mercredi 28 août 2024

Il n'existe pas de lait végétal !


Ce matin, je reçois un message très amical d'un lecteur de cette merveilleuse revue qu'est Pour la Science, et j'y réponds ici sans tarder, parce qu'il en va en réalité de la loyauté des échanges commerciaux, et donc de notre cohésion sociale : petites causes, grands effets.

 D'abord, la question, que je transforme à peine : 

Ayant essayé de réaliser une crème pâtissière (pour une tare aux fraises) avec un lait végétal, dans un souci de ne pas utiliser de produit d’origine animale, j'ai obtenu une fort bonne tarte, pas du tout solide. Je me questionne actuellement sur le remplacement de lait de barratte (ou « babeurre ») par un lait végétal. Pensez-vous que ces utilisations aient quelque chance de réussite ? Y a t-il une logique à rajouter ou retrancher quelque chose dans les ingrédients qui permette d’obtenir un produit comparable à celui qu’on obtiendrait avec du lait animal ?

La première chose qui me fait tressaillir est cette dénomination "lait végétal". Elle m'alerte, parce que, récemment, des parents ont fait mourir des enfants en remplaçant le lait par des préparations végétales dont la dénomination "lait végétal" leur a fait croire que le remplacement était possible. Il faut dire, redire, que la terminologie "lait végétal" est condamnée par la réglementation (http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2013:347:0671:0854:FR:PDF). 

Et, contrairement à certains qui prétendent que les autorités ont cédé devant les lobbys du lait, je crois que c'est une bonne chose, eu égard à la loi sur le commerce des produits alimentaires de 1905 (amendée) : les produits alimentaires faisant l'objet de commerce doivent être sains, loyaux, marchands. 

Loyal, cela signifie que l'on ne vend pas du cheval quand on annonce du boeuf, et qu'il doit y avoir le moins d’ambiguïtés possible, sans quoi il y a des risques de tromperie. Le lait, c'est le lait, un produit animal, qui a des qualités. Un liquide végétal, c'est un exsudat, un extrait, ce que l'on veut, mais pas du lait. 

D'autre part, passons sans commentaire sur cette volonté de remplacer des produits animaux par des produits végétaux, et arrivons à la question technique qui m'est posée : quel est l'objectif ? Faire une crème pâtissière ? Il faut dire sans tarder qu'une crème pâtissière est une préparation qui comporte des oeufs, du sucre, du lait, de la farine. Toute préparation qui n'est pas conforme à ces critères doit être dénommée autrement... sans quoi on retombe dans la confusion et dans les possibilités de tromperie. Donc une crème pâtissière où l'on utilise un liquide autre que du lait n'est pas, ne sera jamais une crème pâtissière. Sans compter que le lait apporte un goût particulier, et que son remplacement fera un autre goût. Or c'est d'abord le goût qui est important, dans les préparations culinaires. 

J'y pense, aussi : si l'on supprime le lait de la recette, pour la raison qu'il est d'origine animale, pourquoi pas l'oeuf, aussi ? Passons, et considérons donc une recette qui serait faite d'eau, de protéines (l'oeuf et le lait en apportent), de sucre, de colorants, de composés sapides et odorants, de matière grasse (il y en a dans l'oeuf et dans le lait ; on choisira à la fois de triglycérides, par exemple venant de l'huile de graines, et des phospholipides, telle la lécithine de soja). On peut très bien faire une préparation qui aura la consistance d'une crème pâtissière, parce que les protéines bien choisies coaguleront et la farine s'empèsera. Bien sûr, il faut des quantités appropriées. Par exemple, le jaune d'oeuf (30 grammes environ) contient 50 pour cent d'eau (15 grammes), 15 pour cent de protéines (5 grammes) et 35 pour cent de lipides (10 grammes) ; le blanc (30 grammes) contient 10 pour cent de protéines (3 grammes) et 90 pour cent d'eau (27 grammes) ; pour le lait, il y a 87 pour cent d'eau, 3 pour cent de protéines (3 grammes pour 100 grammes), de la matière grasse (environ autant)... Pour les protéines, j'y reviens : on choisira des protéines susceptibles de coaguler à la chaleur (pas comme la gélatine, donc. Et l'on aura sans problème une préparation qui aura une certaine tenue.

 Je termine par la question qui m'était posée : peut-on remplacer le babeurre par un produit végétal ? Tout dépend pour quelle utilisation, pour quel goût ! Pour la composition, l'eau, les protéines, les lipides, etc. ne sont que de l'eau, des protéines, des lipides, etc. Donc oui, on peut remplacer, mais en relisant la question de mon ami, je vois ce mot "analogue". Une préparation "analogue" au lait ? Le lait, au premier ordre, c'est de l'eau : l'eau est donc "analogue" au lait. D'un point de vue nutritionnel, le lait, c'est des protéines et des lipides : un mélange d'eau, de protéines et de lipides est donc "analogue". 

Mais il y a des degrés divers, des dimensions diverses. Par exemple, une photographie noir et blanc d'un tableau de Rembrandt est "analogue". En couleur, c'est "analogue". Une reproduction par un peintre serait "analogue". Mais la copie ne sera jamais l'original. D'ailleurs, alors que refait surface cette "viande artificielle" obtenue par culture de cellules musculaires, j'invite tous les lecteurs de la revue Pour la Science à lire ces trois articles : <a href="/vivelaconnaissance/files/Capture-du-2017-09-02-095233.png"><img src="https://scilogs.fr/vivelaconnaissance/files/Capture-du-2017-09-02-095233-300x82.png" alt="Capture du 2017-09-02 09:52:33" width="300" height="82" class="alignnone size-medium wp-image-1347" /></a> L'adresse : https://www.academie-agriculture.fr/publications/notes-academiques?page=1 Oui, d'abord de la loyauté ! 

Au naturel : pardon je suis taquin

 
Je passe devant une pharmacie qui se dit "au naturel" et je ne peux m'empêcher de rigoler de cette malhonnêteté. 

Je rappelle que, en français, est  naturel ce qui ne fait pas l'objet d'une transformation par l'être humain, et est artificiel là où l'humain intervient. 

Soigner ? Cela ne se fait pas spontanément et il faut au contraire beaucoup de connaissances pour arriver à faire mieux que nos ancêtres des siècles passés. 

Arracher une dent au naturel  :  je vais écrire au pharmacien pour le  lui proposer personnellement.

Les croyances, fondées sur l'ignorance

 Faut-il s'étonner que certains partisans de pratiques plus que douteuses, contestables, soient si péremptoires, alors qu'ils sont parfaitement ignorants de tout ce qui permettrait de juger correctement de la fausseté des théories qu'ils soutiennent ? 

Je prends pour exemple l'homéopathie, à propos de laquelle je viens encore de rencontrer une personne qui la promouvait et dont j'ai pu m'assurer personnellement qu'elle ignorait tout de la notion de molécule (et de tout l'immense savoir des sciences de la nature). Elle l'ignorait également tout des tests qui ont été effectués à ce à ce propos et qui ont répétitivement montré que l'on n'avait là qu'un placébo,  et elle répétait ce qui se dit dans des cercles en faveur de cette pratique avec beaucoup d'assurance et une absence totale d'esprit critique. 

Je reviens donc à la question : faut-il s'étonner ? Et la réponse est non, car, au fond, la personne que j'ai rencontrée ne cherche pas à savoir la vérité mais à protéger sa croyance.

mardi 27 août 2024

Fingerspitzengefühl, l'intelligence du bout des doigts... Non, l'habileté scientifique

 
Fingerspitzengefühl ? Que signifie ce mot très long ? C'est de l'allemand, qui signifie environ « intelligence du bout des doigts », mais pas exactement, et c'est précisément la différence qui est intéressante. Finger, c'est le doigt : là, pas de glissement de sens. Spitzen : c'est la pointe, et une connotation non pas d'extrémité, mais d'extrémité effilée, pointue. Et Gefühl n'est pas « intelligence », mais le ressenti, la sensation. Dans ce mot allemand intéressant, il y a donc la perception la plus affinée que l'on a avec les doigts, plutôt une sensation qu'une action, alors que l'expression française d'  « intelligence du bout des doigts » y met d'abord la tête, la réflexion, plutôt que la sensation. On trouve là le vieux débat entre la tête et la main, certains prétendant que c'est la tête qui fait marcher la main, et d'autres reconnaissant justement que la tête sans la main n'est rien. En réalité il faut les deux, de sorte que ni le mot allemand ni l'expression française ne conviennent vraiment pour dire cette intelligence habile de la manipulation laquelle met en œuvre une tête intelligente et des doigts sensibles, percevant bien et agissant précisément. On ne dira jamais assez, surtout dans notre société française dominée par le calcul, les mathématiques, qu'aucune théorie du tennis ne permettra jamais de jouer comme un champion à qui ne pratique pas. En matière scientifique, où s'imposent à la fois le calcul et expérimentation, il en va de même : on aura beau calculer merveilleusement, on ne fera pas de science décente si l'on est incapable de bouger correctement ses doigts ou si l'on n'a pas, autour de soi, des collègues qui ne font pas cela parfaitement. Dans l'expérimentation, le geste est constant, et déterminant, même quand l’expérience a été parfaitement planifiée. Je sors, par exemple, d'un dosage qui imposait des gestes tels que emplir une burette, actionner un robinet, de sorte que la solution de dosage vienne goutte à goutte, et non seulement goutte à goutte, mais avec des gouttes tombant avec un rythme précis ; je veux ici témoigner de ce que s'imposait absolument un doigté extrêmement précis, pour remplir la burette sans qu'aucune goutte de solution ne vienne jaillir, pour que le rythme d'écoulement des gouttes soit tel qu'il fallait aux divers stades de l'expérimentation, c’est-à-dire plus lentement surtout vers la fin (environ une goutte toutes les trente secondes). Cela, c'est pour les sciences de la chimie, mais il en va de même pour les sciences physiques, et je me souviens d'expériences de microscopie à force atomique où le maniement des pointes, même s'il était finalement commandé électriquement par un cristal piézo-électrique, imposait des manipulations minutieuses. On ne dira pas assez que la science est non seulement affaire de compréhension au niveau le plus abstrait, mais aussi de précisions dans les calculs et de précision expérimentale. La tête doit être parfaitement affûtée, et les doigts également. J'ai été longtemps fasciné par ce mot allemand Fingerspitengefühl, que j'avais recueilli de la bouche d'un lauréat du prix Nobel, mais je sais aujourd'hui que le mot est inapproprié, et il y aurait lieu de concocter un néologismes autour de mots tels que « dextérité » ou « habileté ». Dextérité ? Pour un gaucher, c'est quand même un peu exagéré. Habileté ? Le mot provient du latin « convenable ». Habileté scientifique ?

lundi 26 août 2024

Des bonnes pratiques : utiliser des méthodes officielles.

 
Pour exposer l'idée contenue dans le titre de ce billet, je propose de partir d'un épisode récent de notre laboratoire. Nous devions doser le dioxyde de soufre dans des vins diversement traités. Une étude bibliographique extrêmement rapide avait montré qu'une méthode, nommée méthode de Ripper, était communément employée, et il m'avait semblé, vu la simplicité du travail proposé, que ces dosages pourraient faire l'objet de stages d'étudiants. Le bilan ? Il y a eu quatre étudiants venus au laboratoire pour des périodes comprises entre un et deux mois, mais je suis désolé d'observer que le résultat total était nul. Je ne me plains pas des étudiants, à qui je ne demande pas de produire des résultats, mais seulement d'apprendre. Or ils ont beaucoup appris, si j'en juge la liste des connaissances et des compétences qu'ils ont adjointes à leur rapport de stage, lequel a fait surtout état de travaux exploratoires. En revanche, il était intéressant d'observer que, pour des raisons que je dois encore analyser, ils s'étaient arrêtés, dans leur recherche bibliographique, à des « travaux pratiques », parfois universitaires, de qualité très variable. Or un vrai dosage, ce n'est pas une séance de travaux pratiques : les réactifs sont à préparer soi-même, dans toute leur complexité, et, surtout, les méthodes utilisées doivent être officielles et validées ! Ayant moi-même fait, après eux, une véritable recherche bibliographique, dépassant notamment les feuilles de travaux pratiques que l'on trouve dans les premières pages de Google (en français), je suis finalement arrivé, en passant par Google scholar et en cherchant en anglais, à des publications qui effectuaient ce type de dosages, et qui m'ont conduit très rapidement à des méthodes officielles. Il y en avait en français et en anglais, soit par l'AOAC (l'association américaine des chimistes analyticiens), pour les États-Unis, soit par l'OIV, l'Office international de la vigne et du vin. Dans les deux cas, les documents sont en anglais, et ils présentent des méthodes validées. Validées : cela a imposé des études méthodologiques longues, inter-laboratoires, qui ont conduit à des protocoles finalement assez simples, et très bien documentés, qu'il s'agissait de mettre en œuvre. On observe que ces méthodes validées sont l’équivalent des méthodes de bonne pratique des société savantes médicales. Quand un médecin prescrit un médicament, il n'a pas à inventer n'importe quel traitement, mais doit se conformer à des règles professionnelles qui stipulent quel médicament doit être utilisé dans quelles conditions, et pour quelles affections. C'est à la fois une aide et un confort. Une aide, car cela signifie qu'un groupe de collègues s'est réuni pour produire un résultat synthétique, qui est validé, efficace. Un confort, parce que s'il y a le moindre accident, en raison d'un effet secondaire, d'une sensibilité particulière d'un patient, etc., alors le praticien est couvert devant la loi, ayant suivi la bonne pratique préconisée par la société savante. C'est sur elle que pèse la responsabilité de la proposition thérapeutique, parce que le praticien, suivant les bonnes pratiques, a fait du mieux que pouvait la pratique médicale, avec les connaissances du jour. On le voit, la charge est donc essentiellement sur la communauté professionnelle, laquelle doit sans cesse surveiller les progrès des connaissances pour produire les meilleures règles possibles. Pour en revenir à notre dosage, il y avait donc des méthodes officielles, et il était hors de question de se raccrocher à n'importe quelle séance de travaux pratiques affichée par n'importe qui sur internet. Ayant finalement à faire des dosages moi-même, j'ai donc utilisé une méthode officielle, et, à l'usage, je me suis aperçu qu'il y avait beaucoup d'intelligence dans la méthode proposée. Par exemple, contrairement aux protocoles des travaux pratiques que nos étudiants avaient dégoté, il était proposé d'ajouter du chlorure de sodium à une solution d'amidon qui était utilisée pour produire un changement de couleur. Pourquoi ce chlorure de sodium ? Parce que sa présence évite la « rétrogradation de l'amylose, qui aurait prévenu la réaction avec le di-iode éventuel. Evidemment le protocole officiel proposait de chauffer l'amidon, car, ce qu’ignoraient nos jeunes amis qui n’avaient pas assez creusé leurs recherches bibliographiques, l’amidon se trouve sous la forme de grains insolubles dans l'eau, et il faut chauffer pour que l'amylose soit libéré et qu'il puisse ensuite réagir efficacement avec le di-iode. Et d'ailleurs, pourquoi le di-iode teinte-t-il l'amidon en bleu ou en noir ? Là, il y a évidemment lieu de s'interroger et de faire des recherches bibliographiques complémentaires, car cela semble une règle absolue de la science que de ne pas supporter de faire quelque chose qu'on ne comprend pas. J'aurais mauvais grâce à critiquer les étudiants qui sont venus en stage dans notre laboratoire de ne pas avoir fait cette recherche, car je me souviens avoir été membre d'un jury de recrutement de maître de conférence en chimie des sucres dans une grande université parisienne, et, ayant posé cette question du changement de couleur de l'amidon avec le di-iode, je n'avais reçu aucune réponse d'aucun des candidats (à vrai dire, ce n'est pas exact : il y a eu un candidat qui a répondu n'importe quoi avec aplomb, espérant me bluffer, alors que j'ai la réponse depuis longtemps ; inutile de dire que j'ai renvoyé publiquement ce malhonnête dans ses seize mètres). A propos de la solution de di-iode, il y avait cet autre petit mystère, que l'on dissout le di-iode dans une solution d'iodure de potassium. Le niveau zéro de l'étudiant, c'est de ne pas chercher à savoir pourquoi on utilise cet iodure de potassium et de ne pas l'utiliser. Le niveau supérieur, c'est de ne pas poser la question, mais d'utiliser l'iodure de potassium prescrit. Mais on peut viser mieux, et se poser la question. Ou, encore mieux : se poser la question, réfléchir et calculer, avant de confronter son résultat à une étude bibliographique. On trouve finalement que le di-iode n'est pas soluble dans l'eau, et c'est par la formation d'un fait de trois atomes d'iode qu'il peut se solubiliser, ce qui impose la présence d'ions iodure. Quel bonheur que de découvrir toutes ces particularités des transformations moléculaires ! Et puis, il y a une foule de détails, telle la concentration particulière de di-iode qu'il faut utiliser. Pourquoi cette concentration particulière ? A l'usage, il est apparu qu’une solution dix fois plus diluée montrait moins les changements de couleur que l'on visait, alors qu'une solution plus concentrée faisait perdre en sensibilité. J'en passe, parce qu'il y a une foule de détails expérimentaux, qui avaient fait en réalité l'objet de discussions préalables, par les sociétés savants, qui avaient abouti à un protocole validé. Il y a donc lieu de commencer par des protocoles validés avant de tester tout et n'importe quoi pour n'arriver à rien.

dimanche 25 août 2024

Les risques révélés !


On discute à l'infini des dangers de la chimie, et l'on confond souvent les dangers et les risques. Oui, l'acide sulfurique est dangereux, et il est vrai que cela peut faire des catastrophes quand on met de l'eau dedans (surtout, ne faites pas l'expérience !), tout comme il est vrai que cela fait des catastrophes quand on met de l'eau sur de l'huile bouillante enflammée (surtout, ne faites pas l'expérience !). Dans le premier cas, chimique, l'eau fait avec l'acide sulfurique concentré une réaction qui dégage beaucoup de chaleur, provoque une ébullition qui provoque des projections d'acide sulfurique concentré ; dans le second cas, culinaire, l'eau tombe au fond de la casserole, parce qu'elle est plus dense que l'huile, mais, chauffée par l'huile bouillante, elle s'évapore, et provoque une explosion qui projette de l'huile enflammée partout. 

On pourrait multiplier les exemples, pour montrer que la question n'est pas le danger, mais le risque : courir avec un couteau la pointe en l'air, traverser la route, conduire un jour de grands départs, etc. Le danger est dans le moindre de nos actes, et il importe de minimiser les risques. Par exemple, je ne risque pas de me tuer à l'atterrissage si je ne fais pas d'ULM, et le risque de me noyer dans ma baignoire est moindre que si je suis en solitaire au milieu de l'Atlantique. D'où les consignes de sécurité que l'on donne dans les laboratoires de chimie. Le port des blouses, des gants, des lunettes... Il y a tout un apprentissage... mais je sais que certains débutants voient mal l'intérêt de toutes ces contraintes. N'en fait-on pas un peu trop ? 

Non ! 

Aujourd'hui, je viens de trouver, un peu par hasard, une merveilleuse démonstration de la nécessité de faire très attention, lors des expérimentations. Il s'agissait d'un classique dosage du dioxyde de soufre par une solution de di-iode (je passe sur les détails expérimentaux) : dans une burette, il y avait donc la solution de di-diode, et les gouttes tombaient une à une dans un erlenmeyer (un flacon de forme conique, resserré sur le haut) où était le vin à doser. La burette était bien placée, le plus bas possible pour que les gouttes de solution de di-iode ne tombent pas de haut, et le vin à doser était agité le plus doucement possible par un agitateur magnétique. Enfin, il faut que je signale que l'erlenmeyer était placé sur un papier blanc, conformément à la méthode officielle que j'utilisais, car cela permettait de mieux voir le changement de couleur, au moment (à la goutte près) où la solution de dosage de di-iode avait fini de consommer tout le dioxyde de soufre du fin.

En cours de dosage, alors, donc, que je manipulais avec beaucoup de précaution, j'ai soudain vu le papier blanc de teinter de noir en quatre endroits : quatre toutes petites taches de di-iode, alors que rien d'anormal n'était arrivé. Oui, quatre petites taches, qui, grâce à la couleur de la solution de di-iode, m'ont montré que, malgré les précautions, il y a des projections, dans une telle expérience. 

 

Sur cette image, pour mieux montrer le système, on a omis la pince, reliée à une potence,  qui tient fermement l'erlenmeyer et l'empêche de boucher, notamment en raison du mouvement de l'agitateur magnétique

En l'occurrence, il n'y a pas de risque, parce que je portais des gants, des lunettes et une blouse, et aussi parce que les réactifs utilisés n'étaient pas très dangereux, mais c'était surtout une mise en évidence : avec des produits bien plus dangereux, la possibilité de telles projections existe aussi, et, là, il faut absolument être protégé. J'y pense : et si, au lieu de faire la morale à nos étudiants, nous leur faisions répéter cette expérience, afin qu'ils voient d'eux-mêmes qu'il y a des projections ? Ainsi convaincus du bien-fondé des règles de sécurité, ils auraient certainement à coeur de les appliquer !

samedi 24 août 2024

La clé de l'innovation alimentaire, pour la partie technique, c'est la physique et les sciences chimiques.

 
Innover du point de vue alimentaire ? Les innovations que proposent l'industrie alimentaire sont parfois bien faibles, et ce ne sont souvent que des variations de systèmes classiques, qui s'apparentent en réalité à l'empirisme des cuisiniers. D'ailleurs, les élèves ingénieurs ne sont pas mieux placés que ces derniers, voire moins bien, car ils sont souvent bien ignorants ce qui s'est déjà fait. Car nos étudiants n'ont pas de connaissances spécifiques pour faire bien, et on n'oublie pas que certains cuisiniers sont des individus de talent, dont le savoir et l'intelligence dépassent parfois largement ceux de nos étudiants… qui n'ont donc que très peu à apporter. 

Que faut-il à nos étudiants pour être capables pour dépasser l'empirisme, d'une part, et, d'autre part, pour avoir une compétence qui soit réellement supérieure à celle d'un cuisinier (d'un point de vue technique) ? Dans notre master IPP, à AgroParisTech, nous avons notamment répondu avec une unité d'enseignement qui s'intitule « physico-chimie pour la structuration des aliments », et plus j'y pense, plus cela est légitime, car les aliments sont en réalité des assemblages physico-chimiques, de sorte que leur compréhension, leur construction, leur analyse, reposent sur des connaissances physiques et chimiques. Nous devons comprendre la constitution des composés qui entrent dans la composition des aliments, et nous devons aussi comprendre comment ces composés sont organisés. La question des forces intermoléculaires est évidement essentielle, et l'on aurait toujours intérêt à se souvenir que ces forces se classent utilement par ordre d'énergie croissante. Les plus faibles sont les forces de van der Waals … qu'il faut donc connaître. Puis il y a les liaisons hydrogène… qu'il faut donc connaître. Puis il y a les ponts disulfure, qu'il faut aussi connaître, et qu'il faut notamment connaître parce qu'ils sont responsables de « coagulations », importantes pour la constitution des aliments. Il y a aussi les liaisons covalentes qu'il faut connaître, mais il faut surtout savoir entre quels composés ces liaisons covalentes peuvent s'établir et dans quelles conditions. Enfin il y a les liaisons électrostatiques, qu'il faut connaître aussi, et, là, une connaissance supplémentaire utile est la portée de telles liaisons, en plus de leur intensité. J'ai esquissé à propos des liaisons covalentes une nouvelle discussion, qui est celle de la compréhension des possibilités de réaction. C'est la nature des composés, leur constitution atomique, qui détermine leur réactivité, de sorte que s'imposent absolument des cours de chimie organique pour nos étudiants ingénieurs. Mais ce n'est pas suffisant, car la compréhension de la structure physico-chimique des aliments montre bien que la physique est largement à l’œuvre, aussi. Par exemple, la turgescence des cellules de racines de carotte est la clé de leur fermeté, quand ces ingrédients culinaires sont « frais ». Cette fois, il n'est pas question de chimie, mais de physique. De même, la clé de l'amollissement des tissus végétaux chauffés, par exemple des rondelles de carotte dans une casserole, découle également d'interactions physiques en plus des modifications chimiques. A vrai dire l'échelle des énergies de liaison n'est pas segmentée, avec d'un côté la physique pour les forces faibles et d'un autre côté les forces fortes pour la chimie. Non, c'est une échelle continue, où il est arbitraire de séparer les liaisons covalentes, à savoir la chimie pour faire simple. D'ailleurs, l'introduction de la chimie supramoléculaire fut exactement l'occasion de reconnaître qu'il y avait des édifices polymoléculaires qui s’apparentaient à la fois à ces édifices atomiques qu'on nomme molécules et à des systèmes plus labiles, tels des cristaux de sucre qui se dissolvent dan l'eau, et qui relèvent de la physique. En réalité, la « physique chimique » reconnaît bien que l'échelle des énergies est continue, et elle ne veut pas faire de distinction inutile qui gênerait le raisonnement de l'ingénieur quand il doit constuire des aliments. Et la gastronomie moléculaire dans tout cela ? D'une part, il faut préciser que cette discipline scientifique n'est pas de la technologie ou de l'ingénierie, mais de la science, c'est-à-dire de la production de connaissances, et plus spécifiquement la recherche des mécanismes des phénomènes qui surviennent lors de la préparation des aliments. 

D'autre part, il faut signaler que la gastronomie moléculaire explore des phénomènes bien particuliers, et que, à ce titre, elle a toute sa place dans la formation d'étudiants ingénieurs, en cela qu'elle fait apparaître des informations qui seront utiles pour la construction des aliments. C'est bien parce que l'on analyse les phénomènes qui se produisent lors des phénomènes culinaires, de production des aliments, que l'on identifie des mécanismes que l'on peut ultérieurement mettre à l’œuvre lors de la constructions d'aliments par des méthodes qui ne sont plus empiriques. Oui, la gastronomie moléculaire est une sous-partie de la science des aliments, et oui, elle nécessite des recherches de physique chimique. Mais on a plus de discernement, plus de clairvoyance, si l'on ne fait pas un grand sac et si, au contraire, on cherche plus spécifiquement de quelle partie il s'agit. L'ayant expliqué ailleurs, je n'y reviens pas, mais je conclus en répétant combien nos étudiants ont besoin d'une formation de physique chimique !