jeudi 21 novembre 2024

Enseigner, c'est plus facile quand...

 Je reviens sur des questions d'enseignement parce que, cette année, tout a été beaucoup plus simple que les années précédentes : les groupes d'étudiants pour qui j'organisais des modules d'enseignement étaient plus homogènes, et il n'y avait pas d'étudiant plus faible que les autres. De ce fait, il n'y avait pas à pallier des insuffisances particulières et complètement déplacées : nous avons pu nous consacrer aux matières qui était au programme, à partir d'un document de cadrage parfaitement rigoureux et explicite. 

Je ne dis pas que j'ai bien fait, mais je dis que j'ai mieux fait que par les années précédentes et notamment parce qu'il y avait un auditoire commun. 

Je vois que j'aurais pu encore mieux faire :  l'analyse nous avons esquissé avec les étudiants a bien montré les défauts qu'il fallait corriger. Par exemple le regroupement des documents d'études en un site unique. 

Mais,  au-delà de ce ces aménagements qui seront faits  l'an prochain, je n'ai besoin de personne pour m'apercevoir que, de temps en temps, je suis un peu implicite, notamment sur des calculs que je fais trop vite pour les autres. Il y a lieu de mieux apprendre à me faire comprendre de ce point de vue. 

Cela me rappelle, quand un de mes fils était au lycée, que, dans les devoirs sur table, il balançait des équations sans explication : je lui ai expliqué que cela ne se faisait pas et qu'il fallait dire le raisonnement, lequel était en réalité aussi important que le résultat lui-même. 

Je retrouve ce défaut dans un cours que je suis en train d'écrire et que des collègues co-signataires me signalent implicitement en me demandant une figure, indication du fait qu'ils n'ont pas compris comment j'obtiens le résultat. 

D'ailleurs, faire un calcul trop vite, c'est aussi s'exposer à le faire faux. 

Décidément, pour les autres comme pour soi-même, il y a lieu de calculer très lentement et très sûrement. Très explicitement aussi puisque c'est là la clé du succès

mercredi 20 novembre 2024

Tous les chemins mènent à Rome

 
Comment faire une découverte scientifique ?

Pour montrer que la question est difficile, j'ai comparé le scientifique à un marcheur dans une région qui serait divisée en deux par la "ligne du présent" ; derrière, le passé, et devant le futur. Notre scientifique peut se tourner vers le passé, c'est-à-dire regarder l'histoire des sciences, et il voit alors des montagnes, qui sont les grandes découvertes du passé : la relativité, la mécanique quantique... Mais il n'est pas historien des sciences, et il doit regarder plutôt vers l'avant, où se trouvent les montagnes qu'il doit découvrir. Où sont-elles ? 

Evidemment, il ne les voit pas... sans quoi elles seraient déjà découvertes : nous devons faire l'hypothèse qu'il y a, devant lui, un épais brouillard dans lequel il doit avancer. Avancer... Mais dans quelle direction ? Quel chemin le conduira-t-il vers une montagne ? La question est bien difficile, d'autant que même la méthode qui consisterait à avancer dans une direction d'élévation n'a rien de sûr : après quelques pas en montant, il pourrait y avoir une descente. Alors ? 

Alors il y a cette image merveilleuse : tous les chemins mènent à Rome. 

 Oui, tous les chemins mènent à Rome, dit le dicton... et c'est peut-être dans le cheminement plutôt que dans la direction qu'il faut chercher les découvertes. Et la métaphore précédente, aussi séduisante qu'elle soit, n'est peut-être pas juste. Bien sûr, il y a des "faits", mais on lira utilement, à cette occasion, les réflexions d'Antoine Lavoisier, de Michel Eugène Chevreul ou de Jean-Baptiste Dumas, qui, plus ou moins s'accordent sur la nécessité de ne pas se limiter à recueillir des "faits", mais à les rapprocher, pour en chercher des analogies, tout en sachant bien que le fait est déjà une abstraction.

mardi 19 novembre 2024

On ne perçoit jamais les saveurs, odeurs rétronasales... mais seulement le goût

 Régulièrement juré dans des concours de produits alimentaires (cuisine, charcuterie, etc.), je vois régulièrement des grilles d'évaluations très... disons insuffisantes. 

Je passe sur les confusions entre saveurs et goût, entre odeur et arôme, entre sensations trigéminales et saveurs, sans compter sur l'ignorance des modalités sensorielles récemment découvertes, et je m'interroge ici sur la conception de grilles plus justes : comment les réaliser ? 

1. Pour répondre à la question il faut répéter que nous pouvons percevoir l'aspect visuel sans trop de difficultés. Certes, le nom qui est donné à l'objet nous conditionne un peu, mais il reste que du jaune n'est pas bleu, par exemple. On pourra donc questionner les jurés sur la couleur, la texture visuelle, ou diverses caractéristiques spécifiques, telle la fleur d'un saucisson. 

2. Puis il y a l'odeur anténasale : celle que l'on a quand on approche le produit du nez. Ce n'est pas un arôme, sauf si le produit que l'on teste est une plante aromatique. Et la grille peut donc porter une case "odeur anténasale", éventuellement subdivisée, afin de tenir compte de particularités de la catégorie de produits évalués. Par exemple, un munster ne devra pas avoir la même odeur qu'un camembert. 

3. Le produit vient en bouche, et il est vrai que l'on perçoit assez bien la consistance. Enfin... En réalité, c'est plutôt la texture que l'on perçoit : le même carré de chocolat que l'on croque est croquant, alors qu'il est fondant quand on le mange lentement. De sorte qu'il serait parfois judicieux de donner des indications sur la manière de consommer le produit, afin que les divers jurés soient en accord sur la perception à décrire. 

4. Toujours en bouche, on sent le "goût" : c'est une sensation synthétique qu'il est bien difficile de séparer en ses différentes composantes que seraient la saveur, l'odeur rétronasale, la perception trigéminale (frais, piquant...), d'autant que tout s'influence. On pourrait donc se limiter à interroger les jurés sur le goût, ou bien, s'ils se bouchent le nez avant de commencer à mastiquer, ils pourraient percevoir la saveur, avant d'ajouter la composante d'odeur rétronasale quand ils ouvriront les doigts. 

Au delà, c'est du baratin.

chimie, industrie : pas de relation

Je viens de rencontrer un industriel dont la société produit des "additifs alimentaires", et notre homme  refusait d'être associé à des réflexions sur le thème alimentation et chimie.

Oui, cet homme dont la société bénéficie d'applications de la chimie ne voulait pas que cette chimie qui le fait indirectement vivre lui colle à l'image. 

Au fond, c'est justifié, puisqu'il n'a rien à voir avec cette science merveilleuse qu'est la chimie. De même que le sucre n'est pas un "produit chimique", mais seulement un composé extrait (de la betterave, de la canne à sucre, notamment), les additifs ne sont souvent qu'extraits. Bien sûr, il y en a qui sont moléculaire modifiés (pensons aux amidons modifiés, par exemple), mais il n'y en a pas qui sont synthétisés. 

En tout cas, rien à voir avec la science nommée chimie. 

 ... Mais, tout cela étant dit, il faut surtout observer que notre homme était un lâche, et je ne suis pas certain qu'il ait raison de vouloir de se désolidariser de la chimie : il contribuera, par son "secret", à alimenter les soupçons du public.

Des "industries chimiques"? Non : des industries de la chimie à la limite

 Il y a des années, lors d'un dîner organisé par l'Union des industries chimiques, j'avais été amené à présenter les collaborations que j'avais avec mon ami Pierre Gagnaire, lequel mettait en cuisine mes inventions. 

C'était l'époque où je m'interrogeais sur la signification du mot chimie, et où j'hésitais entre la possibilité de nommer chimie la science et ses applications. Je venais de me résoudre à proposer de réserver le mot chimie à la science seulement et à nommer "applications de la chimie"... toutes les applications de la chimie. 

Lors de la soirée, le président de l'Union des industries chimiques avait pris les paroles en disant qu'il était parti parfaitement en phase avec cette idée, et qu'il préférait que l'on parle d'industrie de l'aliment, d'industrie les couleurs, d'industrie textile... parce que, ainsi, le mot de "chimie" ne lui collait pas à l'activité. 

Au fond,  le nom d'Unions des industries chimiques est usurpé, car ces industries ne sont pas "chimiques", elles ne font pas de sciences, et ce sont seulement des industries de la chimie. 


Le 12 février 2025, à la Maison de la chimie : Chimie et alimentation

Le 12 février, à la Maison de la chimie, nous tiendrons un grand congrès alimentation et chimie. Il ne s'agit pas de proposer de mettre des additifs partout mais bien plutôt de permettre de comprendre comment cette science merveilleuse qu'est la chimie permet d'interpréter les phénomènes qui se présentent dans notre alimentation : cela va de la cuisine à la cuisine, en passant par la perception sensorielle, le métabolisme, etc. 

Et voici mon résumé, puisque je fais une des deux conférences introductives  : 

 

 

Manger, hier, aujourd’hui et demain : vue de la chimie


Hervé Thisa


a Inrae-AgroParisTech International Centre of Molecular and Physical Gastronomy




On ignore ou on oublie que nous sommes la première génération à ne pas avoir connu de famine, dans l’histoire de l’humanité. Chasseurs-cueilleurs, les populations étaient soumises aux aléas climatiques, mais l’introduction de l’agriculture, de l’élevage et de la cuisson des aiments ont forgé l’espèce humaine. Les deux premiers ont contribué à assurer une meilleure régularité des approvisionnements, tandis que la « cuisine » procurait :

- un assainissement microbiologique et toxicologique,

- une meilleure accessibilité des nutriments présents dans les denrées,

- un changement de goût (il n’est pas anodin que d’autres mammifères que les êtres humains préfèrent des aliments cuits aux aliments crus,

- un changement de consistance, notamment pour faciliter la consommation des denrées les plus dures (surtout à une époque où l’odontologie était absente),


La transformation des aliments (« cuisine ») ne se limitait pas à la cuisson : des fermentations bien conduites permettaient le stockage des denrées (pensons aux choucroutes actuelles, mais aussi à la confection des yaourts ou des fromages, qui sont en réalité des conserves de lait, à la production de confitures (conservation au sucre), de produits saumurés ou fumés…


Evidemment, toutes les transformations des denrées brutes étaient initialement empiriques, ce qui ne signifie d’ailleurs pas qu’elles aient été opérées par des imbéciles : la « cuisson en fosses », par exemple, est une merveilleuse manière de valoriser les nutriments des viandes, lesquel sont récupérés dans le « bouillon », et le rôtissage de nos ancêtres étaient bien mieux conduit que dans nos barbecues modernes.


La chimie, née entre la parution du premier et du quatrième tomes de l’Encyclopédie de Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert (sans oublier Louis de Jaucourt)[1], s’intéressa quasi immédiatement à la production des aliments, à la cuisine. Notamment la production de ce bouillon qui est « l’âme des ménages » fut étudiée par Geoffroy Le Cadet, avant qu’Antoine Laurent de Lavoisier ne produise une étude remarquable, qui mêle la chimie à des applications techniques et sociales [2]. Puis il y eut d’autres explorations des « produits naturels » et de leurs transformations : apparurent des notions d’ « albumine » [3], de « chlorophylle » [4], de « lécithine » [5], de « pectine », etc. On observera que, si de nombreux termes d’alors (essentiellement les 18 et 19e siècles) ont été conservés, les acceptions ont changé.

Progressivement, les études se sont divisées en deux branches : l’étude des composés des ingrédients alimentaires, et les études technologiques. Mais, dans les années 1980 s’est introduite la discipline scientifique nommée « gastronomie moléculaire et physique », pour reprendre l’étude scientifique des phénomènes qui surviennent lors de la transformation « culinaires » des ingrédients alimentaires en « aliments »[6]. Ces études scientifiques se sont accompagnées de développements technologiques et techniques : ce fut d’abord la « cuisine moléculaire », qui visait à rénover les techniques culinaires, et, depuis 1994, la « cuisine de synthèse » (ce qui correspond à un courant artistique nommé « cuisine note à note »)[7].

Que mangerons-nous demain ? Pour examiner la réponse, il faut considérer les faits : il y aura environ 10 milliards d’individus à nourrir (contre 7 aujourd’hui), avec un coût de l’énergie qui augmente. La lutte contre le gaspillage doit évidemment s’intensifier, alors qu’apparaissent de nouvelles possibilités techniques : les imprimantes 3D alimentaires [8], la synthèse de nutriments à partir du dioxyde de carbone atmosphérique…



Références :

1. Didier Kahn, Le fixe et le volatil, CNRS Editions, 2016.

2.Hervé This. Histoires chimiques de bouillons et de pot-au-feu, L’Actualité chimique. 2009 (11), 336, pp. 14-16.

3.Hervé This, Albumen et albumines, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France, https://www.academie-agriculture.fr/publications/encyclopedie/questions-sur/0801q01-albumen-et-albumines

4. Hervé This, Parlons des chlorophylles, et pas de la chlorophylle !, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France, https://www.academie-agriculture.fr/publications/encyclopedie/questions-sur/0801q04-parlons-des-chlorophylles-et-pas-de-la-chlorophylle

5.Hervé This, Les lécithines, Encyclopédie de l’Académie d’agriculture de France. https://www.academie-agriculture.fr/categories-de-lencyclopedie/sciences-technologies-des-aliments, 2 février 2021.

6. Hervé This. Molecular Gastronomy, a chemical look to cooking. Accounts of Chemical Research, vol 42, N°5, pp. 575-583, 2009.

7. Hervé This, La cuisine note à note en 12 questions souriantes, Editions Belin, Paris, 2012.

8. Hervé This, Charlotte Dumoulin, Roisin Burke, L’impression alimentaire : de la 3D à la 6D !, L’Actualité chimique, N°497, 5-7, 2024.


Vient de paraître

 Hervé This, Connaissez-vous l’impression d’aliments ?, Le Journal International Toques blanches, juillet-août-septembre 2024, N°154, 32-34. 


Hervé This, La recette du risotto d’Hervé This (les féculents par la lorgnette du risotto), Le Journal International Toques blanches, juillet-août-septembre 2024, N°154, 12-13. 


Hervé This, Jusqu’où peut-on aller ?, Charcuterie&Gastronomie, novembre-décembre 2024, 66-68.