samedi 30 décembre 2023

Réfutable n'est pas falsifiable


Pour Karl Popper, la qualité essentielle de toute théorie scientifique est d'être "réfutable" : contrairement à la religion, qui admet l'existence du divin (c'est une question de foi, pas de preuves), la science veut dire des choses non pas "vraies", mais discutables autrement que par des sentiments. Popper, qui écrit en anglais, utilise le mot "falsifiability", mais il ne faut pas le traduire par "falsifiable", car toutes les théories scientifiques, modèles réduits de la réalité, ne peuvent prétendre à être vraies, de sorte qu'il serait idiot de chercher à montrer qu'elles ne sont pas vraies, qu'elles sont fausses. On ne dira jamais assez aux épistémologues médiocres (seulement ceux-là ; les autres sont de bons épistémologues) que la question de la science n'est pas la vérité, le vrai, le faux, mais que la seule question est l'adéquation des théories aux phénomènes. Ce que l'on cherche, c'est à réfuter les théories, les prétentions que nous avons à décrire le réel, et nous cherchons à réfuter non pas dans un esprit négatif, destructeur, mais parce que c'est la condition de proposer une théorie mieux appropriée. Toute théorie réfutée est alors éliminée, ou conservée seulement dans un champ d'application particulier. Par exemple, la loi d'Ohm, qui stipule la (fausse) proportionnalité de la différence de potentiel et de l'intensité du courant, entre les bornes d'une résistance électrique, est conservée quand la précision n'est pas grande, et elle ne cède la place à mieux, au deuxième ordre ce ce premier ordre, que si l'on a besoin d'une précision de l'ordre du deuxième ordre. Au total, on le voit, ce n'est une question de "falsifier" la science, ce qui laisse planer un doute sur l'honnêteté de l'entreprise ; non, "falsifiabilité" serait un anglicisme, et nous devons parler de "réfutabilité". Tiens, pour la bonne bouche, et si l'on allait y voir de plus près dans les acceptions de ce terme ? Voici ce que dit le Trésor de la langue française informatisé pour "réfutable" : Empl. pronom. réfl. Reconnaître ses erreurs, ses défauts ou ses fautes. M. de Lamartine, l'historien fascinateur des mêmes Girondins, annonce qu'il va se réfuter et se corriger à son tour, en revoyant après quinze ans d'épreuve ses éblouissants tableaux (SAINTE-BEUVE, Nouv. lundis, t. 1, 1862, p. 363).C. P. anal. [Le suj. désigne une chose] Infirmer, démentir ce qui était affirmé. Le temps qui passe réfute d'heure en heure nos pronostics (BUTOR, Passage Milan, 1954, p. 143).Empl. pronom. passif. Se démentir, se contredire. Une objection de ce genre se réfute elle-même (G. MARCEL, Journal, 1914, p. 102).REM. 1. Réfutable, adj. Qui peut être réfuté. Argument, raisonnement réfutable. Tout ce qui est réfutable est cent fois réfuté (ALAIN, Propos, 1929, p. 861). 2. Réfutateur, -trice, subst. Celui, celle qui réfute. S. Jean n'est ni un plagiaire de Platon, ni un réfutateur de ce même Platon. Il ne réfute pas Platon, il le continue (P. LEROUX, Humanité, 1840, p. 821).Prononc. et Orth.: [], (il) réfute [-fyt]. Ac. 1694, 1718: re-; dep. 1740: ré-. Étymol. et Hist. 1. Ca 1330 « repousser, renvoyer une personne qui vient d'exprimer un fait, une opinion, contester » (GUILLAUME DE DIGULLEVILLE, Vie hum., V, 1856 ds T.-L.); 1694 refuter un Autheur (Ac.); 2. a) 1546 « repousser, détruire une chose », refuter l'injure (Palmerin d'Olive, 176a, d'apr. H. VAGANAY ds Rom. Forsch. t. 32, p. 148); b) 1559 « id. en démontrant qu'elle n'est pas fondée » refuter ce point (AMYOT, trad. de PLUTARQUE, Hommes illustres, Compar. Démosthène-Cicéron, éd. G. Walter, t. 2, p. 797). Empr. au lat. refutare « refouler, repousser; réfuter »; cf. l'hapax refuded, parfait 3 sing. (fin Xe s. Passion, éd. D'Arco Silvio Avalle, 147) qui est à rapprocher de l'a. prov. refudar « refuser, rejeter » (av. 1150 MARCABRU, Œuvres, éd. J. M. L. Dejeanne, V, 4; XL, 10). Fréq. abs. littér.: 433. Fréq. rel. littér.: a) 925, b) 419; XXe s.: a) 380, b) 594. Bbg. GOHIN 1903, p. 266 (s.v. réfutateur).

vendredi 29 décembre 2023

Mon invention des sauces confortables

Un grand confort


Ce mois-ci, c’est une merveilleuse histoire que je vous propose. Et, puisque c’est une histoire vraie, je vous propose de vous la raconter telle qu’elle s’est passée, sans modification.

Tout a commencé au restaurant de Pierre Gagnaire, il y a plusieurs mois, quand j’ai entendu un chroniqueur gastronomique dire que la cuisine de Pierre était devenue plus « lisible », plus confortable. Des mots ? Pas seulement. Lisible signifie que l’on y trouve du familier, que les plats ne sont pas des objets extraterrestres, où nous sommes au bord de nos références culturelles. Confortable ? Certains plats ne sont pas un choc de goût nouveaux, mais, là encore, des valeurs d’enfance, peut-être…

D’où la question : comment, à volonté, faire des plats confortables ? Question difficile, car il n’est pas question de retomber dans la béarnaise, la béchamel et toutes ces sauces si classiques qu’elles ne peuvent tenir qu’une partie mesurée dans une cuisine vraiment moderne.


Le déclic est venu de la cuisine de Pierre, mais quelques mois plus tard. Plus exactement, un groupe de plat nommé « le cochon », au milieu de son histoire à la carte (j’explique : presque chaque semaine, des modifications sont faites, parce que, apparemment, Pierre Gagnaire cherche à s’approcher de l’idée quasi platonicienne qu’il a de ses créations), comportant une raviole au centre de laquelle figurait une tranche de sabodet, dans une sauce… extrèmement confortable ! Pourquoi l’était-elle ?


A l’analyse, cette sauce contenait du beurre, un jus de viande, aussi. Pour la physico-chimie, le jus de viande et la sauce évoquent aussitôt l’opération d’émulsification, les gouttelettes de matière grasse fondue venant se disperser dans l’eau de la sauce, grâce à des molécules dites « tensioactives ». Par exemple, ce sont les protéines du jaune d’œuf qui permettent de confectionner les émulsions froides que sont les sauces mayonnaises, et ce sont les lécithines du chocolat qui permettent de mêler le chocolat fondu à de l’eau, pour faire une sauce au chocolat chaude qui est une émulsion.

Dans la sauce de la raviole ? Le fond utilisé s’approchait de la demi glace. Or cette dernière est une sauce obtenue par cuisson longue dans l’eau, la viande libérant de la gélatine, qui se dissout progressivement. Oui, de la gélatine : c’est d’ailleurs la raison pour laquelle les bouillons où cuisent les viande gélifient quand ils refroidissent.

Cette analyse m’a alors remémoré des expériences anciennes, où j’avais testé l’ajout de gélatine dans les sauces, quand je croyais que ce composé était responsable de la viscosité des sauces, avant de découvrir que c’était en fait le beurre émulsionné grâce à la gélatine qui venait de donner de la consistance.


Ah ! mais alors, pour faire une sauce émulsionnée, il fallait de l’eau, de la gélatine, et de la matière grasse. Le voilà, le dénominateur commun ! De surcroît, il semblait conduire à des sauces confortables, le beurre émulsionné donnant ce sentiment d’enrobage prolongé de la bouche, la gélatine venant asseoir la durée. Hypothèse : pour faire une sauce confortable, il faut de l’eau, de la gélatine et du beurre.


L’hypothèse fut transmise à Pierre… qui vérifia qu’elle était exacte. Chacun peut facilement faire le test, même avec de l’eau pure. Du coup, l’hypothèse testée permet de créer de nouvelles sauces confortables… peu classiques, car si l’eau des sauces classiques est celle du jus de viande, pourquoi ne pas la changer pour un bouillon de légume, de fruits, que sais-je ?


Pierre, à toi !


Mon invention des "parés"

 Voici comment j'ai proposé à Pierre Gagnaire mon invention des "parés" : 


Ambroise Paré et les émulsions


Hervé This


Non, il ne s’agit pas ici d’une biographie du père de la chirurgie moderne ! Il s’agit, dans la ligne de nombreuses propositions faites sur cette partie du site, d’un type de plats nommé en son honneur.



Mon cher Pierre

Tu te rappelles (évidemment, mais c’est une formule rhétorique pour tous nos amis qui nous lisent et à qui je fais ce clin d’œil) des gibbs, préparations sur lesquelles nous avions travaillé il y a plusieurs années : il s’agit d’abord de confectionner un « geoffroy », en émulsionnant de l’huile dans un blanc d’œuf, exactement comme l’on fait une mayonnaise, puis de passer cette émulsion au four à micro-ondes, pleine puissance, jusqu’à ce que l’on observe un gonflement. A ce stade, on retire aussitôt la préparation du four à micro-ondes… et l’on sert, une sorte de « mayonnaise cuite », de « gâteau d’huile », parfaitement stable.

Mayonnaise cuite ? Ce n’est pas exactement cela, puisque nous sommes partis d’un geoffroy et non pas d’une mayonnaise (où la loi impose, très justement, au moins huit pour cent de jaune d’œuf). Gâteau d’huile ? Même s’il est exact que la préparation est composée de beaucoup de matière grasse, qui est stable (les gouttelettes d’huile sont piégées dans le réseau du gel que forment les protéines chauffées de l’œuf), le terme manque pour le moins d’élégance.

D’où le nom de Gibbs, d’après le physico-chimiste américain Josiah Willard Gibbs. A noter que l’ « huile » peut être remplacée par du chocolat fondu (le chocolat « fait huile »), du fromage fondu, du beurre fondu, du beurre noisette fondu, du foie gras fondu… pour faire des gibbs de chocolat, de beurre, de fromage, de beurre noisette, de foie gras… en sucré, comme en salé : de cela, je ne me mêle pas !


Une nouvelle généralisation


Dans tous les cas précédents, le procédé consiste à faire d’abord une émulsion, puis ensuite une émulsion gélifiée chimiquement (à opposer aux liebig, qui sont des émulsions gélifiées physiquement). Dans les gibbs, ce sont les protéines de l’œuf qui font tenir le gel chimique. Aurions-nous d’autres façons ?

Oui, il est important de comprendre que les terrines, pâtés, quenelles… sont des préparations où la coagulation des protéines de la viande ou du poisson coagulent, comme un œuf qui cuirait.

D’où l’idée toute simple d’utiliser ces protéines pour faire des gibbs. En pratique, c’est donc tout simple : on prend de la chair de poisson, par exemple. On la broie avec de l’eau (la chair de poisson contenant 60 pour cent de protéines, environ, on peut ajouter deux ou trois fois la masse d’eau pour retrouver des concentrations en protéines analogues à celles du blanc d’œuf), puis on émulsionne de l’huile, ou un autre corps gras à l’état liquide. Enfin, on passe la préparation au four à micro-ondes, comme pour un gibbs.

Évidemment, cela fait beaucoup de variations : si l’on considère que la base du gibbs est l’œuf, et que l’on change la matière grasse, il faut un autre nom pour des « gibbs à la chair des poisson », ou des « gibbs à la chair d’animaux terrestres ». Pour ces deux cas, je propose le nom de « paré », d’après Ambroise Paré, père de la chirurgie moderne. Ne s’agit-il pas de celui qui a introduit en français le mot « émulsion », en 1560 ?


Des tas de possibilités


Je suis passé rapidement sur les réalisations possibles, et il faut que je prenne un peu plus de temps.

Par exemple, partons d’un filet de turbot (je dis n’importe quoi : je ne suis pas cuisinier !). Pour le physico-chimiste, c’est une matière faite d’environ 40 pour cent d’eau (qui a du goût), et de 60 pour cent de protéines. On peut donc diluer six fois par de l’eau qui a du goût pour obtenir une solution à dix pour cent de protéines, comme le blanc d’œuf. Quelle eau qui a du goût ? Moi qui ne suis pas cuisinier (on le saura !), j’aurais utilisé un fumet de poisson, ou une bisque, ou, puisque je suis à bonne enseigne, un thé fumé, un bouillon de poule…

Dans la solution de protéines diluée qui est alors obtenue, il s’agit d’émulsionner la matière grasse. Quelle matière grasse ? Comme précédemment, tout est possible : chocolat, beurre, beurre noisette, fromage, huile d’olive, de noix, de pistache, la crème…

Puis vient la dernière étape, de « cuisson » de l’émulsion. Je pressens les difficultés techniques, et je sais que l’écueil est l’insuffisance du broyage de la chair : les protéines ne seraient pas assez relâchées par la chair, et l’émulsion ne gélifierait (« coagulerait ») pas bien.

Oui, il faut bien broyer, pour réussir cette préparation.

Pour de la viande, la préparation est analogue… parce que, au fond, il s’agit d’une généralisation des quenelles, mais, au lieu de faire des quenelles par des méthodes compliquées par l’empirisme culinaire, on va directement à l’objectif, et l’on sait ce que l’on peut faire : le geste n’est plus guidé par la tradition, mais par l’objectif physico-chimique qui a été déterminé.

Pierre, tu fais quoi, avec tout cela ?






Une de mes inventions : l'oeuf brouillé parfait, ici proposé pour réalisation à Pierre Gagnaire

 

L’œuf brouillé parfait


Mon cher Pierre, tu as acclimaté l’œuf à 65 degrés ; tu l’as mis « à ta sauce », et grâce à ton travail et, notamment, à ce site, cet œuf se répand dans le monde gourmand comme une traînée de poudre : après toi, il paraît sur des tables étoilées du monde entier !

Mais nous n’avons pas achevé d’explorer les beautés du phénomène physico-chimique qui est mis en œuvre : la formation d’un réseau délicat, ce que les physico-chimistes nomment un gel.

Je te propose aujourd’hui l’expérience qui consiste à battre du blanc et du jaune d’œuf, à ajouter éventuellement de l’eau (pas trop : nous y reviendrons), puis à mettre l’ensemble au four, à couvert. Le four sera réglé à la température la plus proche possible de 61 degrés, à partir de laquelle le blanc d’œuf commence à coaguler. Tu obtiendras en une heure ou deux… un œuf brouillé parfait : délicate texture que tu pourras ensuite parfumer à ton goût. Qu’ai-je écrit ? Parfumer à ton goût ? Le parfum, l’odeur, n’étant qu’une des composantes du goût, il vaudrait mieux dire assaisonner à ton goût.


L’explication du phénomène, avant d’en venir aux applications


Pourquoi ce résultat, tout d’abord ? Parce que le blanc d’œuf contient diverses sortes de protéines, et que, à la température de 61 degrés, une seule sorte de ces molécules, les molécules d’ovotransferrine, se lient en un réseau : pensons à un filet de pécheur qui piège les poissons, c’est-à-dire tout ce qui se trouve dans le récipient : eau, autres protéines, graisses, morceaux de diverses denrées que tu auras dispersés dans l’œuf battu. Comme une seule sorte de protéines aura ainsi « gélifié », le filet de pécheur sera ténu, et la texture sera remarquablement tendre, délicate. En outre, comme tu auras chauffé doucement, tu auras un gel pris de façon homogène.

La quantité d’eau ajoutée pourra être considérable, mais c’est une autre histoire, sur laquelle je me promets de revenir une autre fois.

Enfin, avec une cuisson à basse température comme je te la propose, tu n’auras pas à redouter ce verdissement de blocs d’œuf cuit que l’on aperçoit dans certains de ces hôtels internationaux, où les œufs brouillés sont mis sous des cloches et chauffés pendant des heures. Note que ce verdissement, que présente des œufs durs trop cuits, s’accompagne d’une épouvantable odeur de soufre ! Un avant-goût de l’enfer.


Le goût à ta guise


Eau, eau, j’y reviens… Observe que je n’ai pas empiété sur ton art ; d’ailleurs, j’en serais bien incapable ! Quand j’écris « de l’eau », je pense évidemment à de l’eau qui a du goût. Tu mettras donc l’eau que tu voudras : jus de cuisson de champignons, bouillon, fumet, fond, avec ou sans graisse émulsionnée dedans. Et j’ai aussi évoqué des « morceaux de diverses denrées : tu pourras aussi bien disperser des petits pois que des dés de coquille Saint Jacques, ou des amandes grillées. Je te laisse faire… et j’attends avec impatience tes recettes qui font usage de ces œufs brouillés parfaits !

Et voici comment j'ai proposé le "constructivisme culinaire" :

 Le construit est  « beau ».

Une  apologie du constructivisme.

Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce poisson :

Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :

Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !

Le nouveau projet du constructivisme culinaire

Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?

Quand j'ai introduit le "constructivisme culinaire"

 Le construit est  « beau ».

Une  apologie du constructivisme.

Mon cher Pierre,
Je t’invite à regarder avec moi ce turbot.

Pas de doute, il est beau. Ton œil exercé reconnaît un filet de turbot, avec ses faisceaux bien visibles. On le sent sous la dent sans avoir besoin de le mettre en bouche. Il y a donc une construction visible, et perceptible gustativement..
Regardons maintenant ce plat que tu m’as servi :

Là encore, il y a de la beauté. Pourquoi est-ce beau ? Je préfère observer qu’il y a de la construction. Cette fois, on sait qui a organisé la chose, et cette organisation visible est la promesse d’une sensation gustative, comme précédemment. Et si l’art tenait des racines dans la construction, dans l’élaboration, dans le soin que l’on met à tendre à autrui une organisation qui a un sens compréhensible pour tous ?
Nous avons souvent discuté de « constructivisme culinaire », et, jusque ici, il s’agissait de faire pleurer d’émotion, ou rire, ou mettre en colère… Difficile programme !

Le nouveau projet du constructivisme culinaire

Mettons-nous un pas en arrière de notre discussion, et regardons l’histoire de la cuisine. Le projet de la construction a surtout été promu par un grand Ancien : Marie-Antoine Carême, qui avait introduit la « cuisine monumentale ». Il s’agissait alors de construire, mais comme en architecture : des palais, des pagodes, des grottes… Et pourquoi pas des bateaux, des oiseaux, des marteaux ou des lampes ? A la réflexion, le projet avait peu de sens gustatif.
A tout le moins, il s’agirait aujourd’hui de le rénover, en proposant de construire des Arches de la Défense, ou des Beaubourg… mais à quoi bon ? Le sens gustatif manquerait toujours.
Je préfère te remémorer notre discussion, autour d’un médaillon de saumon fumé, sous une couche de gelée d’agrumes : on sentait d’abord l’agrume, puis le poisson ; on finissait dans une certaine vulgarité gustative. Nous avons retourné l’objet, et cette fois, tout était en place : on sentait d’abord le poisson, l’objet affiché, puis on terminait sur de la fraîcheur un peu amère et fraîche.
Le voilà, notre projet de « constructivisme culinaire » : il s’agit de construire, ancien ou moderne, peu importe, mais il nous faut un effet gustatif. La construction du constructivisme, c’est la recherche d’effets gustatifs, pas d’effets visuels. La cuisine n’est pas de l’architecture, comme le pensait Carême ; c’est d’abord de la cuisine.
Et quand nous admirons la construction, promesse d’effets gustatifs, nous ne manquons pas de dire « c’est beau ! ».
Pierre : ton sentiment sur cette entreprise rénovée ?

La science enchante le monde

 La science enchante le monde !
De nombreux journalistes m'ont posé cette même question : ne pensez-vous pas que l'explication des mystères de la cuisine fassent perdre de la beauté à la chose ? Jusqu'à présent, j'ai toujours répondu, métaphoriquement, que si vous allez au clair de lune avec votre amoureuse/x, savoir pourquoi la lune brille ne rend pas le moment moins merveilleux. C'est juste... mais je crois que ma réponse aurait dû être meilleure... et cela a à voir avec l'enchantement du monde. Oui, nous nous blasons à vivre dans la technique, laquelle est le fruit des études scientifiques. Un enfant des villes ne s'interroge pas, quand il fait du vélo, sur l'intelligence, le travail, qu'il a fallu pour construire son vélo. Des enfants devant des ordinateurs les utilisent, en ne cherchant même pas à savoir comment ces ordinateurs fonctionnent, et le moindre adulte peut conduire une voiture sans en connaître les principes pourtant simples. Faites donc l'expérience d'interroger, dans la rue ? De même, nous ne cherchons généralement pas à savoir comment poussent les carottes que nous mangeons, les arbres dont le bois font nos meubles... La technique que nous utilisons fait partie de notre "nature", ce qui, dit en passant, doit nous pousser à renouveler le merveilleux questionnement de John Stuart Mills (un de ceux qui ne tombent pas dans la désolante naïveté de ce Jean-Jacques Rousseau que j'aime de moins en moins, et notamment parce qu'il critiqua Denis Diderot - que j'aime plus chaque jour : une valeur sûre). Alors, finalement, la science qui explique les mécanismes, détruit-elle l'enchantement du monde ? Avons-nous besoin d'ajouter des fées, des lutins, des esprits des lieux, des... dieux ? Je crois, au contraire, que la volonté de comprendre le monde, dans la mesure où elle nous met le nez sur les phénomènes, est la garantie d'un enchantement incessant ! Une plante pousse : pourquoi ? Comment fonctionne un roulement à billes ? Et une dynamo ? D'ailleurs, rien ou presque rien n'est compris. Oui, un champ magnétique qui varie dans une bobine de fil conducteur engendre un courant électrique... mais pourquoi ? Oui, il y a les équations de Maxwell, qui relient l'électricité et le magnétisme. Oui, il y a la relativité qui relie le mouvement des charges électriques et le champ magnétique, mais pourquoi ? La science est dans le "comment", et non le "pourquoi" métaphysique, lequel sort intouché des explorations scientifiques. De sorte que non seulement nous pouvons aller du phénomène au mécanisme, mais, de surcroît, nous gardons notre question essentielle. Décidément, non, la science ne désenchante pas le monde. Au contraire !