jeudi 23 mai 2024

Une stratégie pour expliquer

 J'ai dû m'expliquer à nouveau : quand on fait des pesées de précision, on ne doit pas peser un objet chaud. Il y a principalement deux approches pour expliquer cela  :
- lla première est de considérer le phénomène et d'arriver à la conséquence,
- la seconde explication, un peu plus longue, consiste à rapporter une erreur que j'avais faite afin de montrer qu'on a le droit de se tromper si l'on corrige. 

Ayant du temps, j'ai pu donner les deux explications mais qu'aurait-il fallu faire si j'avais été limité ? Je ne peux pas m'empêcher qu'il vaut mieux mettre de la chair sur les os pour faire une véritable personne :  il vaut toujours mieux raconter une histoire. Et pourtant cette idée s'oppose à ce goût pour les mécanismes que je connais et que je partage.
Bien sûr, le mieux est de raconter une histoire en incorporant des mécanismes



Comment donner un séminaire ?

 J'ai assisté hier un drôle de séminaire où l'intervenant enfilait des caractérisations de systèmes physiques qui avait tous en commun d'être "actifs" (il disait "intelligent", ce qui est bien abusif), ce qui signifie que l'on y avait placé des composés qui,  pour certains, absorbaient la lumière, pour d'autres avaient une action microbiologique, et cetera. 

Dans tous les cas, il s'agissait de disperser ses composés dans une matrice... mais  il n'était pas dit comment, pas plus que notre collègue ne décrivait  les méthodes pour mesurer les caractéristiques finales. 

Je comprends maintenant pourquoi je n'ai pas été complètement satisfait d'une telle présentation : il me manquait tous les détails essentiels de la construction des systèmes voire de la mesure de leur caractéristiques. 

Par exemple, on m'affichait une courbe de destruction de micro-organismes de certaines sortes mais on ne me disait pas comment avait eu lieu le contact entre le matériau et les micro-organismes cultivés. 

Finalement, et surtout, je n'ai pas eu le sentiment de devenir plus intelligent à la sortie de la longue litanie des caractérisation qui nous a été présentée, d'une part parce que je ne savais pas comment les résultats avaient été obtenu,  mais surtout parce que, on ne revenait pas à des mécanismes, la seule chose qui m'intéresse puisque c'est là la véritable question scientifique. 

On m'a donné un travail de technicien et pas un travail scientifique que j'attendais. De sorte que si je n'avais pas eu une vie intérieure riche, j'aurais perdu mon temps... à cela près que je comprends mieux comment mieux faire mes propres séminaires.

Comment calculer ?

Je viens d'avoir à nouveau l'occasion d'observer que (certains de) nos jeunes amis manquent moins de connaissances que de stratégie pour les mettre en œuvre. 

 Dans notre groupe de recherche, nous avons notamment les questions du jour à savoir que chaque jour, je pose une question qui doit conduire à faire un petit calcul. Souvent c'est un calcul d'ordre de grandeur,  mais, en tout cas, il n'y a rien de compliqué... sauf que précisément il faut une stratégie. 

Hier, la question du jour était de savoir à quelle vitesse vont les molécules d'eau dans de l'eau. 

Un de nos amis m'a demandé si on considérait un verre d'eau ou un kilogramme d'eau. Je ne sais pas pourquoi , mais j'ai le sentiment qu'il y avait là un manque de réflexion, car si on prend un kilogramme d'eau, un litre, et que par la pensée on isole le contenu d'un verre, c'est toujours de l'eau et environ à la même pression. Si l'on se représente les molécules, alors il y a peu de chance que l'on posera cette question. Sauf à imaginer donc des différences de pression en fonction de la profondeur. 

Là, je sais sais de façon certaine (notre discussion) que notre ami n'avait pas de représentation mentale de l'eau et que c'est ce qu'il a poussé à poser cette question qui n'a pas d'intérêt. 

Mais passons, et arrivons à la réponse qui m'a été donnée : "Les molécules d'eau sont rapides et d'autant plus rapides que l'eau est plus chaude". 

Ici, il y a évidemment une réponse si floues qu'elle n'est pas la réponse correcte, et le fait que notre ami ait su que la vitesse des molécules augmente avec la température aurait dû le conduire à imaginer une réponse en fonction de la température, une expression mathématique ou la lettre T puisse apparaître. 

Mais de même, l'observation de l'adjectif "rapide" aurait dû immédiatement conduire notre ami à la question "combien ?" qui est la seule qui nous intéresse puisque notre projet était de faire un calcul. 

Bref, notre ami ne savait pas répondre à la question et il a en quelque sorte fait semblant, oubliant que je suis d'une brutalité terrible et que je mets généralement le doigt où ça fait mal parce que c'est la seule façon d'arriver à des améliorations. 

La stratégie qu'il aurait fallu mettre en œuvre, c'est de considérer que le mouvement des molécules d'eau est un phénomène physique et que, comme tout phénomène physique,  il doit s'analyser à partir de l'énergie. 

D'ailleurs, puisqu'on considère des molécules qui bougent, et il y a lieu de considérer leur énergie cinétique, ce qui est enseigné dès le lycée. 

Ainsi guidé, notre ami a réussi à écrire l'expression de l'énergie cinétique, mais la deuxième idée est venue de la considération du fait que les molécules sont des objets très petits, qui relèvent donc de la mécanique statistique ou de la mécanique quantique. En l'occurrence, il aurait fallu penser que si les molécules d'eau étaient comme des boules de billard, alors leur énergie aurait été trois demi de kT, où k est  la constante de Boltzmann, et T la température absolue. 

Et là, le problème était résolu puisqu'on écrivait que cette énergie là est égale à l'énergie cinétique, une équation toute simple dont n'importe qui peut tirer l'expression de la vitesse puis, ensuite, introduire les valeurs pour obtenir un ordre de grandeur parfaitement admissible. 

Evidemment, il s'agit d'un ordre de grandeur mais peut-on croire que l'on cherchait autre chose ? Dans de l'eau, il y a des molécules plus lentes, d'autres plus rapides, mais il y a qu'une sorte de vitesse moyenne, plus exactement une "vitesse quadratique  moyenne", mais, là, on serait entré dans des détails un peu hors sujet. 

Bref, il faut toujours une stratégie  !



PS. Ces questions du jour sont discutées dans mon livre (en anglais) : 



C'est un grand moment

 
En 2016 le Centre international de gastronomie moléculaire et physique de l'INRAE et d'AgroParisTech a créé l'International journal of moléculaire en physical gastronomie

Un journal au modèle diamant, ce qui signifie que ni les auteurs ni les lecteurs ne payent, que les auteurs conservent la propriété de leur texte (licence CC by 4.0) et que les articles sont évalués en double anonymat. 

La revue est en ligne à l'adresse https://icmpg.hub.inrae.fr/international-activities-of-the-international-centre-of-molecular-gastronomy/journal-of-molecular-and-physical-gastronomy  sur le site du Centre international de gastronomie moléculaire et physique :

https://icmpg.hub.inrae.fr/

Avec le temps, nous avons publié appris à publier des articles, ériger la structure totale, incluant des règles d'éthique, en rédigeant des instructions aux auteurs aussi claires que possible, et surtout, en constituant un comité éditorial international. 

La revue en ligne et dotée d'un ISSN électronique mais l'événement du jour, c'est l'attribution de doi à tous les articles, condition d'une inscription de la revue dans les bases de données internationales. 

Les DOI sont comme des plaques d'immatriculation à savoir qu'il s'agit d'identifiants inamovibles qui permettent à tout moment de retrouver des articles sans se perdre dans le détail des références. Ils se sont imposés depuis quelques années, avec l'avènement du numérique, et c'est donc un grand moment de reconnaissance pour la revue que nous puissions attribuer des DOI. 

C'est aussi évidemment une condition pour inciter les auteurs potentiels à soumettre des manuscrits.

 Signalons  à ce propos qu'il y a des rubriques variées dans le journal, à savoir tout aussi bien des notes de recherche que des cours, des recensions d'articles ou de livres, voire des recettes de cuisine un peu extraordinaires et en tout cas fondé sur l'emploi de sciences et de technologie moderne; il y a aussi des éditoriaux, des documents didactiques, d'utilisation de la gastronomie moléculaire pour l'enseignement à tous les niveaux, de l'école à l'université. 

Voir à ce propos : https://icmpg.hub.inrae.fr/international-activities-of-the-international-centre-of-molecular-gastronomy/international-journal-of-molecular-and-physical-gastronomy/the-journal

 

Bref n'hésitez pas à soumettre des articles à icmg@agroparistech.fr

Les roux

 Un roux chauffé rapidement a-t-il le même goût qu'un roux chauffé lentement de la même couleur ? 

C'est là une des deux questions que nous avons explorées aujourd'hui, lors du séminaire de gastronomie moléculaire. 

Nous avons évidemment travaillé à ingrédients égaux, et nous avons donc comparé  un roux bruni au terme de 15 minutes  de cuisson avec un roux fait de la même préparation de beurre fondu et de farine mais cuit en seulement 4 minutes. 

La couleur était la même mais en bouche, on reconnaissait nettement la différence avec une sensation plus grasse du roux cuit lentement. 

D'autre part, nous avons comparé un roux cuit rapidement mais pas trop, conforme à des canons professionnels, à un  assemblage de beurre noisette et de farine torréfiée. Nous avons réussi à retrouver la même couleur mais nous avons surtout observé que la consistance était bien plus épaisse dans le cas de l'assemblage. Le goût a été préféré. 

Pour cette seconde expérience, nous voulions savoir si la différence de procédés mettait en œuvre des réactions qui auraient eu lieu dans le cas du roux classique et pas dans l'autre cas, entre des composés du beurre et des composés de la farine. Disons immédiatement que ce n'est pas cela qui est apparu en dégustation mais, à nouveau, répétons que le "roux assemblé" a été préféré !

mercredi 22 mai 2024

En doutant, nous nous mettons en recherche, et en cherchant nous trouvons la vérité.

 En doutant, nous nous mettons en recherche, et en cherchant nous trouvons la vérité.
Cette phrase est d'Abélard, ce philosophe du Moyen Âge qui eut bien des ennuis pour avoir trop aimé une jeune fille nommée Héloïse. 

On trouve ici une idée qui se rapproche de celle que j'ai discutée ailleurs, à savoir « Devons-nous croire au probable ? ». Oui, il y a la question du doute. Contrairement à ce que des philosophes pessimistes expriment, le doute n'est pas quelque chose de négatif, mais quelque chose de très positif, et c'est cela que j'aime dans cette phrase d'Abélard : il ne s'agit pas d'une philosophie négative, mais d'une philosophie très positive, au contraire. 

Douter, ce n'est pas refuser la connaissance, mais au contraire se mettre en recherche de sa validité. La phrase d'Abélard dit en réalité une position philosophique plutôt qu'un fait, mais j'aime beaucoup cette position. 

Évidemment la fin de la citation est un peu légère, un peu naïve : trouver la vérité ! Les épistémologues ont raison de critiquer ceux qui ont la naïveté de croire que la science conduit à la vérité : non, la science ne conduit pas à la vérité, mais seulement à des théories dont nous avons qu'elles sont insuffisantes et qui doivent être améliorées. 

Cela étant dit, il ne faut quand même pas aller jusqu'à dire que la science n'est rien, ce que font quelque épistémologistes détestables qui oublient, parce qu'ils veulent l'oublier (et c'est pour cela que je dis « détestables ») que les théories les plus élémentaires décrivent très bien les phénomènes. 

Considérons, par exemple, la loi d'Ohm, qui permet de calculer l'intensité du courant électrique qui parcourt un fil électrique aux bornes desquelles on applique une différence de potentiel électrique : cette loi élémentaire donc date d'environ un siècle, mais elle reste utilisée par les électriciens et électroniciens du monde entier parce qu'elle est « très bonne ». Imparfaite, certes, mais très bonne, au point qu'elle permet de construire les ordinateurs les plus puissants, de faire marcher les automobiles, les avions, les fusées… Oui, la loi d'Ohm est approximative, ce n'est pas la vérité, mais elle est quand même extraordinairement efficace, et décrit merveilleusement les phénomènes. 

La science moderne est dans un mouvement inouï, à savoir qu'on demande aujourd'hui des adéquations des théories aux phénomènes à des précisions considérables. Pour certaines « constantes de la nature », on connaît les valeurs à des dizaines décimales près. Autrement dit, oui, par principe, on ne peut pas trouver la vérité avec la science, mais on s'en approche sans cesse, sans cesse, sans cesse... et c'est précisément ce mouvement merveilleux, parce qu'il fait apparaître des notions, concepts, idées, méthodes que l'on n'avait pas auparavant, qui fait une partie de la fascination des sciences de la nature.

Je ne sais pas, mais je cherche


L’expérience montre qu'il y a des personnes dont les réponses sont négatives ou défensives. Elles ne répondent qu'un sec : « Je ne sais pas ». C'est comme si l'on avait donné un coup dans un édredo

n : il encaisse le choc, s'enfonce. Comme si l'on avait refermé une porte au nez de nos amis. Avec une telle réponse, il n'y a pas de discussion, et il y a l'aveu d'une faiblesse. Je propose évidemment quelque chose de beaucoup plus positif à savoir que je ne sais pas, mais que je cherche. Ce qui signifie aussi : je suis honnête et j'avoue que je ne sais pas, mais sans perdre une seconde, je me mets en quête de la réponse. 

Évidemment cette formule « Je ne sais pas mais je cherche » n'est qu'une sorte d'illustration d'une attitude générale, notamment pour les sciences de la nature. Ces dernières sont une activité difficile, et il sera prétentieux de dire que l'on sait, de sorte qu'il est bien plus juste de dire que nous ne savons pas, mais cette ignorance n'est pas une faute si elle est assortie d'une activité soutenue de recherche : je ne sais pas mais je cherche. 

Cette discussion vaut également pour les examens que passent nos étudiants. Bien souvent, dans un examen, on peut ne pas savoir, surtout quand la question ne teste pas des connaissances de cours, mais plutôt des compétences, qui font usage de ces connaissances de cours sans se résumer à elles.
Par exemple, supposons que l'on interroge un candidat sur l'abaissement du point de congélation de l'eau quand on y met un composé « antigel ». La « loi de Raoult » stipule que cet abaissement est proportionnel à la concentration du produit antigel divisé par sa masse molaire. Évidemment un candidat qui saurait cela aurait au moins le mérite de le savoir, mais ce serait mieux encore qu'il sache le démontrer, et un candidat qui ne le sait pas ne le sait pas, mais on peut espérer qu'il puisse le retrouver. L'examinateur est donc moins intéressé par la formule que par la démonstration. Là il faudrait sans doute considérer qu'il y a encore deux niveaux : savoir le démonter, ou avoir une idée de la démonstration. En l'occurrence, l'idée de la démonstration tient dans la reconnaissance du fait qu'à l'équilibre entre différentes phases, le potentiel chimique des diverses phases est égal, ce qui revient en fait à dire que l'énergie n'est pas plus élevée en un point particulier du système.
Qu'est-ce que le potentiel chimique ? Ce serait bien que le candidat sache dire que c'est l'énergie par quantité de matière, mais peu importe. Ce qui importe surtout, c'est qu'il soit dans une dynamique positive : il peut chercher, analyser à voix haute, soliloquer, montrer qu'il sait tirer un fil de connaissance à partir d'une pelote très enchevêtrée. Il cherche, analyse, mobilise ses connaissances à la recherche de celles qui sont les plus pertinentes. Je ne sais pas, mais je cherche.