Les rillettes sont un système physique ou chimique vraiment merveilleux.
Pour faire les rillettes de canard, par exemple, prenons une cuisse et cuisons-la longuement avec de la matière grasse, par exemple de la graisse de canard.
Allons-y doucement, en agitant régulièrement la préparation. Le muscle se défait progressivement parce que la chaleur dégrade le tissu collagénique, cette espèce de ciment qui lie les fibres musculaires.
De la sorte, les fibres musculaires, dont l'intérieur a coagulé à la chaleur, se dispersent dans la matière grasse fondue.
A cette étape, on a un système physico-chimique nommé suspension, car il correspond à la dispersion d'objets solides (les fibres coagulées) dans un liquide.
Mais la graisse de canard, comme le saindoux pour des rillettes de porc, est une matière très intéressante parce qu'elle liquide à une certaine température mais solide à basse température plus basse. Aux températures intermédiaires, il y a une certaine proportion de cette graisse qui est à l'état liquide, emprisonnée dans le reste à l'état solide, ce que l'on nomme formellement un gel.
Plus la graisse est chaude, plus la proportion de liquide est élevée, évidemment.
Mais la température ambiante, quand les rillettes sont faites, alors on a une dispersion des particules solides dans un gel de matière grasse. Où se trouvent les fibres musculaires ? Elles sont sans doute beaucoup plus grosses, plus longues que les parties respectives de liquide ou de solide et c'est donc un étonnant système que nous pouvons alors déguster.
Ce blog contient: - des réflexions scientifiques - des mécanismes, des phénomènes, à partir de la cuisine - des idées sur les "études" (ce qui est fautivement nommé "enseignement" - des idées "politiques" : pour une vie en collectivité plus rationnelle et plus harmonieuse ; des relents des Lumières ! Pour me joindre par email : herve.this@inrae.fr
samedi 10 février 2024
Les rillettes
vendredi 9 février 2024
Les endives rendent de l'eau ?
Vous accusez les endives de rendre de l'eau ? C'est la capillarité qui est en jeu.
Commençons par cet épisode -complètement inventé par Jean-Anthelme Brillat-Savarin, dans sa Physiologie du goût - qui raconte qu'un chanoine ne mangeait des épinards que s'ils avaient été cuits pendant une semaine dans du beurre, laissant penser que les épinards se seraient gorgés de ce bon beurre de cuisson.
En réalité, le beurre ne peut pas entrer dans le tissu végétal, mais il peut venir entre les feuilles amollies par la cuisson. Et le phénomène qui l'y fait venir est nommé "capillarité" : ce même phénomène fait monter l'encre entre les poils d'un pinceau, il fait monter l'eau contre le bord du verre, et cetera.
Ce phénomène physique s'explique évidemment par de la chimie : les molécules de l'eau, par exemple, établissent des liaisons avec les atomes qui composent la paroi du verre, et ces forces permettent, sur des petites distances, de faire monter l'eau contre la paroi.
C'est la même chose dès qu'il y a une crevasse, un trou et les deux lèvres d'une fente, par exemple, attirent des molécules d'un liquide. Parfois c'est bénéfique et parfois on s'en passerait bien, comme quand l'eau s'infiltre dans les fissures de la route et brise la chaussée lors des gels et des dégels. Je profite pour justifier une erreur commune : il n'est pas vrai en toute rigueur que la glace prenne plus de place (à masse constante) que l'eau liquide, mais il est exact que la densité de l'eau présente un minimum à 4 degrés.
Mais revenons à nos épinards : par capillarité, la matière grasse fondue, le beurre fondu se place entre les feuilles, et il les fait d'ailleurs coller nouvelle preuve de l'existence des forces inter-moléculaires dont je parlais.
Et nous pouvons revenir maintenant aux endives qui sont faites de feuilles. Quand on les braise dans du liquide, l'eau vient se mettre entre les feuilles, et même des endives très bien égouttées ont leurs feuilles solidarisées par cette eau.
De sorte que, par la suite, les endives risquent de relâcher leur eau de capillarité, par exemple dans une sauce qu'on ajouterait.
Comment éviter tout cela ? Par exemple en cuisant dans autre chose que de l'eau : directement dans la sauce, car la sauce, c'est de l'eau au premier ordre, mais de l'eau qui a du goût, de l'eau qui peut avoir de la consistance...
Dans la Cuisine du marché (mais je doute que Bocuse ait vraiment écrit lui-même ce livre), Paul Bocuse recommande une première cuisson des endives à l'eau afin d'enlever ensuite les composés amers qui auront été extraits, mais les sélectionneur d'aujourd'hui nous font des endives qui n'ont plus cette amertume que l'on devait t'enlever, ou combattre avec du sucre. C'est peut-être dommage, car le goût des endives s'en est trouvé réduit... mais notre cuisine simplifiée : le premier étuvage n'est plus nécessaire, et l'on peut cuire dans la sauce, comme je le propose plus haut.
jeudi 8 février 2024
Les symptômes sont des pistes pour nous améliorer
Épisode amusant récemment : un stagiaire de notre groupe de recherche arrive après l'heure convenue, parce que dit-il son réveil n'a pas sonné.
Je lui explique que, pour mes rendez-vous importants, je mets deux réveils afin que le second pallie le premier le cas échéant.
En réalité, cette stratégie que j'ai est très générale. Pour un calcul, il y a lieu de faire une validation, pour une mesure, il y a lieu de faire des répétitions, et ainsi de suite : pour que mon pantalon ne tombe pas, je mets une ceinture et des bretelles.
En réalité, l'épisode est tout à fait bienvenu, parce qu'il permet d'expliquer à cet étudiant un point méthodologique qu'il avait négligé. Je me moque complètement que l'étudiant arrive à 8h ou à 9h ou à 10h et cetera, et c'est simplement pour lui que je vois, grâce à cet épisode, la possibilité de changer quelque chose dans sa vie, de grandir en quelque sorte.
Le réveil qui ne sonne pas est une métaphore du calcul faux, de l'expérience biaisée, et cetera. Très généralement, je propose à mes jeunes amis, en fin de journée, d'identifier les "symptômes", à savoir tous ces petits moments où ils ont défailli. Cela peut aller d'un mot qu'on n'a pas lu dans une phrase, à trébucher dans les escaliers parce qu'on était insuffisamment attentif, à un lapsus dans une discussion scientifique, à la confusion de deux notions scientifiques voisines, à la détection d'une connaissance que nous n'avons pas et que nous nous aurions dû avoir, une compétence que nous avons insuffisamment...
Pour tout cela, il est question d'être de bonne foi, et d'être à l'affût de tous ces petits symptômes car leur analyse permet ensuite de mettre en œuvre des soins, et remèdes, des corrections, des améliorations.
Très généralement, je préfère observer que je suis insuffisant et trouver des moyens de supprimer mes insuffisances les unes après les autres. Je ne prétends pas pouvoir les supprimer toutes, mais je j'aime assez faire mienne la phrase que le chimiste Michel-Eugène Chevreul disait : il faut tendre avec effort à l'infaillibilité sans y prétendre.
Soyons clairs, expliquons
Un médecin se plain à moi qu'un patient qu'il ne connaissait pas, mais qui avait pris rendez-vous plusieurs semaines plus tôt, lui demande une ordonnance pour un examen complémentaire, et je lui explique que la personne n'est peut-être pas en tort, et qu'il y a lieu de lui expliquer pourquoi cela n'est pas possible.
La raison en est que la prescription d'un examen complémentaire imposerait un décryptage des résultats lors d'une consultation qui devrait être peut-être très proche et qui n'a pas été programmée.
Le même médecin m'explique qu'un autre patient a abusivement demandé une ordonnance pour un médicament : abusivement puisqu'il n'a pas vu la personne en consultation depuis 2 ans.
Je lui demande de m'expliquer la difficulté et je reçois l'explication suivante, parfaitement juste : prescrire un médicament nécessite de connaître l'état présent de la personne.
Le médecin a donc parfaitement raison de refuser cette ordonnance ou, plus exactement, de la conditionner à une consultation
Mais dans les deux cas, le médecin a tort s'il n'explique pas les raisons de son refus. Car il ne s'agit pas de refus arbitraires, mais d'impossibilités médicales. En revanche, du côté des patients, il n'y a pas de raison que cela soit connu, que cela soit su, et la réponse du médecin nécessite donc une explication.
Je prends cet exemple médecin parce qu'il en va de même pour les enseignements de physico-chimie et plus généralement de méthodologie universitaire. Quand nous demandons aux étudiants de faire des synthèses bibliographiques, nous avons l'obligation de leur expliquer comment faire de telles synthèses, et une obligation de l'expliquer de façon pratique, concrète, détaillée. De même, quand nous demandons aux étudiants de rédiger un rapport, nous avons l'obligation de leur expliquer comment rédiger un rapport. Nous ne pouvons pas faire l'impasse sur ces explications détaillées... ce qui évidemment nous conduit nous-même à disposer d'une méthodologie bien claire, explicite, et maîtrisée.
J'ajoute en souriant que nombre de mes collègues ne sont pas parfaitement aguerris à la rédaction et j'en prends pour preuve des décennies de rédaction en chef ancienne de la revue Pour la science, où les textes que nous recevions de scientifiques pourtant parmi les meilleurs étaient étaient souvent bien insuffisants.
Bref, il y a lieu d'expliquer comment rédiger, il faut s'expliquer cela en détail, souligner les fautes les plus courantes, et c'est seulement à condition que nous ayons bien expliqué tout cela que nous pourrons faire remarquer à nos amis qui n'ont pas appliqué les règles qui leur ont été données.
En revanche, une fois les règles données, avec une méthode facile à appliquer, celui ou celle qui écrit est tenu d'appliquer ces règles sous peine d'une évaluation défavorable.
Il en va de même, au fond, pour les matières scientifiques. Par exemple, nous ne pouvons pas sanctionner un étudiant de ne pas savoir calculer un pH si le calcul de pH ne lui a pas été expliqué précédemment. Mais si cela a été fait, alors nous devons, dans le cas où il ne sait pas calculer le pH, le renvoyer à des études qu'il a déjà faites et ne pas perdre de temps à pallier les insuffisances de l'étudiant.
Ce dernier cas m'amène à discuter le fait que nombre d'étudiants ont oublié ce qu'ils ont appris dans les années précédentes. Cela n'est pas extrêmement grave, mais dénote quand même un apprentissage insuffisant à l'époque.
Et pour pallier l'insuffisance actuelle, il y a lieu de les renvoyer vers l'étude qu'ils ont faite, les documents dont ils ont disposés, et nous ne devons pas à nouveau palier des insuffisances, perdre du temps à cela.
En revanche, il n'y a pas de raison d'être particulièrement remonté contre ces étudiants et il suffit de leur dire qu'il y a lieu de se replonger dans des études anciennes.
Tout cela, c'est ce que l'on nommerait de la pédagogie si nos interlocuteurs étaient des enfants et que l'on doit simplement nommer de la didactique quand ce sont des adultes.
Des sciences exactes ?
Dans un débat avec des amis des sciences de l'humain et de la société, j'ai été confronté à l'expression "sciences exactes" : la terminologie est de mes amis, et pas de moi, qui ai décidé de ne parler que de sciences de la nature, dont j'exclus les mathématiques, puisqu'elles sont d'une autre nature, même si demeure ce grand débat entre mathématiques découvertes et mathématiques inventées.
Sciences exactes ? Je propose de ne pas confondre le savoir (ou prétendu tel, surtout en matière de sciences) et la recherche du savoir, à laquelle je propose de réserver le nom de science. La science, dans cette définition, est donc la recherche de savoir.
Sciences exactes ? Il me semble qu'il y a là une difficulté de même nature que dans "sciences humaines", à savoir un emploi ambigu de l'article.
Commençons par sciences humaines : c'est un pléonasme, car la science est une activité de l'être humain, et de nul autre. Généralement, ce pléonasme est une périssologie.
Sciences de l'homme ? C'est mieux, mais la femme ?
Sciences exactes ? Cela voudrait indiquer que certaines activités de recherche du savoir sont "exactes" ? Que serait donc une activité exacte ? Selon le TLF (le seul qui vaille), le terme "exact" signifie "Conforme aux règles prescrites, aux normes, à la convenance, aux usages, qui s'y conforme".
Nos amis des SHS qui parlent de sciences exactes pour les sciences de la nature voudraient-ils alors dire que leur propre activité n'est pas conforme à leurs propres règles ? Qu'elles ne suivent aucune norme ? Je croyais pourtant -on me l'a assez répété- que les historiens avaient leur méthode, tout comme les sociologues, ou les géographes ? Les philosophes ? Laissons-les de côté, afin de ne pas compliquer un débat qui n'est déjà pas parfaitement clair (quelle méthode commune entre Héraclite, Platon, Nietzsche ou Meyerson ?).
Pour les sciences de la nature, oui, il y a des canons, lentement élaborés, et qui se retrouvent aujourd'hui dans la structure des publications scientifiques, qui collent à la description que je propose (et qui n'a toujours pas été réfutée ou critiquée), à savoir :
- observation d'un phénomène
- caractérisation quantitative du phénomène
- réunion des données quantitatives en lois synthétiques
- recherche de mécanismes quantitativement compatibles avec ces lois
- recherche de prévisions expérimentales testables
- test expérimental en vue d'une réfutation de la théorie proposée
- et ainsi de suite.
Toutefois, cette conformité des sciences de nature ne peut conduire les scientifiques de la nature (on voit que je distingue la science et ceux qui la font, sans quoi on tombe souvent dans des erreurs terribles) à prétendre à l'exactitude de leurs descriptions du monde, pas plus que les sciences de la nature ne prétendent à la description exacte du monde, et encore moins à la "Vérité" ! Il faut user d'une rhétorique vraiment nauséeuse, détestable -celle de l'homme de paille- pour le faire penser. Bref, je propose que nous abandonnions tous l'expression "sciences exactes". Pour les sciences de la nature, je propose que nous utilisions l'expression "sciences de la nature" ou "sciences quantitatives", à moins qu'une nouvelle expression reste à inventer ?
mercredi 7 février 2024
Les ringards sont... ringards
Ce matin, sur un radio qui aurait mieux fait d'être en grève, un groupe de vieilles personnes (je parle de leur esprit, car je ne connais pas leur âge, et n'ai pas envie de le connaître) qui renchérissait sur le fait que "tout fout le camp" : seul le papier et le crayon, la craie et le tableau noir valent quelque chose pour les "vrais penseurs" !
Oui, dès que l'on utilise un ordinateur pour écrire, ou pour calculer, cela ne vaut plus rien, c'est du texto (sic ;-)), on faiblit, on pense mal !
En réalité, je soupçonne ces ringards de ne pas avoir été capables d'apprendre le maniement des nouveaux outils ! J'ai déjà vu cela avec la cuisine moléculaire : des chefs qui dénigraient les possibilités modernes, parce qu'ils n'avaient pas appris l'usage des nouveaux outils. Je me souviens de professeurs qui disaient que les calculatrices électroniques étaient des outils minables, parce que les élèves ne savaient plus extraire des racines carrées à la main. D'ailleurs, Aristote lui-même avait dit que l'écriture était la fin de la pensée. Pourtant, on a pensé, depuis lui !
En matière de littérature, il y a ceux qui écrivent avec un stylo, ceux qui utilisent une machine à écrire, ceux qui utilisent un ordinateur... Peu importe : ce n'est effectivement pas l'outil qui fait la pensée... mais la vitesse de la craie sur le tableau n'est pas une vitesse idéale, particulière, et c'est une faute que de le prétendre comme une généralité. Une faute paresseuse, une sorte de fossilisation. Jorge Luis Borgès disait que les archaïsmes, en littérature, étaient fautifs, et je le crois, dans la mesure où nous nous adressons à autrui : ne s'agit-il pas, notamment, d'être compris ? Pour le calcul, il y a effectivement ces mathématiciens qui utilisent la craie et le tableau noir, mais j'ai rencontré des mathématiciens parmi les plus grands pour lesquels l'ordinateur est devenu un outil essentiel... et il y en aura de plus en plus.
Moralité ? La querelle des anciens et des modernes : les anciens ont toujours perdu, puisque ne reste, quand ils sont morts, que les modernes !
La perfection n'existe doublement pas
Chers Amis
Pardonnez moi : mon enthousiasme communicatif a fait tomber certains de mes amis dans l'erreur où j'étais moi-même !
Tout a commencé il y a des décennies, quand je discutais le perfectionnement des oeufs durs. J'avais nommé "oeuf dur parfait" un oeuf qui ne serait pas caoutchouteux, dont le jaune ne serait pas sableux, ne serait pas cerné de ce vert qui est accompagné d'une odeur d'hydrogène sulfuré ; il fallait de surcroît que le jaune soit bien centré dans le blanc, que la coquille s'enlève facilement...
Et ma découverte des oeufs à 6X°C m'avait conduit à donner ce nom d'oeuf parfait à ces oeufs... au point que, environ 20 ans après, des articles de journaux reprennent l'idée et le terme :
http://www.lexpress.fr/styles/saveurs/l-oeuf-parfait-derniere-lubie-des-chefs_1673678.html
ou
http://weekend.levif.be/lifestyle/culinaire/ce-qu-il-faut-encore-savoir-de-l-oeuf-suite/article-normal-393579.html
Pourtant, la perfection n'est pas de ce monde, d'une part, et, d'autre part, quelle est l'échelle avec laquelle on mesure la perfection ?
A vrai dire, en matière d'art culinaire, j'ai déjà signalé souvent que cela n'avait pas de sens de classer, autrement que par un "j'aime"... qui varie dans le temps. Parfois, je préfère Bach, et, parfois je préfère Mozart, quand ce n'est pas Debussy. Mon humeur changeante me fait apprécier "le plus" des musiques toujours différentes, et c'est la diversité qui fait mon bonheur. Le même oeuf servi répétitivement serait ennuyeux, morne... et très loin d'être parfait ! Cela pour moi seul, mais si je compare avec mes amis, c'est encore pire, car leur idée de la perfection (en admettant qu'il y en ait une, vu ce que je viens d'écrire) diffère généralement de la mienne. Or laquelle est la meilleure ?
Bref, la perfection n'existe pas, et elle n'existe pas. De même que je récuse "le Beau", "le Bon"... Alors "la Perfection" ? Une idée enfantine.