vendredi 1 décembre 2017

Qu'est-ce que la "science des aliments" ?

Une jeune collègue vient me voir... et la discussion (amicale) me montre qu'elle confond science et technologie... au point qu'elle ne comprend même pas qu'il puisse y avoir une différence.
Elle m'argumente l'expression "science des aliments", mais n'a pas questionné l'expression. Car qu'est-ce que la "science des aliments" ? On se souviendra toujours, dans une telle discussion, qu'il y a une confusion possible entre le mot "science", au sens de "savoir" ou de "recherche de connaissances", le mot "connaissances" étant pris dans toute sa généralité, et le mot "science" au sens de "science de la nature", laquelle cherche les mécanismes des phénomènes, procédant par identification des phénomènes, quantification, productions de lois synthétiques, recherche inductive de mécanismes quantitativement compatibles avec les lois et réfutation des théories produites.

Qu'est-ce qu'une "science des aliments", dans la seconde acception du mot "science" ? C'est manifestement autre chose que la production d'aliments, ce qui, du point de vue technique, est proche de la cuisine, et ce qui, du point de vue technologique, est une technologie, et pas de la science !
Autrement dit, la science de l'aliment, au sens des sciences de la nature, est une activité qui cherche les mécanismes des phénomènes qui ont lieux quand on construit les aliments, quand on les consomme, quand on les caractérise, quand on les recycle, que sais-je ? Mais, dans cette acception du mot "science", il n'y a pas et il ne peut pas y avoir de la technologie, puisque cette activité diffère des sciences de la nature par ses objectifs et ses méthodes.

 Bref, ma jeune collègue n'a pas assez précisément identifié ses objectifs, ni ses moyens. Je ne répéterai jamais assez que que le "de quoi s'agit-il ?" de Henri Cartier-Bresson était essentiel, quelle que soit l'activité !

Reproduire la nature avec la cuisine note à note ? Non !


 Un "craintif" qui venait de découvrir la cuisine note à note  me demandait "A quoi cela sert-il de reproduire des carottes" ?

Il faisait référence à une série de deux diapositifs que j'avais projetées, et que voici :





Le discours qui leur correspond est le suivant. D'abord, je dis qu'une carotte (mais cela est vrai de n'importe quel ingrédient culinaire classique) est composée d'un grand nombre de molécules, appartenant à un certain nombre de catégories (que l'on nomme des "composés") : eau, cellulose, pectine, sucres, acides aminés... Dans la racine de carotte, ces molécules se sont disposées les unes par rapport aux autres d'une certaine façon, qui fait apparaître une carotte.
Mais si l'on dispose de ces composés séparément, on peut aussi les organiser différemment, et faire un objet bien différent d'une carotte. Tout aussi comestible, mais bien différent : et c'est la seconde image.

Notre "craintif" en a conclu que l'on voulait reproduire une carotte. Comment a-t-il tiré cette conclusion qui n'est pas la mienne ? Je ne sais pas... mais j'ai essayé évidemment de lui expliquer que, si l'on peut effectivement refaire une carotte, cela n'a guère d'intérêt, et il vaut mieux aller explorer des organisations différentes, pour produire des aliments nouveaux !

D'ailleurs, j'ai essayé de lui expliquer que la reproduction est  toujours critiquée : la photocopie de la Joconde ne sera pas la Joconde. Et même si l'on faisait "mieux" -par exemple avec un vernis qui ne soit pas craquelé-, on reprocherait à la copie... d'être une copie.


Oui, décidément, la cuisine note à note a mieux à faire que reproduire les carottes, les viandes, ou les vins (facile, dans ce dernier cas). Il y a l'enjeu de produire des mets nouveaux, et cela est passionnant.


Que conclure, à propos de notre "craintif ? Je suis hésitant. D'abord, l'expérience me montre que, de même que l'on ne fait pas boire un âne qui n'a pas soif, on ne parvient pas à rassurer des gens qui ont peur. Alors faut-il  perdre son temps à essayer ?  Je suis preneur de vos conseils...

L'agar-agar et le gibbs... ou plutôt le liebig

Ce matin, une question :

 "Est-il correct d'introduire de l'agar-agar en poudre dans un gibbs? Est-ce correct pour de la cuisine Note a Note?"

Commençons par le commencement : le gibbs. C'est une émulsion gélifiée chimiquement, que l'on obtient, par exemple, par coagulation des protéines qui servent de tensioactifs dans une émulsion. En pratique, on l'obtient de deux façons :
- cuisine classique : on fouette de l'huile dans un blanc d'oeuf ; puis on donne du goût à l'émulsion obtenue (couleur, saveur, odeur...) avant de passer au four à micro-ondes
 - cuisine note à note : c'est la même chose, mais au lieu d'utiliser du blanc d'oeuf, on utilise de l'eau et des protéines ; et les composés utilisés pour donner du goût doivent être purs.

L'agar-agar, dans cette affaire ? C'est un gélifiant physique, et non chimique, de sorte qu'il conduirait à un système différent, que j'ai nommé "liebig", et dont voici une recette : on dissout de la gélatine dans de l'eau, puis on émulsionne de l'huile ; le refroidissement fait prendre en gel.
Autrement dit, si l'agar-agar est effectivement un composé pur, utilisable pour la cuisine note à note, il est mieux approprié pour faire un liebig que pour faire un gibbs.

En matière de style (scientifique, littéraire, musical...), c'est très grand honneur de posséder un chant


C’est un très grand honneur de posséder un champ,

Soit riche, soit stérile, en plaine ou bien penchant,
Une part en tout cas de l’immense nature,
Le visible sommet de cette architecture
Qui descend par degrés dans la compacte nuit
De la masse terrestre où le songe la suit.
Le bord étroit d’un champ enferme un lac de sève,
Que le maître orgueilleux entend frémir en rêve,
Et dont les flots domptés, sans jamais sourdre ailleurs,
Lancent pour lui leurs jets de verdure et de fleurs.
Un champ, avec ses plis, sa pente, est une forme,
Long ouvrage sans fin de la durée énorme,
Où des forces sans nombre en d’innombrables jours
Lentement ébauchaient et changeaient les contours
Qui se sont fixés la dans leurs métamorphoses :
Oh ! comme tout est vaste, antique et plein de choses !
Un champ résume en lui la terre avec les cieux ;
C’est la nature libre aux sucs mystérieux,
Par ses seules vertus en ses oeuvres guidée,
Et cependant par nous surprise et possédée
Dans un lien où l’homme, être éphémère et vain,
S’unit quelques instans à l’infini divin. 

Charles de Pomairols

jeudi 30 novembre 2017

Le travail du mois avec mon ami Pierre Gagnaire

Chers Amis

Vous savez que, chaque mois, je fais une proposition "technologique" à mon ami Pierre Gagnaire, qui introduit cette nouvelle technique dans sa cuisine : il met au point entre une et quatre recettes qui utilisent la technique, met la recette en ligne... et l'utilise évidemment dans l'un ou l'autre de ses restaurants.

Cela se poursuit depuis 17 ans : n'est-ce pas la preuve que les sciences de la nature -en l'occurrence la gastronomie moléculaire- irriguent merveilleusement la technologie, la technique et l'art ?
Et n'est-ce pas, aussi la démonstration que la France est LE pays de l'innovation alimentaire  ?

Pour ce mois, vous trouverez nos travaux sur http://www.pierre-gagnaire.com/pierre_gagnaire/travaux_detail/118

Vive la Gourmandise éclairée !

La question du souffle, en musique

Qui suis-je pour parler de musique ? Seulement un "enfant" qui entend ce qui se dit. Et j'ai entendu que la phrase, c'est tout... mais j'ai aussi entendu qu'il faut danser. La phrase, avec sa respiration, c'est... la phrase. Mais la danse a un rythme que la phrase n'a pas... et je comprends que l'un n'est pas l'autre.
De même, j'entends parfois que la musique est "communication", avec une rhétorique, de la grammaire (Couperin), mais j'entends aussi qu'il y a d'abord le mouvement "allant" : c'est ce que dit notamment Pedro de Alcantavar, qui propage la "méthode Alexander", à l'aide, d'ailleurs, de termes dont je récuse l'aspect métaphorique qui ratisse trop large.

Mais... Et s'il y avait des musiciens qui chantent, et d'autres qui dansent ? Et d'autres qui, évidemment, font tout autre chose. Vouloir dire au compositeur ce qu'il fait, c'est d'une "critique" assez minable, qui oublie que l'artiste échappe aux règles, en musique comme en cuisine !

mercredi 29 novembre 2017

Dire des qualités pour les faire exister davantage

Nous sommes bien d'accord : nous ne sommes pas autre chose que ce que nous faisons. Assez des prétentions, et vive les réalisations !

De ce fait, dire à enfant "Tu n'es pas musicien", ou dire de soi "Je ne suis pas bon en mathématiques", c'est imbécile, dans le premier cas, et paresseux dans le second. Nous sommes ce que nous faisons, et nous devenons musicien si nous travaillons la musique, nous devenons bon en mathématiques si nous apprenons les mathématiques.
Mais nous sommes du côté sombre de la vie, et il nous faut vite aller du côté lumineux, celui qui reconnaît justement  que quelqu'un qui sait, c'est quelqu'un qui a appris.  De ce côté-là, j'ai des tendresses, et, alors que c'est criticable en vertu du principe exposé en introduction de ce billet, j'aime assez que l'on souligne des qualités. "Tu es merveilleux", "Tu es sensible", "Tu es rigoureux", "Tu es travailleur"... Oui, j'aime assez ces observations, parce qu'il y a alors la possibilité de les faire exister. Autant je n'aime pas enfoncer mes amis dans la boue, autant j'aime contribuer à les tirer vers la lumière.