Le
29 avril 2009 s’est tenue à l’Académie d’agriculture de
France une séance publique où les mots du goût ont été
discutés (Pascal et This, 2009, 2010). A l’origine de cette
rencontre, deux observations et une idée. La première observation :
lors de journées plénières du club ECRIN « Arômes et
formulation », la confusion a régné, parce que des collègues
pourtant spécialistes du goût (chimie, analyse sensorielle...) ont
désigné par le même mot « arôme » des objets
différents. Pour certains, il s’agissait de l’odeur perçue par
la voie rétronasale ; pour d’autres, il s’agissait de la
sensation donnée par les molécules odorantes, quelle que soit la
voie de stimulation olfactive ; pour d’autres encore, le terme
désignait un mélange de sensations données par les récepteurs
olfactifs et par les récepteurs des papilles ; pour d’autres
encore… Jamais la nécessité de l'établissement d'un langage
commun ne s'est fait autant sentir (cf chapitre 8.3).
La
seconde observation : nombre d’articles scientifiques en
sciences des aliments étudient les saveurs en conservant le point de
vue de la théorie des quatre saveurs… alors que l’on sait depuis
des décennies cette théorie fausse (Faurion, 1988). Comment ne pas
penser que les travaux ainsi présentés ne soient pas sapés à la
base ?
Au
total, il y a donc beaucoup de confusion, notamment parce que les
termes sont insuffisants. Or le père de la chimie moderne,
Antoine-Laurent de Lavoisier, a bien mis en avant une idée
importante dans l’introduction de son Traité élémentaire de
chimie (Lavoisier, 1793) : « L'impossibilité
d'isoler la nomenclature de la science, et la science de la
nomenclature, tient à ce que toute science physique est
nécessairement fondée sur trois choses : la série des faits qui
constituent la science, les idées qui les rappellent, les mots qui
les expriment [...] Comme ce sont les mots qui conservent les idées,
et qui les transmettent, il en résulte qu'on ne peut perfectionner
les langues sans perfectionner la science, ni la science sans le
langage. » La « chimie des aliments et du goût »
doit donc assainir sa terminologie pour progresser.
Évidemment,
en matière sensorielle, ce sont les récepteurs qui doivent imposer
les mots (Uziel et al., 1987), et c’est la raison pour
laquelle beaucoup de science reste à faire. Cette science donnera
des mots au langage commun (ce fut le cas, dans le passé, pour
"protéine", "électrode", "atome"...)
(Pearce, 1965), mais elle doit aussi tenir compte des mots qui
existent, pour les conserver quand ils conviennent, les faire
disparaître ou les modifier quand ils sont erronés (le mot
"albumine", qui désignait les protéines, a été relégué
à la désignation d'une classe particulière de protéines) (This,
2010a).
Ce
qui doit être la base de la rénovation terminologique, c'est le mot
"goût" (TLFI, 2011) : quand on mange une orange, quand on
la "goûte", on perçoit un goût d'orange. Ce mot, qu'on
le veuille ou non, subsistera pour désigner la sensation synthétique
qui englobe toutes les autres, particulières, et des décennies de
spécialistes utilisant le mot "flaveur" (Pierson et Le
Magnen, 1969) n'ont pas réussi à imposer ce dernier terme, de sorte
que persévérer serait sans doute une grave erreur, source de
confusion plus que de progrès.
On
n'a pas besoin de répéter ici que le goût finalement perçu
résulte de l'activation de récepteurs, d'une part, et d'un
traitement des signaux ainsi produits, d'autre part, mais on
profitera de l'occasion pour évoquer l'usage du mot "arôme",
notamment dans l'expression que je crois fautive "composé
d'arôme". D'une part, bien que l'odeur rétronasale puisse être
différente de l'odeur orthonasale, il n'y a pas lieu d'utiliser le
mot "arôme" pour désigner la première, car le mot
"arôme" désigne en français -sans qu'il y ait de
nécessité de changer d'usage- l'odeur des plantes aromatiques, ou
aromates (TLFI, 2011). Comment désigner l'odeur rétronasale, alors
? "Odeur rétronasale" convient bien. Les composé
responsables de cette sensation, d'ailleurs, ne seraient pas nommés
"composés d'arômes", mais simplement "composés
odorants", ce qui aurait l'avantage d'éviter la confusion avec
les "composés aromatiques" (dont les molécules vérifient
la règle de Hückel) des chimistes (Carey et Sunberg, 1997).
Cette
proposition doit également contribuer à corriger les normes et la
législation française, qui accepte de nommer très abusivement
"arômes" des extraits ou des compositions, utilisés par
l'industrie alimentaire (SNIAA, 2011) et, aujourd'hui, par les
cuisiniers, pour modifier le goût (ces produits renferment des
composés variés, à effet olfactif, sapide, trigéminal...). Cette
confusion réglementaire me semble être une des cause de rejet, par
le public, de ces compositions ou extraits parfois remarquablement
réalisés : la confusion est souvent source de tromperie, dont le
public a raison de se méfier.
La
question de la saveur semble plus simple, à cela près que l'on a
nommé "papilles gustatives" (c'est un fait second, et non
premier) les bourgeons composés de cellules réceptrices
particulières (Landis, 2007). Là, un progrès terminologique semble
nécessaire, parce que ces papilles, avec les cellules réceptrices
et leurs récepteurs, ne perçoivent pas le "goût", mais
seulement une de ses composantes, à savoir la saveur. Doit-on plutôt
parler de « sapiction », par exemple (This, 2003) ?
Et de papilles sapictives (This, 2009b) ? Il n'y aurait, à ma
connaissance, aucune contre-indication.
Les
choses sont évidemment compliquées par la découverte des
récepteurs auxquels se lient les acides gras insaturés à longue
chaîne (Laugerette et al., 2006). La découverte est tout à
fait remarquable, d'une part, parce qu'elle laisse imaginer d'autres
découvertes analogues, et aussi parce qu'elle conduit à nommer la
sensation : pourquoi pas "lipoction" (de lipos, la
graisse) ?
Comment
nommer les composés qui se lient aux récepteurs de la voie
trigéminale (Calvino et Conrat, 2008 ; Daniells, 2009) ?
L'expression "composé à action trigéminale" est
encombrante, et je compte plutôt sur des collègues inventifs pour
proposer quelque chose de juste.