vendredi 11 janvier 2019

Le vitello tonnato

À propos de vitello tonnato, un jeune ami italien me fait observer que la recette est "difficile".




Difficile ? Je vais en ligne, et je trouve une recette qui dit,  en substance, que le vitello tonnato est une assiette de tranches très minces de veau cuit,  recouvertes d'une espèce de sauce mayonnaise au thon.
Et mon ami italien de s'exclamer que ce n'est pas la vraie recette !  Je poursuis alors la recherche devant lui,  et je trouve mquasi instantanément une recherche "originale" du Piémont. Comme il est originaire de cette région, il convient sans beaucoup de vérification que cette recette est admissible... mais la lecture fait apparaître que la description est peu différente de la précédente, à quelques détails près, telle la présence de l' œuf dur broyé plutôt que du jaune d' œuf cru, la présence d'anchois, etc.



Je propose finalement de retenir, au premier ordre, que l 'on fait cuire du veau et qu'on le met en minces tranches. Puis que l'on couvre d'une sauce au thon. Certes, ce n'est pas une véritable mayonnaise, mais, en tout cas, c'est extrêmement simple, puisque l'on broie du thon avec de l'oeuf dur, un peu d'huile et divers ingrédients qui donnent du goût : anchois, câpres, etc. Mais j'observe aussi, après consultation d'autre recettes tout aussi "originales", que  ces derniers ingrédients diffèrent.
Surtout, j'observe que tout cela est très simple. Parce que finalement, on fait quand même cuire du veau pendant assez longtemps dans un bouillon avec des aromates, et des légumes, on coupe en tranches et l'on réalise une sauce en quelques instants à l'aide d'un mixeur.


Compliqué ? Je ne trouve pas. Long ? Oui, pour la cuisson du veau... mais on peut faire autre chose pendant ce temps, et le temps total de production de la recette est très court. Alors ?
Alors il y a surtout la question artistique à considérer, et c'est la difficile question du goût, du dosage des ingrédients, de leur origine, de la subtilité de leur traitement. Et là, oui, c'est compliqué... et merveilleux, mais comme je ne suis pas un artiste, je ne peux en parler, et j'invite mes amis artistes culinaires à s'exprimer sur ce point.




vendredi 4 janvier 2019

Répondre "scientifiquement" ?

Ce matin, un message amical que voici, et qui méritera de longs développements. Pour rester lisible, je vais faire modulaire. Mais voici le message.

Je me permet de vous contacter, car je pense que vous faîtes partie des rares personnes être capable de me répondre objectivement, donc scientifiquement. J'ai deux questions qui me taraude :
1 - Pourquoi "faut-il" (ou pas) mettre des bouchons en liège dans l'eau lors de la cuisson de mon poulpe ?
J'ai testé avec et sans, et clairement je n'y ai objectivement trouvé aucune différence de résultat, alors vous allez me répondre que j'ai déjà la réponse... mais il y a peut être une raison scientifique qui permet de comprendre pourquoi ces satanés bouchon de liège ? Les "anciennes" de ma famille me répondent "Oui tu dois mettre des bouchons on à toujours fait comme ça"... mais personne pour me dire pourquoi... Peut être que vous pourriez m'éclairer sur le sujet ? 
2 - Je vois pas mal de monde commencer le culottage des poêles en acier en faisant bouillir des épluchures de pommes de terre dans la poêle, pour un dépôt d'amidon qui permettrait à l'huile que l'on va mettre dans la poêle de mieux adhérer ou pour une raison que j'ignore, pour un meilleur culottage. J'ai bossé avec des chefs qui ne juraient que par cela, mais toujours incapable de m'expliquer l'action de l'amidon pour le culottage ... "il faut" " c'est comme ça". Bref, j'ai parfois l'impression d'entendre des "légendes urbaines", des gestes que l'on reproduit sans comprendre pourquoi on les fait, parce que tel ou tel chef le fait, peut -être lui même sans le comprendre aussi. Auriez vous un avis sur ce sujet  qui puisse m'éclairer ?


Une réponse "scientifique" ? Donnée scientifiquement ?

Commençons par le tout début, à savoir l'expression "personnes être capable de me répondre objectivement, donc scientifiquement" : elle me plonge dans des réflexions merveilleuses, parce que je m'interroge sur l'objectivité, d'une part, mais aussi sur la réponse "scientifique".
Je rappelle que la science (de la nature) cherche les mécanismes des phénomènes, en mettant en oeuvre une méthode que j'ai décrit tant de fois que je renvoie vers d'autres billets, en me contentant de remettre le schéma de la chose.
D'autre part, je rappelle que je dis souvent qu'il vaut vivre en scientifique (pour les scientifiques) et non pas en tant que scientifique.
Tout cela étant posé, que serait  une réponse "scientifique" ? Je vois finalement la même difficulté que dans l'exemple souvent retenu pour la "faute du partitif" : le cortège présidentiel n'est pas le cortège du président. Et, ici, je pense qu'il serait juste de parler de "réponse donnée par des études scientifiques", ou de "réponse donnée par un scientifique". 
L'objectivité ? Là, cela nous emmènerait trop loin.


La première question

A propos du bouchon de liège dans l'eau de cuisson des poulpes, nous avons fait il y a quelques années un séminaire de gastronomie moléculaire où nous avons comparé le même poulpe (une moitié) cuit avec bouchon et sans bouchon, le même temps et dans les mêmes conditions exactement, et n'avons vu aucune différence.
Le conseil est une "précision culinaire", et mon correspondant trouvera tout cela discuté dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°2 : les précisions culinaires".



Cela dit, l'exploration scientifique de la cuisson des poulpes (il y a nombre de publications) montre que le mécanisme principal proposé pour la cuisson, à savoir la dégradation du collagène, n'a rien à voir avec l'apport de composés par le bouchon, à savoir au maximum un peu de composés phénoliques, qui iraient plutôt durcir qu'attendrit, puisque les "tanins" tannent, précisément. Et chercher pourquoi certains ont dits des choses fausses fait un long chapitre de mon livre ; trop long pour que je le résume ici.


La seconde question

A propos du culottage des poêles, je ne connaissais pas cette "précision" culinaire qui consiste à bouillir des épluchures de pomme de terre, et j'en étais resté à la pratique de "brûler" la poêle, à savoir la faire chauffer très fort à la première utilisation, et cela afin -dit-on- d'éviter que les omelettes n'attachent. Là, je n'ai fait aucune étude, de sorte que je ne peux rien répondre de censé... sauf à dire que les précisions culinaires sont en nombre considérable, puisque j'en mets une par jour environ sur le blog que je tiens à l'Inra. J'ai de la réserve, puisque mon stock en contient 25 000 environ !
Et beaucoup sont fausses... pour les raisons que j'évoque dans mon livre.


En conclusion

Pour de l'enseignement fiable, il y a lieu de nettoyer ces écuries d'Augias. C'est ce que j'ai commencé à faire en  1980... et je suis loin d'avoir terminé, mais beaucoup de mes publications font état de résultats, qui ont d'ailleurs contribué à rénover l'enseignement, au dam de certains enseignants réactionnaires ou paresseux, mais avec l'approbation de tous les bons enseignants, de bonne volonté, soucieux de bien transmettre.

Et ceux-là sont mes amis !

dimanche 30 décembre 2018

Questions de cuisson à basse température

Une question ? Une réponse détaillée. Aujourd'hui, c'est à propos de cuisson à basse température, mais je m'y attendais, car Noël a été pour certains amateurs l'occasion de recevoir ces thermocirculateurs dont j'avais proposé l'usage dès 1980 !
Voici en tout cas la question :

Je fais souvent des cuissons longues de viande à basse température, le jus que je récupère est très goûteux et j'ai plusieurs fois essayé de le faire réduire pour obtenir un jus très corsé, mais dès qu’il bout, il se dissocie et perd toute son homogénéité. Y a-t-il une solution pour le faire réduire en le gardant stable ?

Dans les discussions, soit avec des amis, soit avec moi-même, j'ai fini par savoir me méfier de l'idéalisme, cette tendance platonicienne à croire à une unité  du concept. Et, en matière de cuisson longues à basse températures, tout se rencontre : le porc (attention aux parasites, qui imposent un 82,5 °C), l'agneau (pas certain d'aimer le gigot à 70 °C, car il est parfois un peu cartonneux), le boeuf (collagénique, il libère... de la gélatine), le veau (pas besoin de chauffer trop), le poulet (à 60 °C, il reste d'un rose qui le rend immangeable pour beaucoup), etc.
Donc les cuissons longues, mais lesquelles ?

Ne sachant pas ce que mon interlocuteur a dans l'idée, je propose de considérer les viandes qui ont quelques chances de laisser passer dans le jus des composés qui peuvent composer la sauce.
Commençons par le boeuf, et notamment le boeuf collagénique, puisque c'est surtout pour de telles viandes que j'avais initialement préconisé la cuisson à basse température. Ces viandes (comme les autres, d'ailleurs) sont faites de faisceaux de fibres musculaires. Chaque fibre est entourée d'une matière nommée tissu collagénique, et les fibres sont regroupées entre elles par du tissu collagénique. Pourquoi ce nom de tissu collagénique ? Parce que c'est un fait que cette matière, comme du tissu, est faite de petites fibrilles, en l'occurrence des molécules en triple hélice, qui ont pour nom "collagène". Quand on chauffe, ce tissu se dissocie, et laisse passer dans le liquide environnant de la gélatine, qui n'est autre que du tissu collagénique dégradé. Et c'est cette gélatine qui fait prendre la sauce en gelée quand elle refroidit.
Mais là, je ne vois pas le phénomène signalé par notre ami.

Ce phénomène, je ne l'ai rencontré qu'une fois, pour du veau que j'avais détaillé en dés. Je l'avais cuit à 60 °C pendant deux jours, et il est vrai que le jus  a grumelé quand j'ai fait bouillir pour réduire la sauce.
Qu'à cela ne tienne : dans mon livre "Cours de gastronomie moléculaire N°1 : Science, technologie, technique, quelles relations ?", j'ai présenté l'idée "d'un petit mal un grand bien", qui m'a fait transformé une sauce grumelée en une sauce claire... servie dans un verre à Cognac.



Mais il y a mille autres façons, à commencer par une clarification, ou un simple coup de mixer. En effet, cette sauce qui grumelle doit sans doute son comportement à des protéines qui ont été libéré, et qui ont ensuite coagulé à la chaleur. Comme pour une crème anglaise qui grumelle parce que les protéines de l'oeuf, au lieu de faire des grumeaux microscopiques, font des grumeaux macroscopiques. Nos grand-mères secouaient les crèmes ainsi grumelées dans une bouteille  ; certains pâtissiers les passent au chinois ; mais le mixer réhomogénéise très bien !

Idéal n'est pas culinaire

Dans la série des questions qui m'arrivent, il y a celle-ci, passionnante :

Quelle est la température idéale pour infuser de la truffe noire dans de la crème ?

D'abord, félicitons notre ami de disposer d'une truffe, parce que c'est quand même vrai que c'est un diamant noir. Bien sûr, il y a truffe et truffe, et celles de Chine sont des fraudes qui n'arrivent pas à la cheville de celles du Périgord, par exemple ; pis, ce sont des consistances avec très peu de goût.
Mais supposons donc que notre ami ait une "belle" truffe, une truffe qui a une odeur de... De quoi, au fait ? J'ai eu la chance, le jour où j'ai reçu le Grand Prix international de la gastronomie, d'être convié à Barcelone dans un lieu féérique où deux immenses tables étaient couvertes de truffes. Nous en avons mangé toute la soirée : crues, cuites, avec des œufs brouillés, comme mouillettes dans des œufs à la coque... au point que nous sentions encore la truffe le lendemain matin ! Mais surtout, ce fut pour moi l'occasion (pendant les longs discours) d'en prendre, une à une, pour les sentir. Et j'ai ainsi constaté que toutes avaient des odeurs différentes : de terre, de moisissures, de champignons, de chocolat, de café... De sorte que je suis en mesure de dire aujourd'hui que l'odeur de LA truffe n'existe pas.

Mais supposons une truffe dont nous voudrions faire passer le goût dans la crème. Là, ce n'est pas seulement l'odeur, due aux composés odorants, mais aussi les composés sapides, les composés à action trigéminale... Ce qui pose la question d'appauvrir la truffe en enrichissant la crème. Car en matière de composés, rien ne se crée et rien ne se perd : tout ce qui passe dans la crème est perdu pour la truffe. Bien sûr, on peut faire l'hypothèse que la truffe est assze riche pour ne pas craindre de perdre un peu, mais quand même : la question doit être posée.

Et nous arrivons maintenant à la question de notre ami. Pour y répondre, je propose de considérer le cas du thé : si l'on met des feuilles dans de l'eau à froid, on extrait certaines molécules, mais si l'on met à chaud, pendant quelques instants, on extrait surtout des composés  odorants ; et si l'on met à très chaud pendant longtemps, on extrait à la fois des composés odorants, des composés sapides, et des composés astringents.
Idem pour le poivre, qui libère son beau piquant frais quand on le met moins de huit minutes dans un liquide bouillant, mais qui devient astringent et un peu amer quand on le laisse séjourner plus longtemps.
Pour la truffe, aucune raison qu'il en soit différemment : à chaque couple (temps, température), on a un résultat différent, même s'il est vrai qu'il y a plus d'extraction à chaud qu'à froid.


L'idéal ?

Et la température idéale ? En matière de goût, j'ai fini par comprendre que cela n'existe pas : le bon des uns est un mauvais pour d'autres, et, de toute façon, le goût change avec les circonstances, l'état de jeune ou de satiété, l'heure de la journée, le climat, la température... Notre idéal est... un idéal, une idée que nous nous faisons et qui n'est pas nécessairement juste. Or j'étais interrogé techniquement, pas sur le plan du beau à manger (le bon, en l'occurrence), où je ne peux faire état que de choix très personnels, très idiosyncratiques.
Je prends l'exemple de ces œufs à basse température, que j 'ai introduits il y a quelques décennies. Naïvement, je les avais introduits sous le nom d'"œuf parfait", par opposition au mauvais oeuf dur. Mais en réalité, les œufs à 64 °C trouvent leur utilité dans certains plats, et les œufs à 68 °C s'imposent dans d'autres circonstances. Pas d'idéal dans l'affaire, même si j'aime beaucoup, dans l'absolu, l’œuf à 67 °C.



Et voilà une longue réponse pour une courte question... mais c'est ainsi que la cuisine est belle, non ?

samedi 29 décembre 2018

Commentaires

Un collègue (au sens de l'intérêt pour l'apprentissage ou les études, termes que je préfère à celui d'enseignement) me soumet un texte du logicien britannique Bertrand Russell, en me demandant un point de vue.
Disons quand même que je ne suis capable que de lire les mots qui sont écrits, pour essayer de les comprendre, assez naïvement.
Et c'est donc naïvement que je commente, en alternant le texte de Russell en italiques, et mes commentaires en romain :

"Aucune de nos croyances n'est tout à fait vraie."

J'observe que Russell parle de croyances, quand ce qui me passionne, ce que j'essaie de connaître, c'est la science, ou, plus exactement, la recherche scientifique, dont on ne répétera jamais assez la "méthode" (le cheminement, donc, que je décris ci dessous). Donc, il est question de ce que je cherche personnellement à éviter.
Des croyances ? Si l'on admet qu'il s'agisse d'un  processus mental expérimenté par une personne qui adhère à une thèse ou une hypothèse, de façon qu’elle les considère comme vérité, indépendamment des faits, ou de l'absence de faits, confirmant ou infirmant cette thèse ou cette hypothèse, on voit bien que je les déteste : d'abord, il y a la question de la vérité, qui n'existe pas en science, où l'on doit réfuter, plutôt que prétendre démontrer, mais, surtout, il y a la position de prendre parti indépendamment des faits ! Désolé, mais cela sent le soufre de l'esprit magique ! J'ajoute que les Lumières, dont je réclame que l'on prolonge l'esprit,  combattaient les croyances, en même temps qu'elles luttaient contre les tyrannies. Or prétendre à des thèses sans tenir compte des faits, n'est-ce pas le début de la fin en termes de paix sociale ?


"Toutes recèlent au moins une ombre d'imprécision et d'erreur." 

Dire que toutes les croyances recèlent imprécision ou erreur me semble une généralisation excessive : dans l'ensemble infini des positions arbitraires, pourquoi n'y en aurait-il pas qui soient justes ? Ou, du moins, qui ne soient pas contraires aux faits ?
Et puis, il faut quand même revenir aux "croyances", puisque j'ai parlé de positions. Par exemple, si je fête la Saint Nicolas, au mépris des faits historiques, n'ai-je pas le droit de le faire, très légitimement ? Après tout, il ne tient qu'à moi, sans gêner les autres, d'organiser une jolie fête qui me permettra de réunir ceux que j'aime, non ?


"On connaît bien les méthodes qui accroissent le degré de la vérité de nos croyances; elles consistent à écouter tous les partis, à essayer d'établir tous les faits dignes d'être relevés, à contrôler nos penchants individuels par la discussion avec des personnes qui ont des penchants opposés, et à cultiver l'habitude de rejeter toute hypothèse qui s'est montrée inadéquate."

Moi, je ne connais rien du tout, et je ne comprends pas comment Russell peut livrer une telle affirmation. D'ailleurs, pourquoi l'intuition ne pourrait-elle pas aussi jouer rôle ?
Écouter tous les partis ? Ils sont en n ombre infini, de sorte que, à ce jeu, je risque de n'en prendre aucun.
Essayer d'établir tous les faits ? Mais à quoi bon "accroître le degré de vérité de nos croyances", puisque le fait que les croyances soient des croyances est au mépris de faits ? Pourquoi vouloir des "croyances plus fiables", en quelque sorte, et non pas se débarrasser des croyances ? Mehr Licht !
Cultiver l'habitude de rejeter toute hypothèse qui s'est montrée inadéquate ? Oui, c'est la moindre des choses, mais on va là dans le chemin de la Raison, en non plus de la croyances.


"Dans la science, quand il ne s'agit que d'une connaissance qui ne peut qu'être approximative, l'attitude de l'homme est expérimentale et pleine de doutes."

Là, je doute de la traduction, mais, surtout, il y a ce mot "science" qui est bien ambigu, car les sciences de l'humain et de la société ne sont en aucun cas les sciences de la nature.
Ces dernières sont les seules dont je puisse parler raisonnablement. Oui, l'attitude est alors expérimentale. En revanche, l'attitude est-elle dans le "doute" ? Proposer la réfutation des théories comme méthode n'est pas la même chose que douter.
Pour mieux me faire comprendre, je reprends la méthode des sciences de la nature :
1. identifier un phénomène : là, il n'y a pas de doute

2. le quantifier : encore un travail technique où le doute n'a pas sa place

3. réunir les données en équations ("lois") : aucun doute non plus, même s'il y a la question de la généralisation,  que je considère maintenant sur un exemple :
Mettons-nous dans la peau de Georg Ohm, qui, il y a quelques siècles, mesure l'intensité d'un courant électrique en fonction de la différence de potentiel électrique, dans un circuit très simple fait d'un générateur électrique et d'une résistance. Il applique une différence de potentiel et mesure une intensité ; puis il applique une autre différence de potentiel et mesure une autre intensité ; et ainsi de suite dix ou cent fois de suite. Quand il trace un diagramme de l'intensité en fonction de la différence de potentiel, il voit que les couples (intensité, différence de potentiel) s'alignent environ sur une droite, ce qui montre une proportionnalité... et il introduit la notion de résistance électrique. Dans cette proposition, il y a plusieurs idées merveilleuses :
- d'une part, Ohm fait l'hypothèse que même pour des valeurs de différence de potentiel, il y aura proportionnalité ; observons qu'on n'en sait rien, mais on fait une hypothèse, que l'on se réserve le soin de tester ; et comme c'est une hypothèse, on ne sera pas désarçonné si la courbe se révèle en réalité être une oscillation, ou des marches d'escalier, par exemple, au lieu d'être une droite
- d'autre part, il y a dans la proposition d'une proportionnalité des "approximations", en ce que les expériences ne montrent en réalité aucun alignement parfait de tous les points de mesure. Là, il y a non pas une croyance, mais un acte de foi, exprimé par Galilée dans la sentence  "Le monde est écrit en langage mathématique". Ce qui me conduit au troisième point
- souvent, la proportionnalité s'impose, quand il y a des variations continues, en vertu de la nature même du calcul différentiel et intégral, qui a fait la physique classique : dans un petit intervalle, et notamment près de zéro, toute courbe continue et dérivable est assimilable à un segment de droite .
Pour en fini avec ce point 3, il n'y a pas de doute, mais de l'ignorance que l'on combat positivement, sur la base de mesures qui ont été faites et qui valent ce qu'elles valent, à savoir ce que valent les instruments de mesure, maniés par des expérimentateurs humains, donc faillibles, d'autant qu'ils sont portés par des théories insuffisantes (mais ils ont le droit de ne pas être imbéciles, et de savoir que le diable est caché derrière tout résultat expérimental et tout calcul, par exemple).

4. induire une théorie, en introduisant des concepts, des "objets théoriques", quantitativement compatibles avec les lois qui sont réunies dans la théorie. Ici, il y a de l'induction, et non de la déduction, mais :
- d'une part, les nouveaux objets ou concepts introduits ne sont que des propositions théoriques, et pas des "vérités", surtout si l'on regarde ce qui suit (5 et 6)
 - les nouveaux objets et concepts doivent être quantitativement compatibles avec les lois

5. chercher des conséquences théoriques testables : là, pas de doute non plus.

6. tester expérimentalement les prévisions théoriques (ce que j'avais nommé les "conséquences théoriques testables") : pas de doute à avoir.



Finalement, je ne comprends pas bien Russell, parce que son propos ne colle pas avec ma pratique scientifique quotidienne. D'ailleurs, j'ajoute une différence entre la "science" et la "recherche scientifique". Je sais bien ce qu'est la recherche scientifique : une activité que je viens de décrire. Mais la science ? Est-ce un état ? Une pratique ? Un résultat ?


"Tout au contraire en religion et en politique : bien qu'ici il n'y ait encore rien qui approche de la connaissance scientifique, chacun considère qu'il est de rigueur d'avoir une opinion dogmatique qu'on doit soutenir en infligeant des peines de prison, la faim, la guerre, et qu'on doit soigneusement éviter d'entrer en concurrence par arguments avec n'importe quelle opinion différente."

Là, je crois reconnaître que ce texte est un extrait de Two cultures ?
Cela dit, religion, politique : n'aurions-nous pas raison de nous demander ce qu'aurait dit Denis Diderot de tout cela ? Et le "dogme" ? Et ces "arguments", qui me font immanquablement penser à cette règle numéro 5 de Michael Faraday "Ne jamais participer à une controverse"...
Enfin, il y ces "opinions" que je déteste : n'importe quel imbécile aviné a des opinions. Notre humanité ne mérite-t-elle pas mieux ?


"Si on pouvait seulement amener les hommes à avoir une attitude agnostique sur ces matières, neuf dixièmes des maux du monde moderne seraient guéris ; la guerre deviendrait impossible ; car chaque camp comprendrait que tous les deux doivent avoir tort. Les persécutions cesseraient. L'éducation tendrait à élargir les esprits et non à les rétrécir".

Oh le bel idéalisme...  Mais tout cela ne me va guère : où notre homme a-t-il mesuré neuf dixièmes ? Et surtout, avec des "si", on mettrait Paris en bouteille. Je m'étonne même de la naïveté de cette phrase, qui aurait mérité une rhétorique plus affinée. Et une analyse : faut-il de l'éducation ou de l'instruction ? Et aurait-on tout d'un coup oublié les enseignements platoniciens ?
Bref, la question est surtout de savoir comment promouvoir un esprit analytique, comment asseoir la Raison, comment allumer les Lumières ? Rien que réunir les hommes, les femmes, les enfants pour discuter de cette question est un pas vers l'amélioration souhaitée par Russell... et par tous les humains de bonne volonté, n'est-ce pas ?