Ceux qui suivent trop ces "informations" qui sont souvent de la
désinformation ou de l'intoxication intellectuelle s'émeuvent : il y
aurait une pénurie de beurre.
De fait, hier, alors que
j'avais acheté sans difficulté du beurre dans un supermarché, j'ai été
interrogé par un journaliste qui préparait un article sur le thème :
"puisqu'il y a une pénurie de beurre, comment s'en passer"... interview
qui est arrivé alors que je sortais du tournage d'une émission de
télévision, pour une chaîne nationale, sur le thème de la margarine.
Décidément, il faut expliquer les choses.
De quoi le beurre est-il fait ?
Commençons
par expliquer que les corps gras sont majoritairement faits de composés
nommés des "triglycérides". Pas (ou très peu) d'acides gras, dans cette
affaire, contrairement à ce que des publicités fautives nous répètent
de façon lancinante ! Toutes les molécules de triglycérides sont comme
de minuscules peignes à trois dents, avec le "manche" qui ressemble à la
molécule de glycérol (la glycérine), dont la colonne vertébrale est
faite de trois atomes de carbone, et avec des dents qui ressemblent aux
molécules d'acides gras, qui sont, elles, de longues chaînes d'atomes de
carbone, liées à des atomes d'hydrogène, et, avec un groupe acide à une
extrémité.
En réalité, les molécules de triglycérides sont donc composées d'un résidu de glycérol et de trois résidus d'acides gras.
Chaque
triglycéride a un point de fusion très précis (par exemple 34 degrés,
ou - 5 degrés, ou 47 degrés...), mais les mélanges de triglycérides,
eux, sont des solides à températures suffisamment basse, qui fondent
progressivement à mesure que la température augmente.
Et c'est
ainsi que la matière grasse laitière, qu'elle soit dans le lait ou dans
la crème ou encore dans le beurre ou le fromage, commence à fondre à
partir de - 10 degrés, et finit de fondre à 55 degrés. Pour ce mélange
particulier de triglycérides qu'est le beurre de cacao, la fonte
commence à 30 degrés, et s'achève à 37 degrés.
Bien
sûr, à part dans les huiles, il est rare que les matières grasses ne
comportent que des triglycérides : par exemple, le beurre peut comporter
de l'eau, avec toutefois une réglementation qui limite cette quantité à
16 pour cent (sans quoi des commerçants indélicats mettraient plein
d'eau dans le beurre, et vendraient de l'eau au prix du beurre).
Le bon beurre
Le
beurre, pour y revenir ? Il est préparé à partir du lait, lequel est
une "émulsion", c'est-à-dire une dispersion de gouttelettes de matière
grasse dans de l'eau. Il y a 36 grammes de matière grasse par litre
(environ un kilogramme) de lait.
Quand on laisse le lait reposer,
les gouttelettes de matière grasse viennent flotter à la surface,
formant une émulsion plus concentrée : c'est la crème, dont, évidemment,
la teneur en matière grasse dépend du temps de repos du lait.
Puis,
quand on baratte la crème, c'est-à-dire quand on la brasse
énergiquement, on obtient une masse grasse dont un liquide aqueux se
sépare : c'est le beurre, qui, comme dit plus haut, a une teneur en eau
réglementée.
Le beurre est cher ? C'est légitime : il
faut quand même avoir élevé des vaches, avoir trait ces dernières, et
avoir produit le beurre.
Bien plus facile que presser des graines
de tournesol pour faire de l'huile ! Et, de fait, la question du prix
du beurre se pose depuis longtemps, et notamment depuis l'époque du
chimiste Michel Eugène Chevreul, qui encouragea le chimiste Hyppolite
Mege à produire une copie du beurre qui fut nommée margarine.
Initialement,
dans le premier brevet de Mège, en 1869, la recette de la margarine
utilisait de la graisse de boeuf clarifiée, de la mamelle de vache
broyée, un peu de lait, du bicarbonate de sodium et un colorant jaune.
Mège,
qui prit ultérieurement le nom de Mège-Mouriès pour se distinguer
d'homonymes, prétendait avoir fait un produit "supérieur"... mais je
n'échange pas du bon beurre contre de la margarine ! En effet, la
margarine n'as pas de goût (sauf si l'on a ajouté des composés odorants
(que la réglementation nomme fautivement des "arômes", alors qu'il
faudrait parler de compositions ou extraits odoriférants), et c'est
juste de la graisse utilisable pour des usages techniques... qui
oublient que la cuisine est d'abord une activité artistique, qui veut
faire bon. Si c'est pour manger des nutriments, ce n'est pas la peine de
cuisiner.
Pallier une pénurie de beurre
Mais
laissons cette cuisine sans goût aux ignorants, et revenons à la
margarine pour en dire qu'elle fut introduite afin de pallier un coût
élevé du beurre. Mège-Mouriès vendit son brevet à la société Margarine
Unie (qui deviendra Unilever), qui en a fait ... son "beurre".
D'ailleurs,
comme la graisse de boeuf est plus coûteuse que l'huile, la société
Unilever a rapidement appris à remplacer la graisse de boeuf par de
l'huile : comme les comportements de fonte d'une émulsion d'huile ne
permettent pas de faire des pâtes à tarte, l'industrie a "hydrogéné" les
triglycérides, leur permettant de fondre à température supérieure.
On
observera qu'il aurait été loyal de nommer différemment les émulsions
aux matières grasses hydrogénées, afin de bien éclairer le public (la
loi sur le commerce des denrées alimentaires de 1905 revendique que les
produits vendus soit loyaux, sains et marchands). D'autre part, on
n'aura pas lieu de craindre les émulsions faites de graisses
hydrogénées, surtout depuis les progrès de l'industrie alimentaire dans
ce domaine, il y a plus de deux décennies.
Autrement
dit, voici au moins deux idées pour pallier une éventuelle absence de
beurre : utiliser de la graisse de boeuf (clarifiée), ou utiliser de la
margarine, pour les usages de type pâtisserie. Pour les cuissons ou
d'autres usages tels que la confection d'émulsions (sauce mayonnaise,
par exemple), pas besoin de beurre : l'huile suffit.
Mais
la vraie question est celle du goût : une huile neutre est sans
intérêt, autre peut-être que de faciliter économiquement des cuissons où
le goût est apporté par ailleurs. Mais une huile sans goût ne vaut pas
une huile avec goût, pas plus qu'une margarine n'aura le goût de beurre.
Bien
sûr, on peut aussi imaginer de donner du goût à une margarine, en y
ajoutant des composés sapides ou odorants variés, tel le diacétyle, ou
bien le 1-cis-hexén-3-ol, ou des "arômes beurre" (qu'on devrait plus
justement, plus honnêtement, nommer des compositions odorantes
reproduisant l'odeur du beurre). Car le beurre n'est pas le nec plus
ultra : on peut sans doute faire "mieux" (en définissant préalablement
ce que le "mieux" signifie, et en n'oubliant pas qu'est bon ce que
j'aime personnellement).
Terminons
en signalant que le public est un peu girouette, à l'aune de l'histoire
: quand le beurre se fit cher, du temps de Mège, la chimie qui
produisit la margarine fut portée aux nues. De même, la chimie triompha
quand le blocus continental provoqua une pénurie de sucre (de canne,
importé des colonies), et que l'on découvrit comment faire du sucre de
betteraves.
Je parie qu'un certain public qui jette l'anathème à
la chimie aujourd'hui en dira du bien demain, quand le prix du beurre
aura augmenté !
Vient de paraître aux Editions
de la Nuée Bleue : Le terroir à toutes les sauces (un traité de la
jovialité sous forme de roman, agrémenté de recettes de cuisine et de
réflexions sur ce bonheur que nous construit la cuisine)
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
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