sur les hommes s'était poursuivie [pendant ces dix ans]. (...) Un phénomène avait voulu l'épouser, très riche. Il la croyait sans amant. Ce qu'elle s'était vengée de lui! (Giraudoux,Bella, 1926, p.238).Il va nous couvrir de ridicule dans ce pays où l'on nous connaît à peine et où les gens nous regardent un peu comme des phénomènes (Duhamel,Nuit St-Jean, 1935, p.183):
17. Tout ce qui était science et esprit scientifique était étranger à la famille, surtout du côté maternel. Ces hommes de loi, beaux esprits et humanistes, étaient perdus devant un problème. On citait, comme un phénomène, un membre de la famille, -un cousin éloigné, -qui était entré au bureau des longitudes. Encore disait-on qu'il en était devenu fou. Rolland,J.-Chr., Antoinette, 1908, p.843.
- Pop. ou fam. [Dans un propos rapporté au style dir., le plus souvent dans des loc. figées ou dans des tournures exclam.] (Un) sacré phénomène, espèce de phénomène! Quel phénomène! Synon. numéro; citoyen, type; olibrius, zigoto; pistolet.À cinq heures, à la sortie d'la caserne, mes deux phénomènes se raboulent (Barbusse,Feu, 1916, p.263).Vous m'avez l'air encore d'un drôle de phénomène, vous (Queneau,Pierrot, 1942, p.194).V. brusque ex. 6:
18. Je le conduisis au Stryx qu'il trouva «funambulesque à ravir» et je lui racontai mes équipées. «Vous êtes un phénomène!» me dit-il en riant. Beauvoir,Mém. j. fille, 1958, p.337.
Prononc. et Orth.: [fenɔmεn]. Ac. 1694, 1718: phenomene; dep. 1740: phénomène. Étymol. et Hist. I. 1557 astron. «tout ce qui apparaît de nouveau dans l'air, dans le ciel» (Ph. de Mesmes, Inst. astron., p.64 ds Gdf. Compl.: les phenomenes ou apparitions celestes). II. 1. a) 1638 [éd.] «chacun des faits constatés qui constituent la matière des sciences» (Descartes, Lettre du 13 juill. ds OEuvres et Lettres, éd. A. Bridoux, p.1014); b) α) 1737 «tout fait extérieur qui se manifeste à la conscience par l'intermédiaire des sens» (Argenson, Journal et Mém., éd. E. J. B. Rathery, t.1, p.228: nous assistons à un véritable phénomène en politique); β) 1801 philos. (Ch. de Villers, Philos. de Kant, p.354 ds Quem. DDL t.22); 2. a) 1719 [éd.] «fait qui frappe par sa nouveauté, son caractère extraordinaire» (A. H. de La Motte, Fables nouvelles, livre V, Fable XIX, p.358); b) α) 1722 phénomène de la nature (en parlant d'une personne) (Marivaux, Le Spectateur fr., éd. 1727, p.40); β) 1738 «personne qui surprend par ses actions, vertus, talents`` (Argens, Lettres juives, t.4, p.187); γ) 1881 «original, individu excentrique» (Rigaud, Dict. arg. mod., p.288). Empr. au gr. φ α ι ν ο ́ μ ε ν α «phénomènes célestes», titre d'un poème d'Aratos sur le cours et l'infl. des astres (iiies. av. J.-C., d'où Phénomènes d'Arate, en 1554, Ronsard, Bocage ds OEuvres, éd. P. Laumonier, t.6, p.105, 3), de φ α ι ν ο ́ μ ε ν ο ν «ce qui apparaît», lui-même dér. de φ α ι ́ ν ω , signifiant «apparaître» en astron. Le b. lat. a également empr. phaenomena, plur. «phénomènes célestes» au gr. Comme terme de philos., phénomène est empr. à l'all. Phänomen, créé par le philosophe all. E. Kant [1724-1804]. Fréq. abs. littér.: 6258. Fréq. rel. littér.: xixes.: a) 7445, b) 13217; xxes.: a) 7866, b) 8449. Bbg. Quem. DDL t.22.