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samedi 2 septembre 2023

Est-il bien vrai que l'on naît rôtisseur ?

Parmi les aphorismes de Jean-Anthelme Brillat-Savarin, il y en a un que je déteste parce qu'il stipule que l'on devient cuisinier, mais que l'on naît rôtisseur. 

Quoi : aucun travail ne pourrait nous donner la compétence de la rôtisserie, qui serait innée ? 

En réalité, Brillat-Savarin a inventé des histoires, qu'il a merveilleusement racontées ; il a seulement colligé un grand nombre d'idées gastronomiques qui étaient dans l'air pour composer un bouquet bien plus beau que les fleurs qu'il avait amassées ça et là. 

Son génie littéraire nous a fait gober des tas d'idées, justes ou fausses... mais encore je trébuche sur le mot « génie », qui voudrait faire croire à des « dons » : dans le cas particulier de Brillat-Savarin, aucun don, puisque son livre fut un immense travail, celui de toute une vie. Bref Brillat-Savarin a recueilli des fleurs, et toutes n'étaient pas d'égale qualité : l'aphorisme consacré à la rôtisserie est mauvais. 

Oui, tout d'abord, on peut devenir cuisinier si l'on travaille : si l'on travaille suffisamment, si l'on s'interroge sur l'acte de cuisiner, il y a fort à parier que l'on peut devenir un excellent cuisinier. Evidemment,  tous les cuisiniers ne sont pas égaux, mais il suffit de les interroger pour voir que tous n'y ont pas passé le même temps, tous n'y ont pas mis le même soin, tous n'ont pas réfléchi avec autant d'intensité, d'incertitude, de doute, à l'acte de cuisiner, et cela fait toute la différence. 

Dans un registre artistique différent, la musique,  je viens de visionner un cours public du violoncelliste Mstislav Rostropovitch, qui disait à ses jeunes élèves que seule une chose comptait, le nombre d'heures passées à travailler : et s'il n'avait pas tort ? 

 

Venons en maintenant à la question de la rôtisserie. Est-elle innée ? 

 

Je ne le crois pas, car  je me souviens trop bien de mes camarades de classe, au collège ou au lycée, qui nous disaient dédaigneusement qu'ils avaient de bon résultats sans rien faire. Renseignements  pris, il y passaient des heures, et ce snobisme n'était pas à leur honneur. 

Je ne crois guère aux « facilités », et encore moins à l'impossibilité de ne pas devenir... par le travail, ce que l'on a décidé de devenir. Evidemment, je ne parle pas des qualités physiques, la taille, le poids, car il y a une vraie différence. Je parle de compétences qui ne sont innées pour personne, et que l'on peut obtenir. 

 

Tiens, d'ailleurs, la rôtisserie : et si l'on analysait un peu ? 

Commençons par un poulet. Il suffit d'une expérience, et d'une seule, de rôtissage d'un poulet trop près d'un feu vif pour observer qu'il charbonne. Et il suffit d'un thermomètre pour apprendre à mettre le poulet à une distance du feu telle que la température sera telle que nous le désirons. Cela parce que les feux modernes sont d'une régularité bien plus grande que les feux d'antan. Si nous voulons du 61 °C, nous l'aurons ; du 70 °C, itou. D'où les basses températures qui font des chairs parfaitement tendres, pas sèches. 

Ces deux expériences faites, posons-nous la question de l’objectif : comment voulons-nous notre poulet rôti. Cuit ? Cela signifie que les chairs doivent être  portées à une température qui dépend de notre goût. 

Par exemple, pour ceux qui veulent non seulement la coagulation des chairs, mais aussi leur passage du rose au blanc, il faut un bon 70 °C. 

D'autre part, pour que la peau soit croustillante, il faut que son eau soit évaporée. Et c'est là que des températures bien supérieures à 100 °C (l'ébullition de l'eau), comme pour les fritures, seront utiles. Si l'on dissocie ainsi la cuisson de l'intérieur, très simple grâce aux bases températures, et la cuisson de la peau, facile aussi avec les hautes températures que l'on peut atteindre, alors la question du rôtissage est réglée.

 

Il faut donc changer l'aphorisme : on devient cuisinier si l'on travaille, et l'on peut devenir également rôtisseur, si l'on travaille.

lundi 28 octobre 2019

Comment le métier de cuisinier évoluera-t-il ?



Après une conférence où je discutais la cuisine note à note :

J'ai une petite question sur votre conférence que je vais essayer de formuler correctement : le chef qui a ouvert un restaurant totalement note à note se considère-t-il encore comme un chef au sens classique du terme ou bien désormais davantage comme un technicien de laboratoire ? Il ne doit quasiment plus appliquer les gestes classiquement employés dans la restauration !
C'est intéressant de se dire que le métier de cuisinier pourrait maintenant basculer davantage sur la capacité de savoir mettre en partition des saveurs en étant totalement  déconnecté de la maîtrise des gestes encore en vigueur dans ce métier et qui en sont une identité très forte.


Ma réponse est la suivante : 

1. en substance, la question culinaire est artistique, et la technique n'est rien.
2. donc les cuisiniers sont des artistes, pas des techniciens, ni des technologues, ni des scientifiques ;
3. et les cuisiniers "note à note" suivent des recettes et les interprètent en termes gustatifs, comme Andras Schiff interprète Bach.


Je développe un peu :

1. La question culinaire est la suivante : le cuisinier ou la cuisinière doivent "faire à manger", ce qui signifie d'organiser des ingrédients pour faire des "plats", des "mets", ce que l'on peut interpréter comme des systèmes physico-chimiques qui apportent à l'organisme de quoi se développer ou s'entretenir. Mais ces mets doivent "passer la barrière du goût", à savoir qu'ils doivent être reconnus comme "bons", et non pas seulement pour des raisons intellectuelles, mais aussi parce que la détection sensorielle des divers composés permet à l'organisme de préparer la digestion des mets.
Il y a donc des questions sensorielles, et des questions culturelles.
Et, d'autre part, je vois clairement une différence entre l'artisanat (pensons au peintre en bâtiment) et l'art : bien sûr, l'artiste doit être un excellent technicien, mais la question technique est seulement de venir à l'appui de l'idée artistique (le "bon", qui est le beau à manger). Et pour l'artisan, aussi, la question du bon s'impose.

Pour cette question technique, la cuisine note à note se pratique avec les mêmes ustensiles que la cuisine classique ou que la cuisine moléculaire : on coupe, on chauffe, on broie, on refroidit, on verse, etc.


2. Oui, les cuisiniers sont des techniciens, quand ils sont artisans, ou des artistes quand ils sont artistes.
Par exemple, un crêpier doit correctement préparer la pâte, avec une fluidité appropriée, puis bien l'étaler et la retourner, quand vient le moment : c'est un travail technique.
Par exemple, un cuisinier qui sert des steaks frites ou n'importe quel plat du jour classique doit être capable de suivre une recette, à savoir que le steak doit être bleu, saignant, à point ou bien cuit selon la demande du client, et les frites doivent être cuites sans être trop brunes (sans quoi elles seraient chargées de trop d'acrylamide et autres composés toxiques).
Par exemple, un pâtissier doit savoir faire de la pâte à choux et la cuire.

Mais pour la question artistique, le travail technique est dépassé par la création artistique.

Bien sûr, il n'est pas interdit au cuisinier d'avoir une réflexion technologique : s'intéresser à sa technique et chercher à l'améliorer. Mais cela ne doit pas l'emporter sur son travail, sans quoi il n'est plus cuisinier, mais technologue.
De même pour la science : le cuisinier pourrait décider de s'intéresser à chercher les mécanismes des phénomènes qui surviennent quand il cuisine... mais :
- il ne serait plus cuisinier
- il lui faudrait lâcher les ustensiles de cuisine pour passer au maniement d'outils d'analyse et d'équations... en vue de tout autre chose que la production d'aliments.


3. Pour la cuisine note à note, il en va exactement comme pour la cuisine classique, avec des créateurs et des interprètes.
Pour les deux, il n'est pas nécessaire d'être chimiste, mais il faut connaître les ingrédients et la façon dont ils se transforment quand on les traite. Par exemple, un poulet chauffé à plus de 150 degrés brunit, tandis que sa chair coagule, que son goût change. Mais, au fond, est-ce si différent quand le cuisinier mélange des protéines (une poudre, comme la farine) et de l'eau, avant d'ajouter des composés colorés, sapides ou odorants, et de faire cuire l'ensemble dans une poêle : ça ou une crêpe, quelle différence ?
Bref  les cuisiniers "note à note" suivent des recettes (qu'ils créent eux-mêmes ou qu'ils  interprètent en termes gustatifs, comme n'importe quel musicien interpréterait des auteurs classiques. Quand l'outil est au point, la technique s'efface devant le travail artistique.

Et c'est ainsi que, un jour, mon ami Pierre m'a demandé s'il devait apprendre la chimie, et ma réponse a été immédiate : surtout pas, consacre tout ton temps à ton art, puisque la question technique n'a guère d'intérêt, et qu'elle pourra éventuellement résolue par des technologues, le jour où tu en auras besoin.

Bref, pour les cuisiniers de demain ne seront certainement pas des scientifiques, ils n'ont pas besoin d'être des technologues ; en revanche, il leur incombera un travail technique... et la question du bon, à savoir du beau à manger !