En 1883, Daudet écrit dans La Nouvelle Revue40 :
« Les premières Lettres de mon moulin ont paru vers 1866 dans un
journal parisien où ces chroniques provençales, signées d'abord d'un
double pseudonyme emprunté à Balzac, « Marie-Gaston » détonnaient avec
un goût d'étrangeté. Gaston, c'était mon camarade Paul Arène
qui, tout jeune, venait de débuter à l'Odéon par un petit acte
étincelant d'esprit, de coloris, et vivait tout près de moi, à l'orée du
bois de Meudon. Mais quoique ce parfait écrivain n'eût pas encore à son
acquit Jean des Figues, ni Paris ingénu, ni tant de pages
délicates et fermes, il avait déjà trop de vrai talent, une
personnalité trop réelle pour se contenter longtemps de cet emploi
d'aide-meunier. Je restai donc seul à moudre mes petites histoires, au
caprice du vent, de l'heure, dans une existence terriblement agitée. »
Les cinq premiers textes parus dans L'Événement sont signés
Marie-Gaston, le sixième Alphonse Daudet (Marie-Gaston), les six
derniers Alphonse Daudet. Marie-Gaston est emprunté au nom d'un
personnage de Mémoires de deux jeunes mariées de Balzac41.
Quelques mois plus tard, Octave Mirbeau, dans Les Grimaces, après cette « introduction » :
« M. Robert de Bonnières,
dans une remarquable et malicieuse étude sur M. Alphonse Daudet, nous a
révélé l’étymologie de ce nom : Daudet. Daudet vient de Davidet qui, en
langue provençale, veut dire : Petit David : d’où il résulte que M.
Daudet est d’origine juive. Si son nom et le masque de son visage
n’expliquaient pas suffisamment cette origine, son genre de talent et la
manière qu’il a de s’en servir la proclameraient bien haut. »
, ajoute42 :
« Je ne considère point, comme un honnête homme, le monsieur qui
persiste à faire paraître, sous son nom, un livre qu’on dit n’être point
de lui, un livre d’où lui sont venues la réputation d’abord, la fortune
ensuite, et cette sorte de gloire au milieu de laquelle il apparaît
dans des attitudes ennuyées et méprisantes de demi-dieu. Je veux parler
des Lettres de mon moulin. On sait aujourd’hui que ce délicieux
recueil de contes provençaux est de M. Paul Arène. Et j’ai plaisir à
dire carrément et tout haut ce que tout le monde dit tout bas et comme
en se cachant, non point pour me donner la satisfaction vaine d’être
désagréable à M. Alphonse Daudet, mais pour rendre justice à un écrivain
charmant, qui n’a point su, grâce à son insouciance de poète et de
rêveur, percer l’obscurité qui enveloppe son nom, tandis que flamboie,
aux quatre coins du monde et porté par les cent mille bras de la
réclame, le nom illustre de l’auteur des Rois en exil. Et ce qui prouve mieux encore que les droits payés à M. Paul Arène sur les Lettres de mon Moulin,
que M. Paul Arène en est le véritable auteur, c'est la langue en
laquelle ce livre est écrit, une langue claire, pittoresque, pétrie
d'azur et de soleil, qu'on retrouve partout dans les plus menues œuvres
de M. Paul Arène, et qu'on chercherait vainement dans celles de M.
Alphonse Daudet. »
Quelques jours plus tard, Gil Blas publie un article de Paul Arène en réponse à Mirbeau, où il s’adresse à Daudet43 :
« Mais qui diantre nous aurait dit qu'un beau jour, devenu illustre,
on t'accuserait de plagiat et qu'à moi l'on ferait ce redoutable honneur
de m'attribuer la paternité de tes œuvres ? Au fond, je t'en veux, mon
cher Daudet. Je t'en veux de n'avoir pas protesté d'abord, dès la
première insinuation, les premiers bruits sournois qui t'en sont
revenus, sans attendre la nécessité où se trouve réduit ton vieil ami
d'appeler au secours et de crier à la garde. Te rends-tu compte de ma
situation si, par insouciance ou dédain, tu laissais la légende
s'accréditer ? Car elle n'y va pas par quatre chemins, la légende !
C'est moi, paraît-il, moi Paul
Arène, qui ai écrit, tranquillement, à mes heures perdues, tout ce que
tu as signé de ton nom d'Alphonse Daudet. De braves gens me l’ont
soutenu, accueillant mes dénégations d'un sourire qui prouvait combien
sur ce point ils étaient mieux renseignés que moi.
[…] C'est pourquoi, Daudet, je t'en supplie, au nom de notre affection
déjà vieille et que rien n'a su entamer, viens à mon aide,
montre-toi et crie : « Me, me adsum. C'est moi le coupable, c'est moi
seul qui fais mes romans, nous vous le jurons par tous les dieux, mais
laissez Arène tranquille. » Tous ces ridicules ragots que tu as certes
le droit de mépriser, mais dont il me
déplairait fort en me taisant de paraître complice, ont pour point de
départ le fait nullement mystérieux que jadis, à ce moment de vie
commune rappelé au commencement de l'article, et quand nous essayions
d'acclimater les cigales provençales sur les bouleaux du Val-Fleury, on
nous vit, pour les Lettres de ton Moulin, quelque temps travailler
ensemble. De ton moulin ! […] Mais de là à laisser dire ou croire que
Les Lettres du mon Moulin sont de moi, il y a une légère nuance ; et
puisqu'en notre siècle enragé d'exacts documents, il faut mettre les
points sur les i et parler par chiffres, établissons, une fois pour
toutes et pour n'en plus parler, qu'en effet, sur les vingt-trois
nouvelles conservées dans ton édition définitive, la moitié à peu près
fut écrite par nous deux, assis à la même table, autour d'une unique
écritoire, joyeusement et fraternellement, en essayant chacun sa phrase
avant de la coucher sur le papier. Les autres ne me regardent en rien et
encore dans celles qui me regardent un peu, ta part reste-t-elle la
plus grande, car si j'ai pu y apporter — du diable si je m'en souviens —
quelques détails de couleur ou de style, toi seul, toujours, en trouvas
le jet et les grandes lignes. »
En 1889, l'affaire rebondit quand Louis-Pilate de Brinn’Gaubast a la malencontreuse idée de dérober les brouillons des Lettres de mon mon moulin chez les Daudet alors qu'il était précepteur pour Lucien Daudet,
le fils d'Alphonse. Celui-ci mit tout en œuvre pour récupérer les
brouillons, jetant une fois de plus le doute sur la paternité de ses
écrits quand le larcin devint public44.
En 1912, un ami de Paul Arène, Léopold Dauphin, écrit45 :
« Il y a justice à réviser quelque peu ce procès [celui fait par Mirbeau] qui fit grand bruit à l'époque. L'article des Grimaces
pouvait le [Paul Arène] brouiller avec Daudet ; désavouer Mirbeau,
c'était s'en faire un ennemi. Pour sortir de cette impasse, il dut faire
appel à toute la finesse de son esprit et c'est ainsi qu'il écrivit
trois jours après dans Gil Blas une chronique exquise où sans
complètement démentir Mirbeau, il tâchait de conserver une amitié qui
lui était chère. Oui, à quelques lettres, la collaboration de mon ami
fut possible, mais dans la mesure que voici, je la crois d'autant plus
vraie que mon ami me la laissa souvent deviner. […] On écrivait des
histoires jolies, les deux plumes puisant au même encrier, on se
montrait ces feuillets noircis et, comme les deux manières d'écrire
s'étaient identifiées, ils en arrivaient à ne plus savoir lequel des
deux les avaient écrits. Et je crois être bien près de la stricte vérité
en disant que là seulement doit se borner la part de collaboration de
Paul Arène à quelques-unes des Lettres de mon moulin. »
La collaboration de Paul Arène aux Lettres est certaine, tout au moins pour les textes qui ont paru d'abord dans L'Événement.
Néanmoins, il est impossible d'en déterminer l'étendue, les manuscrits
n'étant pas connus. La subtile réponse d'Arène à Mirbeau lave Daudet des
accusations de plagiat et lui reconnaît la paternité des sujets, mais
confirme son implication dans « la moitié à peu près » des nouvelles du
recueil. Arène se garde bien d'en préciser l'étendue : « du diable si je
m'en souviens ». D'autre part, Julia Daudet, l'épouse de Daudet, a elle aussi collaboré aux textes écrits en 1868-18695.