Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
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lundi 28 octobre 2019
Comment le métier de cuisinier évoluera-t-il ?
Après une conférence où je discutais la cuisine note à note :
J'ai une petite question sur votre conférence que je vais essayer de formuler correctement : le chef qui a ouvert un restaurant totalement note à note se considère-t-il encore comme un chef au sens classique du terme ou bien désormais davantage comme un technicien de laboratoire ? Il ne doit quasiment plus appliquer les gestes classiquement employés dans la restauration !
C'est intéressant de se dire que le métier de cuisinier pourrait maintenant basculer davantage sur la capacité de savoir mettre en partition des saveurs en étant totalement déconnecté de la maîtrise des gestes encore en vigueur dans ce métier et qui en sont une identité très forte.
Ma réponse est la suivante :
1. en substance, la question culinaire est artistique, et la technique n'est rien.
2. donc les cuisiniers sont des artistes, pas des techniciens, ni des technologues, ni des scientifiques ;
3. et les cuisiniers "note à note" suivent des recettes et les interprètent en termes gustatifs, comme Andras Schiff interprète Bach.
Je développe un peu :
1. La question culinaire est la suivante : le cuisinier ou la cuisinière doivent "faire à manger", ce qui signifie d'organiser des ingrédients pour faire des "plats", des "mets", ce que l'on peut interpréter comme des systèmes physico-chimiques qui apportent à l'organisme de quoi se développer ou s'entretenir. Mais ces mets doivent "passer la barrière du goût", à savoir qu'ils doivent être reconnus comme "bons", et non pas seulement pour des raisons intellectuelles, mais aussi parce que la détection sensorielle des divers composés permet à l'organisme de préparer la digestion des mets.
Il y a donc des questions sensorielles, et des questions culturelles.
Et, d'autre part, je vois clairement une différence entre l'artisanat (pensons au peintre en bâtiment) et l'art : bien sûr, l'artiste doit être un excellent technicien, mais la question technique est seulement de venir à l'appui de l'idée artistique (le "bon", qui est le beau à manger). Et pour l'artisan, aussi, la question du bon s'impose.
Pour cette question technique, la cuisine note à note se pratique avec les mêmes ustensiles que la cuisine classique ou que la cuisine moléculaire : on coupe, on chauffe, on broie, on refroidit, on verse, etc.
2. Oui, les cuisiniers sont des techniciens, quand ils sont artisans, ou des artistes quand ils sont artistes.
Par exemple, un crêpier doit correctement préparer la pâte, avec une fluidité appropriée, puis bien l'étaler et la retourner, quand vient le moment : c'est un travail technique.
Par exemple, un cuisinier qui sert des steaks frites ou n'importe quel plat du jour classique doit être capable de suivre une recette, à savoir que le steak doit être bleu, saignant, à point ou bien cuit selon la demande du client, et les frites doivent être cuites sans être trop brunes (sans quoi elles seraient chargées de trop d'acrylamide et autres composés toxiques).
Par exemple, un pâtissier doit savoir faire de la pâte à choux et la cuire.
Mais pour la question artistique, le travail technique est dépassé par la création artistique.
Bien sûr, il n'est pas interdit au cuisinier d'avoir une réflexion technologique : s'intéresser à sa technique et chercher à l'améliorer. Mais cela ne doit pas l'emporter sur son travail, sans quoi il n'est plus cuisinier, mais technologue.
De même pour la science : le cuisinier pourrait décider de s'intéresser à chercher les mécanismes des phénomènes qui surviennent quand il cuisine... mais :
- il ne serait plus cuisinier
- il lui faudrait lâcher les ustensiles de cuisine pour passer au maniement d'outils d'analyse et d'équations... en vue de tout autre chose que la production d'aliments.
3. Pour la cuisine note à note, il en va exactement comme pour la cuisine classique, avec des créateurs et des interprètes.
Pour les deux, il n'est pas nécessaire d'être chimiste, mais il faut connaître les ingrédients et la façon dont ils se transforment quand on les traite. Par exemple, un poulet chauffé à plus de 150 degrés brunit, tandis que sa chair coagule, que son goût change. Mais, au fond, est-ce si différent quand le cuisinier mélange des protéines (une poudre, comme la farine) et de l'eau, avant d'ajouter des composés colorés, sapides ou odorants, et de faire cuire l'ensemble dans une poêle : ça ou une crêpe, quelle différence ?
Bref les cuisiniers "note à note" suivent des recettes (qu'ils créent eux-mêmes ou qu'ils interprètent en termes gustatifs, comme n'importe quel musicien interpréterait des auteurs classiques. Quand l'outil est au point, la technique s'efface devant le travail artistique.
Et c'est ainsi que, un jour, mon ami Pierre m'a demandé s'il devait apprendre la chimie, et ma réponse a été immédiate : surtout pas, consacre tout ton temps à ton art, puisque la question technique n'a guère d'intérêt, et qu'elle pourra éventuellement résolue par des technologues, le jour où tu en auras besoin.
Bref, pour les cuisiniers de demain ne seront certainement pas des scientifiques, ils n'ont pas besoin d'être des technologues ; en revanche, il leur incombera un travail technique... et la question du bon, à savoir du beau à manger !
mardi 10 février 2015
Des réponses à des questions
• Qu’est qui a conduit votre réflexion scientifique vers l’univers culinaire ?
Pour celle-là, ce n'est pas difficile : dans les années 1980, j'ai compris que la science devait identifier des mécanismes nouveaux et des phénomènes inédits.
Le champ culinaire avait été très peu regardé, de sorte qu'il m'a semblé qu'il y avait à faire "facilement".
Et puis, quand même, j'avais été intrigué, quand je cuisinais, de voir des explications étranges, manifestement fausses, que l'on me donnait alors. Par exemple, il était dit que les femmes réglées faisaient tourner les mayonnaises, que les barres de fer posées sous les tonneaux de vin empêchaient le vin d'aigrir, et ainsi de suite.
Plus localement, tout a basculé le 16 mars 1980, alors que je faisais un soufflé au roquefort et que l'on me disait de mettre les jaunes deux par deux.
Pour ce sujet, voir mon livre Les Secrets de la Casserole, Belin, 1992.
• Vous avez introduit dans les années 80 la cuisine moléculaire, poussant plus loin la "chimie pratique" comme l'appelait Grimod de La Reynière. Aujourd'hui, je m'interroge sur les liens entre technologie et univers culinaire. On confie à une intelligence artificielle la conception de recettes inédites par le biais d'algorithmes réunissant notamment informations scientifiques et big data ; on cuisine à distance ; on envisage de communiquer les effluves de nos assiettes comme de simples images ou encore de photographier ces mêmes assiettes pour en découvrir les ingrédients…
Cette connexion univers culinaire/technologie semble échapper aux champs de la pensée balisée et convoquer au contraire des notions transversales. Selon vous, sous quel(s) angle(s) doit-on axer la réflexion ? sociologie, psychologie, ethnologie, marketing, sciences…?
Ce que j'ai proposé, à côté de la gastronomie moléculaire (une discipline scientifique), c'est effectivement la cuisine moléculaire, comme une rénovation technique de la cuisine.
Contrairement à ce que vous dites, cela n'avait rien à voir avec la "chimie pratique". La chimie est une production de composés nouveaux, et la cuisine est de toute façon un "art chimique".
Vous vous interrogez sur les liens entre technologie et univers culinaire ? La question est vague, si je peux me permettre. La technologie est une amélioration de la technique. Or la cuisine a une composante technique. La technologie a donc pour vocation d'améliorer la technique culinaire, c'est tout simple. Voir à ce sujet le livre Science, technologie, technique (culinaires) : quelles relations ?, Editions Quae !
Dans ce que vous décrivez, je crois qu'il manque une réflexion, et qu'il y a beaucoup de fantasme et de communication. On confie à une intelligence artificielle la conception de recettes ? Cela n'est pas bien difficile, ni bien grave. De toute façon, cela omet le fait que la cuisine ait une composante artistique. Or l'art ne se réduit pas à une machine. Information scientifique et big data (de quoi parlez vous au juste ? parlons français et clair, s'il vous plait) : cela ne change rien à l'affaire.
Cuisiner à distance ? Pourquoi pas : au fond, tenir le manche de la poêle ou pas, ce n'est pas bien important. Communiquer des odeurs par téléolfaction ? Pourquoi pas. Dans le temps, j'avais même imaginé la télégustation, et plus récemment, j'ai proposé que la cuisine "note à note", qui supplantera la cuisine moléculaire, soit elle-même dépassée par l'implantation de sensations gustatives dans le cerveau, indépendamment des aliments consommés.
Puis, si je peux me permettre, vous dites des choses bien compliquées avec des phrases telles que "Cette connexion univers culinaire/technologie semble échapper aux champs de la pensée balisée et convoquer au contraire des notions transversales. " La même question en plus simple, s'il vous plaît ? C'est quoi, une pensée balisée ? C'est quoi une notion transversale ? Moi, je comprends sujet, verbe, complément, désolé car je suis un petit esprit.
L'avenir du caractère sociabilisant de la food
Ah, je déteste les anglicismes quand je parle français. C'est quoi, la "food" ?
• L'univers culinaire fait appel à des concepts parfois irrationnels, par le biais de la "pensée magique" (Fischler) propre aux tribus premières (principe de contagion par l'incorporation). Toutefois on retrouve cet imaginaire de la nourriture encore aujourd'hui sous des formes variées et assimilées par l'individu depuis son enfance jusqu'à l'âge adulte (apprentissage des parents, influence de croyances religieuses ou de la société elle-même). De plus, on observe une tendance pour l'eatertainment, qui fait de l'univers culinaire un moment propice au divertissement, à l'évasion précisément par l'imagination.
La première phrase de votre question est allusive. Donc je ne vous comprends pas. Donc je ne peux pas vous répondre, parce que je n'en suis pas capable. Bien sûr, dans mon livre Les précisions culinaires, j'évoque de la pensée magique, mais rien ne me dit que ce soit ce à quoi vous pensez, désolé, à nouveau.
Puis je comprends encore moins la seconde phrase.
La nourriture si sensible (sensations, goût, émotions, souvenirs d'enfance) et partiellement irrationnelle est de plus en plus envisagée sous le prisme de la rationalité (parfois pseudo-scientifique) : outils de quantified-self, algorithmes farfelus comme ceux de BeatBalls ou complexes comme ceux de Chef Watson, l'intelligence artificielle dont je vous parlais. Selon vous, que cela révèle-t-il de l'individu contemporain ?
Pourquoi dites vous que la nourriture est "irrationnelle" ? Il y a un débat à avoir sur la "rationalité". Une appréciation positive de la nourriture en raison d'une habituation pendant l'enfance est parfaitement rationnelle !
Je ne comprends pas, d'autre part, ce que signifie "quantified-self".
Je ne connais pas BeatBalls (encore des termes anglais).
Chef Watson? Appelez moi Professeur This. Plus sérieusement, je me refuse à nommer chef des gens qui sont cuisiniers. Ils ne sont pas mes chefs.
Au total, je ne comprends rien à ce paragraphe. Et je ne peux donc pas répondre.
• Dans un monde qui tend à se digitaliser on ne pourra jamais dématérialiser la nourriture, élément de subsistance. Si aujourd'hui on la virtualise par le partage de son signifiant (ex: InstaFood), comment imagineriez-vous l'étape suivante, lorsque les masses se lasseront de cette "simple" transmission et/ou que les technologies futures conduiront à de nouvelles opportunités de partage ?
Digitaliser ou numériser ?
On ne pourra jamais numériser la nourriture : méfions nous des impossibles, avec la science. Oui, les nutriments semblent indispensables, pour l'instant.
Mais là encore, je ne comprends rien à ce que vous me dites, parce que les termes sont flous. Siginifiants : pensez vous à celui de Saussure ou à celui de Lacan ?
Technologies : parlez vous de technologie ou de technique?
• Certains scientifiques présagent à l’homme un avenir sombre dans lequel les ressources alimentaires seraient épuisées, et dans un monde où la population mondiale augmenterait de plus de 100%. Les progrès techniques couvriraient 70% des besoins alimentaires. La nourriture se présenterait alors sous une forme déconcertante : certains parlent de poudre, d’autres de nutriments liquides. L’acte de consommation lui-même ne ressemblerait plus en rien à ce qu’il a pu être jusqu’à présent dans nos cultures occidentales. Vous nous avez initié à la destructuration mais pas à un tel point, pas au prix de la sensibilité visuelle, gustative… Et vous rassurez vous-même les inquiets en rappelant que « l’être humain a un estomac de primate, fait pour se nourrir de gras et de sucre », .
Quels scientifiques ? Ce que prévoient les gens raisonnables, c'est que l'on ne puisse nourrir que 7 milliards de personnes, sur les 10 qui seront là en 2050. Je n'ai pas vu de prévision de 100 %.
Au fait, avez vous vu ma proposition de "cuisine note à note" ? A voir absolument, à ce sujet, mon livre La cuisine note à note, éditions Belin.
Cela dit, à partir de poudres, de liquides, on peut construire des aliments avec une consistance, une couleur, une odeur, une saveur, etc. Pas de fantasme !
Je n'ai invité personne à une déstructuration, au contraire à une construction ! Une choucroute est non structurée. Moi, je propose au contraire de construire, en vue de mieux maitriser le goût que par les procédés classiques, périmés et paresseux.
A ce propos, voir mon tout dernier livre Mon histoire de cuisine, Editions Belin
Si ce scénario s’avère toutefois exact, comment imaginez-vous la perpétration d’un lien social autour de ces formes d’aliments dénués de toute sensibilité commune ?
Là encore, je ne vois pas pourquoi les aliments note à note seraient dénués de sensibilité commune. Une métaphore : avec un synthétiseur, on peut très bien jouer Au clair de la lune, et cela ne pose de questions à personne !
Si le repas reste un moment de partage, « d’être ensemble » malgré tout, cela révèle-t-il de l'aliment qu'il n'est en fait qu'un élément secondaire dans l'expérience sociale du repas ?
La phrase est bancale, je crois.
Donc difficile de répondre.
• Dans l'imaginaire collectif, avant même de faire penser à l'eatertainment, le lien "nouvelles technologies" et "univers culinaire" renvoie aux innovations fonctionnelles, directement présentes en cuisine comme les réfrigérateurs connectés, les plans de travail intelligents, ou encore les imprimantes 3D alimentaires. Ces innovations laissent penser que nous serons de plus en plus assistés en cuisine, et que nous aurons de moins en moins besoin de faire appel à des individus externes pour apprendre ou se perfectionner en cuisine.
Encore cet eatertainment que je ne comprends pas (et qui ne m'intéresse pas au point que j'aille perdre du temps à comprendre ce que c'est). Le progrès technique, c'est le progrès technique. Assistés en cuisine ? Je sais combien "le gaz à tous les étages" a fait de révolution, ainsi que les robots ménagers... et alors ? On n'en est pas mort !
Pensez-vous que la force socialisante de la cuisine résistera au bouleversement de l'aspect fonctionnel de la nourriture lié à ces nouvelles technologies ?
Oui.
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