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dimanche 2 avril 2023

Droit et sciences de la nature

 Que viennent faire les sciences de la nature  dans les affaires de droit ? 

Voila la question qui se pose, quand il est question, dans le blog d'un scientifique, de droit alimentaire. 

 

D'abord, le livre dont il est question, aujourd'hui, a pour titre Traité pratique de droit alimentaire. Il est publié aux éditions Lavoisier Tec et Doc, et il a été assorti à la fois d'une revue, et d'une grande rencontre, à AgroParisTech, le 17 octobre 2013. 

Une rencontre où, comme pour tout ce que je fais, nous avons essayé de nous rendre utile. 

 

Car le monde "technique" de l'alimentaire a des raisons d'en vouloir au monde du droit : mon collègue Jean-Paul Branlard, de l'Université de Sceaux, ne montre-t-il pas brillamment que, en raison de diverses jurisprudences idiotes, on arrive aujourd'hui à pouvoir vendre, dans les restaurants, des "coqs au vin" sans coq ni vin ? Et le Codex alimentarius n'admet-il pas que les mayonnaises soient faites à partir de moutarde, alors que cette dernière "est le savorisme particulier de la rémoulade", comme l'explique bien le cuisinier français Philéas Gilbert, en 1934 (pour les non cuisiniers, une mayonnaise s'obtient par dispersion d'huile dans un mélange de jaune d'oeuf et de vinaigre, avec addition  de sel et de poivre ; pas de moutarde, sans quoi la mayonnaise devient une rémoulade, ce qui est aussi différent qu'un marteau d'un tournevis, étant donné que la cuisine se préoccupe d'abord, essentiellement, du goût !). 

 

Bref, il y a des raisons de s'intéresser au droit, pour le monde technique. Mais pour le monde scientifique ? 

 

Ici, je dois revenir à la première ligne de mon billet, où j'évoquais des "sciences de la nature". En ces temps de plomb où la confusion intellectuelle règne, où les science studies sont des roquets qui aboient contre les "sciences de la nature", il est plus que jamais indispensable de bien distinguer les "sciences dures" et les "sciences molles"... parce que l'on ne confond pas les tournevis et les marteaux. 

 

Les sciences de l'humain et de la société sont merveilleuses, mais elles ne se confondent pas avec les sciences de la nature, celles qui furent codifiées par des Galilée, des Bacon... 

 

Pour ces dernières, tout est dit avec : 

Le recours à l'expérience

La formalisation mathématique, qui évite les divagations théoriques.

 

D'ailleurs, les sciences de la nature se sont donné des verges pour se faire battre, en usurpant le nom de "science", car ne parle-t-on pas depuis toujours de la "science du maître d'hôtel", du cuisinier, du coordonnier ? 

 

Science, c'est savoir, et les sciences quantitatives doivent avoir un autre nom. Jadis, ce nom était philosophia naturalis, qui a été fautivement traduit en "philosophie naturelle", mais que l'on aurait mieux fait de nommer "philosophie de la nature". 

Ou "physique"... puisque la physis est le mot qui s'impose depuis Aristote, au moins. 

 

Physique ? Pourquoi pas. Mais la biologie, la chimie, par exemple ? P

 

our désigner l'ensemble de ces disciplines, la terminologie "sciences expérimentales" ne convient pas, car les sciences de la nature ne se réduisent pas à l'expérience, leur méthode étant : 

Identification d'un phénomène

Quantification de ce dernier (Bacon parlait de "nombrer")

Réunion des données quantitatives en lois synthétiques (et l'on lira avec intérêt le livre de Meyerson, à propos des "lois")

Recherche des mécanismes admissibles, correspondant à ces lois

Recherche de conséquences prédictives à partir des théories

Tests expérimentaux de ces conséquences, en vue de réfuter la théorie, insuffisante par nature.

 

Bref, il n'y a pas que l'expérience ! De sorte que l'expression "science expérimentale" est bien insuffisante. 

 

Alors pourrait-on parler de sciences de la nature ? 

 

C'est ma conclusion actuelle. Cela étant posé, pourquoi la science quantitative s'intéresserait-elle au droit, et au droit de l'alimentation ? 

 

En réalité, la science ne s'intéresse à rien, parce que la science n'est pas une personne, et je propose de ne pas tomber dans la faute intellectuelle qui consiste à confondre les activités et les êtres humains. 

Autant les derniers ont le droit de s'intéresser au droit, parce qu'il intervient dans le monde où ils vivent, autant la science quantitative n'a rien à voir avec le droit. 

 

Autrement dit, le scientifique (de la nature) perd un peu son temps quand il considère le droit de l'alimentation (avec "droit alimentaire", on tombe dans la même faute du partitif qu'avec "philosophie naturelle"), mais peut-il vraiment éviter d'être "dans la cité" ? 

 

Ouf, cela fait un gros billet ! Il faudra revenir sur bien des points particuliers. Mais luttons contre un certain "droit", que l'industrie utilise pour faire admettre sous le nom de "sauce béarnaise" des sauces qui ne sont pas exclusivement faites d'une réduction d'échalotes dans du vinaigre, avec émulsion de beurre, le jaune d'oeuf apportant les tensioactifs nécessaires à la liaison, et l'estragon donnant son goût très particulier à la sauce. 

 

La loi de 1905 veut que les produits alimentaires soit "sains, loyaux, marchands". Aujourd'hui, il suffit de regarder un peu le monde de l'alimentation pour s'apercevoir que nous avons beaucoup de ménage à faire en matière de loyauté, c'est-à-dire en réalité d'honnêteté des transactions, à propos d'alimentation !

vendredi 8 février 2019

Des arrêts contestables

Un ami me transmet un "arrêt de la cour (grande chambre)" du 13 novembre 2018, à propos d'un litige entre deux sociétés agroalimentaires, l'une étant accusée d'avoir plagié un produit de l'autre. Il s'agit, dit le texte, d'une plainte pour "violation des droits de propriété intellectuelle relatifs à la saveur d'un produit alimentaire".  Il y a, conformément au genre, un rappel des règles ou lois qui peuvent s'appliquer à propos des oeuvres d'art, plus un exposé du litige, dont voici un extrait : "le droit d'auteur sur une saveur renvoie à l'impression d'ensemble provoquée par la consommation d'un produit alimentaire sur les organes sensoriels du goût, en ce compris la sensation en bouche perçue par le sens du toucher". Et finalement, une directive européenne est interprétée, comme "s'opposer à ce que la saveur d'un produit alimentaire soit protégée par le droit d'auteur".

 Je veux discuter deux points :
1. les termes du document qui m'a été transmis... et qui sont très contestables, contradictoires, et formant une base sur laquelle les avocats ou la cour ne pouvaient pas prendre vraiment parti : je propose donc que cet arrêt soit invalidé
2.  la question du droit d'auteur pour les aliments.


A propos de terminologie

 On peut bien sûr imaginer que la traduction de l'arrêt soit mauvaise, mais je propose d'observer qu'il y a le plus grand désordre dans les textes que je cite (des extraits, pour ne pas alourdir ce billet). Par exemple, il est question de "saveur"... mais je pressens qu'il était question de goût... mot utilisé ailleurs à propos d'"organes sensoriels" ! Finalement, de quoi parle-t-on ? Et pourquoi spécifier que la bouche perçoit des sensations tactiles (consistance) ? 
Cette cacophonie n'est pas neuve, comme si un dieu jaloux avait voulu mettre la discorde entre les constructeurs de la tour de Babel. Mais ma comparaison est tendancieuse, car si les constructeurs de ladite tour étaient fous (vouloir toucher le ciel!), la volonté de s'entendre sur les mots du goût est la condition d'avancées scientifiques, en même temps -on le voit- que la possibilité de réglementer et de juger de façon raisonnable (les gens de loi le veulent-ils vraiment, ou bien préfèrent-ils avoir de quoi exercer leurs talents pendant longtemps ?).

Je rappelle ma proposition :
1. quand nous approchons un aliment de la bouche, nous percevons ses couleurs, ses "textures visuelles" (brillant, mat, etc.), son odeur "anténasale" (quand les composés odorants qui vont de l'aliment à l'air arrivent dans nos narines), et jusqu'à son nom qui nous influence (le mot "citron" fait saliver).
2. puis, en bouche, nous sentons le "goût". Plus analytiquement :
 -  l'aliment est mastiqué, avec les dents qui perçoivent la consistance (et non la texture, mais c'est là un détail) ;
- cette mastication libère des composés qui se dissolvent dans la salive, et peuvent atteindre les récepteurs des papilles, ou bourgeons du goût, et c'est la perception des saveurs;
 - simultanément, la mastication, qui chauffe l'aliment (s'il est froid) libère des composés odorants, qui montent vers le nez, ce qui correspond à une odeur "rétronasale"
- et il y a toutes les autres sensations : température, trigéminal (piquants, frais...), calcium, acides gras insaturés à longue chaîne
Tout cela, c'est le goût, dont les saveurs ne sont qu'une composante pas isolable du reste. On comprend que le libellé de l'arrêt est d'une médiocrité indécente !
 

A propos de droit d'auteur

 Je sens les gens de loi  (certains) assez retors pour faire valoir que le droit d'auteur pourrait ne pas s'appliquer à des oeuvres d'art culinaire... puisque j'ai même rencontré des individus assez bornés pour penser que les productions culinaires ne soient pas de l'art. C'était un parti pris irréfléchi, voire idiot, car qu'est-ce que le "bon" sinon le "beau à manger" ? Je renvoie à mon livre, où je fais une "esthétique" du goût, le mot "esthétique" désignant une branche de la philosophie, et non le beau à regarder. 



Cela dit, je dois aussi témoigner (c'est du vrai, je peux produire des preuves) que j'ai été expert dans une affaire telle que celle-ci... et que c'était une mascarade où j'ai  perdu mon temps : il y avait, certes, la société X qui accusait la société Y de contrefaçon... mais, en vrai, ils se moquaient du fond de l'affaire et des arguments réels, car c'était seulement un retour du berger à la bergère, la société Y ayant fait plus tôt un procès à la société X... Et tout cela s'est terminé à l'amiable.
Alors qu'il y aurait eu lieu de trancher ! Je maintiens qu'il y a des contrefaçons, et même si l'on ne peut pas breveter une préparation culinaire, on peut parfaitement reconnaître une copie.